﴾ Chapitre 12.3 : Le Gouffre Fendu ﴿

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Autour du feu, les membres de la section treize se toisèrent un court instant, incrédules, puis se levèrent comme un seul homme.

— C’était quoi ça ? haleta Asha en déboulant de derrière les tentes avec Anya et Astrid.

— J’en sais rien, répondit Jonas en scrutant la pénombre qui jouxtait le camp. Ça venait de là, en bas.

— On aurait dit la voix de Zaïd, s’inquiéta Félix en portant machinalement les mains à ses dagues.

Un nouveau cri résonna encore au cœur du Gouffre et leur glaça le sang. Félix s’élança sans la moindre hésitation, prenant tous les autres de court.

— Hé ! Ayamin ! tonna Jonas, incapable de le retenir. N’y va pas seul ! Fais chier...

Il jura en tirant sa lame hors de son fourreau et courut après Félix en dévalant la pente. Adrian échangea un regard grave avec Talya et se lança sans attendre à leur suite, imité par le reste de la section. Seule Mei prit le temps de récupérer l’une des torches sur le passage. Félix eut tôt fait de rejoindre le bord de la rivière, non loin de l’une des falaises. Il s’arrêta, rapidement rejoint par les autres. Là, ils trouvèrent Zaïd, sautillant à reculons entre deux pans de roche, essayant tant bien que mal de rattacher la ceinture de son pantalon avec l’élégance d’un ivrogne pris sur le fait.

— Bordel de merde ! grogna-t-il en tombant à la renverse, les jambes à demi nues.

— Zaïd ? s’étonna Félix. Par les fesses du Créateur, tu nous as foutu les jetons !

— Qu’est-ce que tu fabriques ? pesta Jonas en abaissant sa lame.

— Y’a un truc ! s’écria Zaïd, se rhabillant à bout de souffle. Quelqu’un ! Là-bas, dans l’ombre ! Je pissais et... putain, j’ai failli me pisser dessus !

— C’est un peu tard pour s’en inquiéter, marmonna Mei en levant la torche. C’était où ?

— Là-bas je t’ai dit ! fit-il en désignant la paroi du Gouffre. Merde ! J’ai rien vu venir !

Les regards sur le qui-vive se tournèrent vers la pénombre environnante. Derrière eux, Lily soupira. Sans un mot, elle écarta Gabriel du bras, vint aider Zaïd à se remettre sur pied, puis elle s’avança d’un pas tranquille, comme si elle savait exactement ce qu’elle allait trouver.

— Il n’y a rien à craindre, expliqua-t-elle d’un ton qui ne semblait pas soulagé. Venez.

Les visages méfiants, la section rengaina ses armes. Ils se regroupèrent derrière elle, dans un silence à peine troublé par les eaux de la rivière et les battements de cœur précipités. Dans un renfoncement, masqué par une arrête rocheuse, ils ne tardèrent pas à trouver une silhouette humaine, immobile, brillant à la lumière de la torche. Ce n’était plus un homme, mais une absence. Sa peau n’était plus qu’un amalgame d’obsidienne et de cendre vitrifiée. Il tenait un bras levé vers le ciel dans un ultime réflexe de protection, tendu vers un salut qui ne viendrait jamais. Son visage, à moitié effacé, portait les vestiges d’un cri muet, d’une agonie interrompue. Une partie était lisse comme du verre noir, l’autre était creusée, brisée.

— Par les grâces d’Aelion, souffla Gabriel, les mains tremblantes. Qu’est-ce que c’est ?

— Un Eferim, murmura Zaresan en baissant la tête dans un court recueillement.

Lily confirma d’un simple hochement de tête.

— C’est une victime des Ashirs, dit-elle d’un ton lourd.

Un frisson remonta l’échine d’Adrian alors qu’il ne pouvait ôter les yeux de la statue sans visage et sans vie qui leur faisait face. De quoi parlait-elle ?

— Attends, interrompit Astrid en lui ôtant les mots de la bouche. Je croyais que si un Ashir nous mordait, on mourrait, ou on devenait comme eux. C’est quoi ça ? Pourquoi on en a jamais parlé ?

— La morsure d’un Ashir, oui, expliqua Lily. Mais ce n’est pas la seule façon qu’ils ont de tuer. S’ils le peuvent, ils n’attendront pas que vous changiez. Ils prendront ce que vous avez de plus vital.

— De plus vital ? s’interrogea Anya qui, comme le reste de ses camarades, commençait à comprendre où Lily voulait en venir.

— L’éther, conclut gravement Asha.

— Oui. Vous vous rappelez de ce que vous a dit le professeur Vareth ? Les Ashirs sont animés d’une soif que rien ne peut combler. Ils se nourrissent de la force vitale des vivants, l’arrachent à leur existence. Quand cela arrive... il ne reste que ça. Un dernier souffle figé dans la cendre, une coquille calcinée.

Le silence qui suivit fut plus dense que la pénombre que la torche de Mei peinait à repousser. Même Félix ne souffla pas un mot.

— Pourquoi on a pas vu avant ? osa demander Gabriel, la voix vacillante. Pourquoi est-ce qu’il n’y en a pas autour du Mur ? Des milliers d’entre nous sont morts ! On en aurait forcément croisé !

Avant de lui répondre, Lily eut regard dur. Pas fâché, simplement lucide, usé.

— Vous vous souvenez des Plaines Cendrées ? Cette poussière que vous avez sous les bottes depuis ce matin ?

Les visages pâlirent à mesure que les membres de la section treize réalisaient avec horreur la vérité. Adrian entrouvrit la bouche, l’estomac retourné.

— Me dis pas que...

— Si, confirma Lily avec une pointe de douleur dans la voix. Ce sont eux. Les Eferims que Canaan a toujours fait détruire. Ce sont les nôtres qui couvrent la route que nous arpentons à chaque départ. À chaque retour. Une route que l’on continue d’appeler espoir. Ironique, non ?

Personne n’eut la force de répondre, jusqu’à ce que Jonas en trouve le courage.

— Pourquoi les détruisent-ils ?

— Parce que la vérité est parfois plus dangereuse que l’ignorance. Parce que le deuil, ça pèse, et que l’oubli, ça permet de mieux dormir la nuit. Aussi cruel que ce soit, Canaan ne peut se permettre de laisser mourir l’espoir. Les Eferims incarnent l’exact opposé.

Impassible, Mei leva un sourcil.

— Alors pourquoi celui-là est encore debout ?

— Cette halte n’est utilisée que par les Etherios. Ceux d’avant nous ont choisi de le laisser, et nous continuons à le faire. Pour se souvenir. Pour ne pas oublier que ce qui nous attend... c’est ça. Si on échoue. Si on cède. C’est ça, la fin.

La section resta là, silencieuse. Aucun n’osa interrompre ce moment, ce fragile équilibre entre horreur et recueillement. L’Eferim, lui, restait désespérément immobile. Il n’avait pas besoin de parler. Il hurlait encore dans son silence de verre. Adrian sentit la main tremblante de Talya attraper la sienne et la lui serrer.

— On part aux aurores, leur dit finalement Lily d’une voix ravalée en tournant les talons. Tâchez de dormir. Un long voyage nous attend demain.

La section l’observa s’éloigner. Zaresan releva la tête vers l’Eferim et posa un poing sur le cœur.

— Repose en paix, murmura-t-il.

Un à un, ses camarades l’imitèrent en silence et se détournèrent pour quitter les lieux. Bientôt, il ne resta qu’Adrian et Talya. Celui-ci resta un moment de plus, à regarder l’ombre debout devant lui, et crut sentir, juste une seconde, un souffle glacé remonter le long de son dos.

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