﴾ Chapitre 12.1 : Le Gouffre Fendu ﴿
Le gravier et l’herbe trempée étaient maintenant devenus de vieux amis, bien trop intimes au goût d’Adrian. Une fois encore il se retrouvait à genoux, le souffle court et les bras meurtris. Face à lui, Isabella faisait tournoyer sa lame avec une grâce artiste, comme si l’acier dansait de lui-même au bout de son bras, incapable d’échapper à l’adresse de son poignet. Chaque geste paraissait à la fois trop élégant pour la guerre et trop précis pour n’être qu’ornemental. Elle acheva ses mouvements d’un pas léger, dégagea l’épée de côté dans un sifflement aigu puis se remit en garde : droite, bras coudé dans le dos, l’autre contre la poitrine, le tranchant de son arme parfaitement aligné devant son visage. Il s’agissait moins d’une posture que d’une signature. L’épée ne tremblait pas. Elle non plus.
— Encore, dit-elle simplement.
Adrian poussa un long soupir. Leur section était arrivée à la tombée du jour, lorsque le ciel avait enfin daigné se dégager et que la lumière du crépuscule s’était mise à danser sur les pierres. Au plus grand soulagement de la section, Lily les avait guidés sans mauvaise rencontre jusqu’au Gouffre Fendu, le passage le plus direct pour franchir les hauts plateaux qui les séparaient de Caledor. Ils avaient atteint un petit promontoire, trempés, les corps engourdis par la pluie. Ils y seraient à l’abris le temps de passer la nuit.
Le Gouffre et ses façades rongées par le vent déchiraient le paysage dans toute sa largeur. L’ombre bleutée qu’il projetait au creux des plateaux ne finissait jamais. Sur les flancs abrupts, les arêtes rocheuses portaient les stigmates d’évènements plus anciens qu’eux. De nombreux blocs semblaient avoir été violemment arrachés à la pierre, déformés, suspendus dans les airs, lévitant à quelques mètres du sol. Les surfaces sombres se paraient de mousses et de veines subtilement parcourues de reflets azurs, pulsant doucement sous la lumière déclinante. Adrian avait pensé un instant qu’une explosion s’était figée net. Mais comment l’éther pouvait-il ainsi les maintenir en place malgré le vent ? Et comment faisait-il lui-même pour ne pas se trouver dispersé ? Cela défiait toute logique. Au cœur du Gouffre, une rivière large s’écoulait paisiblement, alimentée par un entrelacs de cascades qui dévalaient les parois dans un écho brumeux. Celui-ci remontait jusqu’à eux comme un murmure. De nombreux arbres et tapis d’herbe hautes parsemaient les lieux. La nature, elle, n’avait pas seulement survécu. Elle n’avait pas tardé à reprendre son éternel royaume.
Avant de monter le camp, Félix s’était isolé un instant pour profiter du calme et de cette vue imprenable, avec un sourire qui n’en était pas tout à fait un. Lorsqu’Adrian l’avait rejoint, il lui avait simplement fait part de la promesse qu’il n’avait pas pu tenir. Il s’était juré que, le jour où il passerait enfin de l’autre côté, ce serait avec les autres hirondelles. Avec Leona. Il aurait aimé lui montrer une telle merveille. Il n’avait rien ajouté de plus et Adrian n’avait pas trouvé davantage de réconfort à lui offrir qu’une main chaleureuse posée sur l’épaule. Après cela, il avait décidé de ne pas rester les bras croisés, de mettre à profit le temps dont ils disposaient.
— Encore, répéta Isabella sans adoucir le ton.
Adrian se redressa, épée en main, et la désagréable sensation qu’elle pesait un peu plus lourd à chaque passe. S’il savait qu’il tomberait encore, la chute avait pourtant un sens. Il devait progresser. Il faisait déjà parti de ceux qui n’avaient pas encore découvert leur sigma, hors de question pour lui de rester un poids mort pour le reste de la section.
Isabella l’observa se repositionner, avant de laisser retomber sa lame d’un moulinet maîtrisé. Fine, élégante, l’épée qu’elle maniait se terminait par une garde spiralée qui rappelait la courbe enroulée d’un pétale de lys. Dans la lumière du soir, elle avait l’éclat discret d’une fleur mortelle. Sans plus attendre, elle s’approcha d’un pas souple et simula plusieurs coups avec une lenteur volontaire. Le premier vint d’estoc.
— Rappelle-toi, dit-elle. Si tu veux détourner une attaque directe, utilise l’angle pour la dévier, pas la force. Laisse-la glisser sur ta lame, comme l’eau sur un toit.
Le métal frotta contre le sien dans un murmure feutré. Adrian replaça ses appuis. Isabella replia son arme d’un moulinet au-dessus de sa tête. Le coup suivant descendit doucement de haut d’un arc net.
— Pour un coup vertical, garde toujours les coudes souples. Si tu bloques en étant aussi raide, tu deviens un bout de verre. Et un bout de verre, ça se brise.
Adrian leva son épée pour intercepter l’assaut. Isabella effleura sa garde avec une précision chirurgicale puis recula sans détourner les yeux.
— Et ça, murmura-t-elle, c’est pour te rappeler de ne jamais oublier le bas du corps.
La troisième attaque vint de l’autre côté avec une effrayante fluidité : un coup de taille, rapide, au niveau du bas de la cuisse. Contraint de reculer, Adrian esquiva maladroitement, manquant de trébucher.
— Ton pied gauche est encore trop ouvert, constata-t-elle. Ton poids est mal réparti. L’équilibre, Adrian. Tu peux avoir la meilleure parade du monde, si ton centre de gravité te trahit, tu n’es qu’une cible avec une jolie lame.
Isabella se redressa, revint à sa garde initiale avec une facilité désinvolte.
— Tu as retenu ?
Adrian hocha la tête, concentré comme jamais. La tempête s’apprêtait à frapper à nouveau.
— Bien, alors on accélère.
Isabella s’élança avec l’agilité d’un fauve, répétant les mêmes mouvements à vitesse réelle. Les coups s’abattirent sur Adrian avec plus d’intensité que l’averse qu’ils avaient traversée pour venir. Il parvint comme prévu à parer les trois premiers, mais Isabella poursuivit encore sans prévenir. Surpris, Adrian bloqua la première frappe par reflexe, puis recula brusquement à la seconde, basculant en arrière. La touche glacée de l’herbe humide s’infiltra une fois de plus entre les plaques de son armure tandis qu’il s’effondrait. Non loin, un petit applaudissement ironique retentit.
— Pas mal ! fit Gabriel en grignotant un biscuit, adossé nonchalamment à un vieux saule. Belle esquive !
Il leva son en-cas comme s’il portait un toast.
— T’as pas honte de le surprendre comme ça ? poursuivit-il, amusé.
— Les Ashirs ne lui diront pas à l’avance quand ils attaqueront, justifia Isabella en remettant sa lame au fourreau.
— Tout comme ils ne seront pas vraiment impressionnés par tes poses, tu sais ?
— Tu parles beaucoup pour quelqu’un qui a la bouche pleine. Tu veux prendre sa place, peut-être ?
— Qui ça, moi ? Oh, non ! Surtout pas. Je défends l’art de rester vivant, pas celui de mourir joliment.
Isabella l’ignora et tendit une main à Adrian pour le remettre sur pieds. Sans attendre, elle corrigea l’angle de ses genoux, le redressa par les coudes et lui fit pivoter les hanches.
— Tu es trop rigide, commenta-t-elle. Et tu veux trop bien faire. Tu me laisses t’emporter trop facilement. À cause de ça, tu anticipe au lieu de ressentir.
— Je ressens surtout la fatigue, marmonna Adrian, le souffle court.
Isabella eut un mince sourire.
— Un veilleur n’a pas le luxe d’être fatigué. On doit être capables de s’adapter. Malheureusement, on a un rôle ingrat. C’est souvent à nous de ramasser les morceaux, de combler les vides pour laisser briller les autres, surtout quand un égide trop fier oublie que les flancs existent.
— Je t’ai entendu ! protesta Gabriel.
— Je me doute, rétorqua Isabella. Je t’entends mâcher d’ici.
— Tu parles de laisser briller les autres, mais je te rappelle que je prends les coups pour vous. C’est noble de se sacrifier !
— Un mur de pierre fait la même chose. Sauf que lui, il parle moins.
— Touché... Je rends bien les coups, cela-dit.
— Avec ton petit marteau ?
— Outil polyvalent, corrigea Gabriel. On a déjà eu cette discussion.
Isabella soupira. Elle se détourna d’Adrian, fit quelques pas dans l’herbe, le dos droit, tandis qu’elle tirait sa lame, prête à reprendre. Il la regarda faire sans un mot, admirant à la fois la fluidité de sa gestuelle et les conseils qu’elle pouvait lui prodiguer. L’espace d’un instant, il était revenu en enfance, lorsque sa sœur lui avait appris à tenir une épée. Sa pensée lui échappa.
— Tu es très douée, dit-il. Tu aurais pu rivaliser avec Liz.
Isabella s’immobilisa et se retourna lentement vers lui.
— Ne dis pas n’importe quoi, répondit-elle avec sérieux. Je l’aurai battue à plate couture.
Pris de court, Adrian cligna des yeux.
— C’est vrai ?
Un sourire amusé effleura les lèvres de la duelliste.
— Bien sûr que non.
Elle baissa sa lame, le regard un peu plus voilé à mesure que les mots prenaient forme.
— C’est drôle que tu nous compare. Je le prends comme un compliment. Tu sais ce que c’est ? demanda-t-elle en lui présentant la fleur qui ornait sa garde.
Adrian finit par reconnaître le même symbole que celui qu’avait porté l’épée de sa sœur.
— Le Lys Blanc ?
Isabella acquiesça.
— Oui. Ma famille a fondé cette école il y a des siècles. J’y ai pratiquement grandi. Tous les plus grands épéistes de Canaan y sont passés. J’ai appris de maîtres dont on ne retient même plus les noms tant ils étaient tous plus doués les uns que les autres. Et pourtant, c’est seulement le jour où j’ai vu ta sœur se battre que j’ai compris ce qu’était la perfection.
Elle inspira avant de reprendre avec plus de sérénité.
— Elle ne maniait pas une lame. On aurait dit qu’elle racontait une histoire avec. De ma vie, je n’ai jamais vu quelqu’un se battre d’une si belle façon.
Un silence s’installa entre eux. Isabella fit décrire un cercle à la pointe de son épée, puis l’immobilisa une fois de plus devant ses yeux.
— C’est ce jour-là que je me suis décidée, dit-elle en admirant l’éclat du métal. J’allais devenir une veilleuse moi aussi, essayer de marcher dans ses pas. Seulement, plus j’avance, plus je me rends compte que ce qu’elle était est simplement inatteignable. Quand tu vois que certains pensent que même Amanda ne lui arrive pas à la cheville... ça te fait reconsidérer tes choix.
— Ne dis pas ça, Isa, la rassura Gabriel d’un ton plus sérieux. Certains vendraient père et mère pour avoir la moitié de ton talent.
— Rien que ça ? plaisanta la jeune femme.
— Bon, peut-être qu’un seul parent et un cousin, allez. Plus sérieusement, Elisabeth et Amanda jouent dans une autre catégorie. Je suis prêt à parier qu’elles ne sont pas vraiment humaines. Pas d’offense, ajouta-t-il à l’adresse d’Adrian.
— Pas d’offense, répéta ce dernier. Vous avez l’air de bien vous connaître, tous les deux. Tu étais à la même école, toi aussi ?
Surpris par sa question, Gabriel ne put s’empêcher d’éclater de rire.
— Moi ? Au Lys Blanc ? Non. Je n’ai pas la finesse pour ça. Mon école à moi, c’est la gentillesse. Et quand ça foire... un bon petit coup d’outil polyvalent. C’est très pédagogique. Je suis ici parce qu’Isa est timide. Elle ne voulait pas passer la Sélection toute seule.
Isabella souffla du nez, exaspérée.
— Tu grandis, mais décidément, tu ne change pas. Allez, lança-t-elle en se replaçant. On reprend ?
Sa lame fendit l’air du soir dans un chuintement. Adrian acquiesça et se remit en garde, plus concentré que jamais. Il ignorait pourquoi mais, pour une fois, entendre les compliments faits à sa sœur ne générait ni amertume ni douleur. Il ne se sentait pas écrasé par le poids de son propre nom. Il ne pensait pas non plus à tout ce qu’il ne serait jamais. Il pensait simplement à elle, à ce qu’elle aurait dit s’il elle l’avait vu ainsi manier l’épée, ce qu’elle aurait fait elle aussi pour corriger ses appuis, sa prise, sa respiration, ses doutes... Cette fois, il voulait être digne, non pas de porter le même nom, mais de faire honneur à sa mémoire. Liz aurait-elle été fière de son petit frère ? Lui qui avait toujours décidé que la voie de l’épée ne serait jamais la sienne ? Une douce chaleur descendit lentement sur ses épaules telle une étoffe invisible. Autour d’eux, les fragrances de mousse et des liliacées laissait peu à peu la place à un parfum plus subtil de lavande.
Isabella attaqua, répétant exactement les mêmes mouvements. Adrian se laissa porter, dévia le premier avec justesse, pivota la cheville, recula d’un demi-pas pour bloquer le second puis le troisième. Comme il s’y était attendu, la duelliste ne s’arrêta pas là. D’un moulinet rapide, sa lame fendit l’air, prête à fondre sur lui à nouveau. Adrian cherchait désespérément à lire ses mouvements lorsqu’une sensation étrange s’empara de lui, la même que celle qu’il avait déjà connu en combattant l’anima. Son monde sembla ralentir. Il vit la ligne de l’assaut se dessiner avant même que le coup ne parte. L’espace d’un instant, il se revit dans la cour de leur maison, face à Liz, sa cadence, le rythme de son souffle entre deux frappes. Le temps sembla revenir à la normal. Ses muscles réagirent seuls. Il dévia la frappe, glissa derrière la garde d’Isabella et attaqua à son tour.
Surprise, Isabella se plia en arrière pour éviter de justesse le tranchant qui lui frôla le visage. Elle recula, mais heurta une pierre dissimulée sous les herbes. Déséquilibrée, la veilleuse fit quelques pas avant de chuter à quatre pattes dans les eaux peu profondes de la rivière. Le silence se fit instantanément.
Isabella ne bougeait plus, observant son reflet dans les remous. Le visage trempé, les mains enfoncées dans la vase, elle écarquilla soudain les yeux, comme si la mort elle-même s’était reflétée à la surface. Elle tomba en arrière, battit des jambes comme une forcenée, agrippant tout ce qui passait à sa portée pour tenter de se redresser, mais la vase était trop glissante. D’un gémissement désespéré, elle bascula sur le côté, essayant de se dégager en raclant le gravier.
Adrian resta cloué sur place, stupéfait. Il ne comprenait pas. Ce n’était qu’une chute. Tandis qu’il s’apprêtait à lui venir en aide, une ombre le dépassa sans la moindre hésitation. Gabriel se précipita dans l’eau à genoux aux côtés d’Isabella et l’attrapa par les épaules pour la redresser.
— Isa ! lança-t-il en essayant de capter son regard. Regarde-moi. Je suis là, tu ne risques rien. Tout va bien, d’accord ?
Elle saisit son bras avec une telle force que ses doigts blanchirent sous la pression. Elle se débattit encore une courte seconde puis, lentement, son souffle s’apaisa. Ses muscles cessèrent de lutter, ses mains glissèrent sur les poignets de Gabriel, qu’elle serra plus doucement.
— C’est fini, souffla-t-il en passant une main sur sa joue. Tu es là. Tu es avec moi.
Elle hocha à peine la tête, les larmes mêlées aux eaux boueuses de la rivière, avant d’enfouir son visage contre son épaule, tremblante. Debout à l’écart, Adrian les observait sans savoir quoi dire, le cœur battant à tout rompre, conscient que ce qu’il venait de voir n’aurait probablement pas dû l’être. Gabriel aida sa camarade à se relever et tous les deux rejoignirent la berge. Isabella marchait d’un pas plus stable, mais son regard restait lointain. Adrian revint à lui et accourut pour les aider.
— Je suis vraiment désolé, lança-t-il d’une voix chancelante. Je... je voulais pas...
Alors qu’il s’apprêtait à la soutenir lui aussi, Gabriel se décala pour l’en empêcher.
— Elle va bien, dit-il avec un sérieux qu’Adrian ne reconnut pas chez lui. Elle a besoin de repos.
— Arrête...
Isabella prit une inspiration tremblante en écartant le bras de Gabriel. Ses yeux avaient retrouvé une part de clarté, mais Adrian ne manqua pas d’y déceler l’ombre discrète qui y couvait.
— Ce n’est pas ta faute, Adrian, reprit-elle d’une voix faible. Tu n’as rien à te reprocher. C’était un joli coup.
Il acquiesça mollement.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-il encore en lui laissant comprendre du regard qu’il parlait davantage de sa réaction que de sa chute. Si je peux... J’en parlerai à personne, alors...
— ça va, l’interrompit-elle après une courte hésitation.
Elle le fixa un instant, puis esquissa un sourire fatigué.
— Talya a raison. Tu es vraiment gentil.
Elle détourna les yeux, presque gênée par ses propres mots.
— On reprendra l’entraînement une autre fois, si ça te va.
Adrian hocha la tête à nouveau. Il voulait lui répondre, s’excuser, lui dire qu’il comprenait, mais aucun mot ne lui sembla juste. Alors il resta là, sur le bord de la rive, à la regarder s’éloigner aux côtés de Gabriel. Leurs silhouettes sombres s’éloignèrent lentement vers les feux tremblotants du camp, un peu plus haut. Une fois seul, Adrian abaissa le regard vers l’épée qu’il tenait encore. La lame scintillait faiblement dans la pénombre. Il remonta lentement vers son avant-bras, où une sensation de picotement se propageait sous sa peau, là la morsure de l’Ashir avait laissé sa marque. Il soupira, sans savoir s’il cherchait à apaiser sa culpabilité ou sa fatigue. Il n’avait pas tout compris, que ce soit ce qui lui était arrivé pendant leur combat, ou la panique qui s’était emparée d’Isabella. Le silence du Gouffre l’enveloppa et une fois encore, il sentit l’eau glacée sur sa peau. Il était grand temps de rejoindre le reste de la section.
Annotations