﴾ Chapitre 12.2 : Le Gouffre Fendu ﴿
Adrian remit son arme au fourreau et remonta lui aussi la longue pente qui menait au camp. Le crépitement du feu résonna bientôt à ses oreilles. Avec le froid qui lui saisissait le corps, il lui sembla entendre la plus belle des mélodies, celle qui lui promettait une chaleur salutaire. Aménagé sur un promontoire naturel, à l’abris de la pluie sous une paroi rocheuse inclinée, le lieu avait visiblement été exploité à maintes reprises par d’autres expéditions que la leur. Le long de la pierre, des anses métalliques permettait d’attacher les chevaux, loin des courants d’air. Au centre, un grand cercle de gneiss délimitait le feu, où les flammes lapaient paresseusement les branches de pin imbibées d’eau que Zaresan avait pu collecter. Adrian s’était douté que, même dans un lieu aménagé, ils ne trouveraient pas de pierre d’éther pour leur offrir de la lumière. Lily lui avait suffisamment répété qu’elles attiraient les Ashirs comme un pot de miel attirait les mouches. Pour cette raison, l’usage de l’éther en dehors du Mur devait être réservé aux situations de vie ou de mort.
Adrian erra un temps dans le camp, non loin du feu, avant de s’assoir sur un tronc renversé à l’écart pour dévorer sa ration : des lamelles de viande séchée, broyées avec des fruits, et quelques galettes de sel noir aux graines d’harlia. Il ne put s’empêcher de penser aux biscuits mielleux de Menma, à la fois croustillants et fondants sur la langue. Si elles n’étaient pas aussi douces que ces derniers, le goût piquant et fumé des galettes lui réchauffa tout de même le cœur.
Autour de lui, les conversations allaient bon train. Il en percevait les bribes, mais une voix familière supplantait les autres. Derrière le feu, un trio improbable s’était installé sur un tapis de branche. Contre toute attente, Félix avait décidé de se joindre à Jonas et Mei. Leurs voix se mêlaient au crépitement.
— Tout ce que je dis, c’est que vous devriez vous détendre, poursuivit Félix en croquant dans l’une des pommes qu’il avait récupéré avant de franchir le Mur. Vous vous prenez beaucoup trop au sérieux. C’est forcément mauvais pour la santé.
— Qu’est-ce que tu crois, vaurien ? lança Jonas en engloutissant lui aussi sa ration. Que parler pour ne rien dire, c’est mieux ? Tu as l’air de penser que tout ça n’est qu’un jeu. Tu croies qu’on est ici pour s’amuser ?
— Non, répondit Félix en haussant les épaules, mais je considère qu’il y a toujours du positif à tirer des pires situations. Regarde, on partage la même chambre et je ne me suis toujours pas pendu. Et ça, ça me fait relativiser sur plein de choses. Par exemple, à quel point se retrouver seul, par moment, c’est précieux.
Adrian poussa un soupir à l’unisson de Jonas. Félix ne cessait de se plaindre de son voisin, mais passait son temps à lui chercher des poux. Pourtant, l’échange n’avait pas la hargne des premières semaines, juste cette pointe d’agacement plus familière.
— Ça doit être pratique de vivre avec l’insouciance de n’être personne, reprit Jonas.
Félix haussa un sourcil avec une petite moue.
— Aïe, celle-là, elle pique un peu.
— Tu vois, même le manque de respect t’amuse, poursuivit Jonas, le ton plus dur. Comment pourrais-tu comprendre ? Tu n’as pas de nom à défendre, pas de réputation à tenir. Tu peux échouer trois fois à la sélection, disparaître, et personne n’en fera jamais une tragédie.
— Exagère pas, il y aura peut-être cinq ou six personnes pour pleurer. Tu vas finir par heurter ma sensibilité, tu sais ?
— On ne vient vraiment pas du même monde, souffla Jonas.
Félix le fixa un moment, plus sérieux, mais sans jamais perdre son éternel sourire. Il croqua sa pomme.
— C’est clair et pourtant, malgré vos dos bien droits et vos airs supérieurs, on est tous les trois là, comme des cons, trempés, le cul sur de la caillasse à manger la même chose. Comme quoi... les origines ça te pose un décor, ça garantit rien sur la fin de la pièce.
— C’est de toi ça ?
— Je l’ai lu dans un livre. Je crois.
— Parce que tu sais lire ?
— Ma sensibilité, Jonas.
Jonas grogna quelque chose d’inintelligible, mais le ton avait perdu en pugnacité. Félix se tourna vers Mei qui n’avait toujours pas bougé d’un iota.
— Et toi, Mei ? Toujours pas d’avis sur la question ?
— Mon avis n’est pas un fait, répondit-elle d’un ton toujours parfaitement neutre. Je n’ai pas à le donner.
— C’est officiel, lâcha Félix en déglutissant, tu me fais flipper. Ça t’arrive jamais de dire ce que tu penses ou de hausser un peu le ton ?
— Je n’ai jamais eu besoin d’élever la voix. Les gens font simplement ce que l’on attend d’eux.
Félix l’observa, circonspect. De son côté, absorbé par leur discussion, Adrian ne sut dire s’il éprouvait pour elle du respect ou s’il devait la plaindre. Félix décala la tête de quelques pouces pour passer lentement dans le champ de vision de la jeune femme.
— Tu sais que t’as pas cligné des yeux depuis exactement deux minutes et quatorze secondes ? fit-il remarquer, pensif. Fais gaffe à pas te fouler une paupière.
Surprise, Mei le toisa, cligna une fois puis, sans prévenir, laissa échapper un souffle discret par le nez, étouffé par le col de sa cape. Elle sembla s’en rendre compte immédiatement et se reprit dans la seconde, mais le mal était fait. Félix se figea. Jonas aussi. Ils échangèrent un regard, interloqué puis Félix s’agita en secouant les bras.
— Là ! Là ! Tu l’as vu aussi ? s’écria-t-il en riant. Dis-moi que tu l’as vu !
— Y’a pas de doutes, confirma Jonas. Je crois que tu l’as cassé, Ayamin.
De l’autre côté du feu, Adrian haussa les sourcils, un peu déçu de ne pas avoir assisté à ça de plus près. Il dut pourtant se désintéresser du reste de leur discussion. Talya l’avait rejoint pour manger et s’installait déjà à côté de lui. Elle engloutit rapidement une lanière de viande avant de croiser les bras autour de ses genoux, observant sa camarade de chambre et le discret agacement qui gagnait son visage tandis que Félix continuait de gesticuler.
— Ces deux-là vont signer leur arrêt de mort s’ils continuent, soupira-t-elle finalement.
Adrian demeura silencieux, incapable de détacher les yeux des braises. Le feu projetait sur leur visage une douce lueur orangée. Talya tourna la tête vers lui, hésitante.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-elle. Tu n’as pas l’air dans ton assiette. J’ai l’impression que... que tu t’en veux.
Pour seule réponse, Adrian haussa les épaules. Son regard glissa du foyer vers la paroi un peu plus loin. Isabella s’efforçait d’y mâcher sa ration, recroquevillée sous sa couverture. Gabriel se tenait assis à ses côtés. Il lui tendit une autre galette qu’elle attrapa sans conviction.
— Elle avait l’air terrifiée, souffla enfin Adrian.
Talya suivit les yeux de son camarade jusqu’à l’héritière des Daelys, comme si elle tentait de deviner ce qu’il cherchait à comprendre.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— J’en sais rien, murmura Adrian en s’accoudant sur ses genoux. On s’entraînait ensemble. J’ai fait un faux mouvement, elle est tombée au bord de la rivière, et elle s’est mise à paniquer. Je ne comprends pas.
Le silence revint entre eux comme un ressac, ponctué des crépitements de la résine brulée et des éclats de voix étouffés du reste de la section.
— Je ne sais pas non plus, dit Talya d’une voix rassurante, mais je suis certaine que tu n’as pas voulu lui faire le moindre mal.
Il tourna la tête vers elle, esquissant le début d’un sourire timide.
— Décidemment, tu arrives à lire les gens comme un livre ouvert.
— Ce n’est pas bien compliqué avec toi, plaisanta-t-elle pour alléger un peu l’air.
— Ah bah c’est gentil, merci !
Ils rirent doucement tous les deux, avant que les traits de Talya ne se lissent. Ses doigts jouèrent avec le bord soyeux de sa manche.
— Je peux te confier quelque chose ? Je ne sais pas trop comment l’expliquer, mais depuis quelques temps, j’ai l’impression de ressentir les émotions des autres.
— Comment ça ?
— Une vibration dans l’air, une dissonance, une chaleur dans le ventre... C’est une sensation étrange. Ça me prend parfois, sans prévenir. C’est un peu comme si, là, maintenant, j’étais triste parce que tu l’es.
Adrian fronça les sourcils et la regarda, sans le moindre jugement. Il réfléchit un instant, incapable d’arriver à la moindre conclusion logique.
— Tu en as parlé aux autres ? demanda-t-il finalement.
Talya secoua la tête, raffermissant son étreinte autour de ses jambes.
— Non. Tu es le premier et... j’aimerais que tu reste le seul. Après ce qui s’est passé au Tertre... Lily me détestera encore plus.
— Lily ne te déteste pas, corrigea Adrian d’un ton qu’il espérait à la fois convaincant et réconfortant. Je sais que c’est difficile de me croire, mais elle veut juste qu’il ne nous arrive rien. Tu sais, depuis que Liz est... non, même avant. Lily a toujours cherché à protéger ceux qu’elle aime, à tout prendre sur elle sans rien attendre en retour. Et comme elle n’est pas très douée pour se faire comprendre, elle renvoie souvent la mauvaise image.
Talya acquiesça, puis un rictus espiègle se dessina sur ses lèvres.
— Je vois, c’est sans doute pour ça que c’est elle l’ainé de vous deux.
— Ce n’est pas prouvé ! protesta Adrian.
Leurs rires s’effacèrent, peu à peu dévorés par le silence. Un silence plus chargé que les précédents. Adrian repensa à ce que Talya venait de lui confier, ce qu’elle devait ressentir à chaque fois que cela arrivait. Comment pouvait-elle réussir à prendre sur elle ? Il hésita une seconde, la bouche entrouverte, puis se décida à libérer les mots qu’il retenait.
— Je suis désolé. Ça ne doit pas être facile de ressentir tout ça.
Talya hocha lentement la tête en observant le feu, pensive.
— Parfois, j’aimerais pouvoir faire en sorte que ça s’arrête.
Ses mots résonnèrent avec une simplicité désarmante. Adrian ne dit rien. À la place, il tendit machinalement la main et la posa sur la sienne. Surprise, Talya baissa les yeux, mais ne la retira pas. Après un regard échangé, elle esquissa un discret sourire et lui enlaça les doigts, avant qu’un cri de terreur ne déchire la nuit.
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