﴾ Chapitre 11.2 : La Chaussée de l’Espoir ﴿

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Loin devant eux, par-delà les derniers champs, une ombre gigantesque se dressait, immobile. Ce n’était pas une muraille, mais une cicatrice sur le monde. Un mur noir, plus haut encore que les flèches de la Cathédrale d’Aelion. Deux cents cinquante pieds de pierre, si vaste qu’on n’en voyait ni le début ni la fin. Enfin, Adrian le voyait de ses propres yeux sans avoir à l’imaginer au travers des récits de Liz ou de Lily. Le Mur. L’ultime frontière entre la foi et l’oubli. À Canaan, certains disaient que ses fondations plongeaient si profondément qu’elles atteignaient l’enfer lui-même, qu’à l’extérieur, les cendres des morts formaient à ses pieds une couche si épaisse qu’elle refusait de se laisser recouvrir. Des histoires pour les enfants, grossièrement exagérées, mais dont Adrian pouvait à présent comprendre l’origine. Il était incapable de détourner les yeux. Par les grâces du Créateur, comment l’humanité avait-elle pu construire pareil ouvrage ?

À sa base, Adrian fut surpris de constater qu’une véritable ville s’était formée. Elle n’avait pas la blancheur lisse de Canaan. Ici, les maisons avaient des toits de tuiles rouges et des façades à colombages.

— Nous y voilà, résonna à côté de lui la voix de Lily. La Porte de l’Espoir.

Le reste de la section attendait à leurs côtés, alignés en haut de la colline, perdus dans la contemplation du Mur. Dans la lumière de l’aube, leurs visages graves se découpaient en clair-obscur, les regards portés loin devant, comme si la réalité qui se présentait à eux n’était pas encore tout à fait tangible. Un chemin pavé d’un gris clair serpentait entre les bâtisses de la ville, jusqu’aux arches monumentales, où les bannières fatiguées du Célestium claquaient faiblement au vent.

Canaan possédait cinq portes. Il y avait la Porte des Brumes, près des côtes à l’ouest. Au nord-ouest, celle de l’Orage, sous les cieux toujours changeants des marais salants. Au sud-est se dressait la Porte des Murmures, rarement ouverte, et au-dessus d’elle, celle du Silence, vers les confins de l’Ombrebois. La cinquième se présentait à eux : la Porte septentrionale, la Porte de l’Espoir, la plus empruntée de toutes. La plus funeste aussi. Elle ouvrait le chemin au cœur des Plaines Cendrées. C’est de là que partaient la majorité des expéditions menées par les Etherios.

— Chaque pavé de cette route porte les pas de ceux qui ne sont jamais revenus, dit doucement Zaresan d’une voix empreinte de respect, comme s’il cherchait à ne pas déranger les morts. On l’appelle la Chaussée de l’Espoir, car leur sacrifice permet à tous de voir venir demain. C’est beau, mais cruel.

Personne ne répondit. Félix ne tenta aucune blague. Les mots étaient inutiles. S’ils ne se l’avouaient pas, même les moins croyants d’entre eux sentaient une forme de sacré. Le Mur imposant silence, respect, et sans doute un peu de peur. Celle de savoir qu’il avait fallu une telle chose pour permettre à l’humanité de survivre.

Lily finit par reprendre la marche, entraînant les autres dans son sillage en une file compacte. Adrian resta une seconde de plus, les yeux encore levés vers les hauteurs noires, et les minuscules silhouettes au sommet. Une lourdeur au parfum de lavande tomba sur ses épaules. Liz avait-elle ressenti la même chose la première fois ? Avait-elle, comme lui, appréhendé ce qu’elle trouverait de l’autre côté ? Sans réponse, il soupira finalement et rejoignit les siens. Ensemble, la section treize s’engagea sur les pavés de la Chaussée, vers la ville et sa frontière.

L’approche du Mur fut plus intimidante encore. Il semblait grandir sans vouloir s’arrêter. Jamais Adrian ne s’était senti si insignifiant, pas même devant la grandeur écrasante du Grand Hall au Célestium. Ils ne tardèrent pas à discerner les deux battants de la Porte au bout du chemin, incrustée dans la pierre entre deux immenses contreforts. Une fois au pied, elle leur semblerait sans doute impressionnante, mais force était d’avouer que, face au Mur, Adrian la trouvait ridiculement petite.

En pénétrant dans la ville, l’atmosphère paisible des champs changea drastiquement. On y devinait un quotidien plus agité qu’à Canaan, à tel point qu’Adrian ne put s’empêcher de comparer cette effervescence à celle des bas-fonds. De nombreux Gardes-ébène patrouillaient les rues. Des enfants couraient en nuée entre les étals, leurs éclats de rire étouffés par le martèlement des enclumes, le bruit des convois sur les pavés ou les cris des marchands. L’air saturait de relents d’huile, de métal chaud, de sueur et de cuir tanné. Une garnison devenue bourgade. Un front devenu foyer.

La section treize ne manqua pas d’attirer l’attention. Un appel fut lancé à leur passage, repris aussitôt par une poignée de voix. Rapidement, une foule dense et bruyante se pressa à proximité de la porte, pour espérer apercevoir de près les enfants d’Aelion avant leur départ. Les groupes de gamins se pressèrent au pied de leur monture, une lueur admirative dans le regard. Des bras se levèrent, certains pour saluer, d’autres pour les implorer. Les acclamations et les encouragements fusèrent tandis que les visages s’illuminaient, comme si les dieux eux-mêmes se présentaient devant eux. Pourtant, si une majorité se réjouissait de leur venue, d’autres demeuraient figés, résolus. Tous savaient ici que lorsqu’une section quittait le Mur, ses membres n’avaient aucune garantie de retour.

Face à tant de liesse, Jonas bombait fièrement le torse sur sa selle. Félix, lui, envoya un clin d’œil appuyé à un groupe de jeunes femmes, perchées sur une terrasse. Elles gloussèrent en échangeant des messes basses. Anya et Talya jetaient quelques regards inquiets autour d’elles, les doigts serrés sur leurs rênes. D’un sourire touché, Gabriel et Zaresan échangeaient quelques mots avec les habitants, effleurant les mains qui désespéraient de les approcher. À son habitude, Mei resta impassible, un regard froid perdu sur la Porte, tout comme Lily, pour une raison sans doute bien différente. Quant à Adrian, il se sentait étranger à tout cela, piégé face à ces doigts tendus qui cherchaient un simple contact avec celui qu’il n’était pas : un héros de l’humanité. Il se raidit, évitant les regards, l’admiration qu’il ne pensait pas mériter. À côté de lui, Lily le remarqua.

— On ne se bat pas que pour nous même, lui rappela-t-elle avec une douceur qu’il ne lui connaissait pas. Je sais bien que ça ne te va pas, mais pour tous ces gens, nous sommes le visage de l’espoir. C’est important pour eux, et quelque part, pour nous aussi.

— L’espoir doit faire triste mine alors, lui répondit-il en esquissant un timide sourire.

Lily sourit en retour mais déjà, les lourds battants de la Porte se présentaient à eux. Un cordon de Garde-ébène les laissa filtrer hors de la foule, sur un grand parvis. L’un d’eux se présenta à Lily, plus âgé, visage buriné et regard d’acier. Son armure noire, striée d’éclats opalescents lui donnait l’allure d’une statue mouvante. Il salua d’un poing sur le cœur, Lily l’imita.

— Vos ordres, Madame.

Lily fouilla la sacoche de son cheval et en tira un rouleau de cuir scellé qu’elle lui tendit. Il le déroula, lut sans réagir, puis hocha la tête. Il leva le poing, puis décrivit un rapide cercle avant de le lui rendre.

— Qu’Aelion soit des vôtres. Caledor est actif ces jours-ci.

Lily hocha la tête en rangeant le message. Adrian leva brièvement les yeux vers les hauteurs. Là, sur les balcons des contreforts, des nuées de silhouettes noires s’agitèrent, se préparant pour l’ouverture imminente. Au milieu du grouillement, un individu solitaire attira l’attention d’Adrian. Accoudé à la balustrade, immobile, sa cape albâtre battait lentement sous le vent. Plus âgé qu’eux et sans doute tout aussi expérimenté, l’Etherios ne saluait pas, ne parlait pas. Il les observait, détaillait la section treize comme on juge une lame encore tiède sortie de la forge. Adrian sentit un nœud se former dans sa gorge sans savoir exactement pourquoi.

Une série de déclic lourds ne tardèrent pas à résonner dans les entrailles du rempart, aussi précis qu’un métronome. Le silence tomba sur le parvis. Les voix et les acclamations s’éteignirent. Un tremblement presque imperceptible fit frémir les sabots et propagea un frisson dans le dos de toute la section. Un souffle ancien s’éveilla alors lorsque, dans une plainte colossale, les battants se mirent en mouvement, dévoilant peu à peu une gueule noire, béante. On distinguait à peine les premières voûtes et arcs de soutènement, éclairés à intervalles réguliers par les pierres d’éther enchâssées à l’entrée.

Lily prit une longue inspiration et redressa la tête, le regard plus acéré que jamais.

— Section treize ! appela-t-elle.

Une série de cliquetis étouffés répondit à l’ordre. L’un après l’autre, les membres de la section fixèrent leur heaume, réajustèrent leur prise sur les rênes, contrôlèrent leurs gantelets, la tension des sangles. Le métal froid effleura le front d’Adrian. Il sentit son pouls battre contre sa jugulaire. Du regard, il trouva Félix, un peu plus loin. Celui-ci aussi s’efforçait de ne rien montrer. Les deux battant achevèrent leur mouvement. Le grondement s’éteignit, remplacé par une immobilité oppressante. Le Garde-ébène se décala d’un pas et porta une fois encore son poing à son cœur, imité à l’unisson par le reste de la foule. La ferveur de tous ces inconnus arracha un frisson de fierté à toute la section qui salua elle aussi.

— Pour que demain vienne, leur dit le soldat d’un ton solennel.

— Pour que demain vienne, répéta Lily en abaissant sa visière.

Elle tira les rênes avec force et serra les jambes. Son cheval se cabra puis partit au galop, poussé par la clameur qui retentit derrière elle. Les douze autres cavaliers s’élancèrent à sa suite comme un seul homme, avalé par l’obscure corridor. À mesure qu’ils progressaient, les pierres d’éther baignaient le tunnel d’une pâle lumière, dessinant leur silhouette fuyante sur la pierre. Derrière eux, la porte se referma impitoyablement. Le grondement couvrit le fracas des sabots sur les pavés. Loin devant, un trait lumineux ne tarda pas à se dessiner, puis à s’élargir tandis que l’autre porte s’ouvrait de manière moins cérémonielle.

La section ne tarda pas à déboucher dans une vaste plaine, où le vent mordait avec une âpreté nouvelle. Le ciel s’était assombri, un voile suspendu au-dessus d’un sol qui semblait absorber la lumière. Sous les hautes herbes sèches et les pavés qui disparaissaient peu à peu, la terre était noire. Pas humide, mais couverte d’une poussière dense, comme si des siècles de cendres s’y étaient déposés sans jamais s’effacer. Adrian s’en désintéressa lorsque la voix de Lily claque une fois de plus devant lui.

— Gardez la formation ! Égides et veilleurs sur les ailes ! Pas de repos avant d’atteindre la halte des bâtisseurs !

Adrian redressa les rênes, concentré sur sa posture pour s’obliger à suivre le rythme. Ce n’était plus le temps de penser, seulement celui d’avancer alors qu’autour d’eux, il n’y avait plus que la plaine, le vent, la poussière, et cet étrange silence de ce qui n’était plus tout à fait Canaan.

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