﴾ Chapitre 12.4 : Le Gouffre Fendu ﴿
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Le monde autour de Talya s’était éteint. La jeune fille se tenait au cœur d’un lieu effacé, où chaque forme, chaque ombre désincarnée n’était plus qu’un voile de cendre, un silence dans obscurité. Elle ignorait comment elle était arrivée là, ou ce qu’elle y faisait. Le sol sous ses pieds semblait fait de poussière. Un souffle tiède l’agita, charriant les échos d’une triste mélodie. Le chant résonna en Talya comme s’il lui effleurait l’âme. Elle n’avait jamais entendu une chanson si mélancolique, alors pourquoi avait-elle à ce point l’impression de la connaître ? Elle tourna la tête et en chercha désespérément l’origine. C’est là qu’elle la vit.
Assise sur les marches à l’intérieur d’une grande demeure dont on ne devinait que les formes, une enfant fredonnait. Dans ce monde où tout n’était plus qu’un gris ondoyant, elle demeurait l’unique source de couleur. Habillée d’une robe blanche, ses cheveux d’or coulaient sur ses épaules, autour de son visage. Elle enlaçait l’ombre de quelqu’un plus petit qu’elle, se balançait en rythme, perdue dans sa propre mélodie. Derrière elle, au-delà des portes, deux silhouettes s’animaient, simples esquisses floues, sans visage. L’une d’elle avait une longue chevelure qui s’agitait telle une fumée lorsqu’elle bougeait furieusement les bras de colère, désignant l’extérieur du doigt, prenant sa tête entre ses mains. L’autre ne répondait pas, lui tournait le dos, la tête baissée, appuyé sur un bureau. Aucun son. Seulement la chanson. Une larme roula sur la joue de la jeune fille assise sur les marches.
Talya sentit son cœur se serrer sans comprendre pourquoi. Cette douleur n’était pas la sienne, et pourtant, elle lui appartenait. Quelque chose dans ce chant appelait à une peine plus vaste. Elle ne voulait pas que l’enfant pleure. Sans pouvoir s’en empêcher, elle fit un pas vers elle, cette étrangère qu’elle n’avait jamais vue, mais qu’elle avait le besoin urgent d’étreindre, de lui dire que tout irait bien.
L’ombre que la fillette à la robe blanche tenait contre elle échappa alors à son étreinte et s’enfuit en courant. Le chant mourut dans un souffle. Main tendue, la petite chanteuse se leva pour la suivre. Talya se précipita à sa rencontre, mais ses bras se refermèrent dans le vide, sur un nuage de poussière qui fila entre ses doigts. Elle les observa, couverts de gris, de souvenirs consumés. Tremblante, elle resta là, le cœur battant, tandis qu’autour d’elle, la vision s’effondrait comme un château de cendres. Le noir la dévora.
Au milieu de la nuit qui recouvrait le campement de la section treize, Talya ouvrit soudain les yeux et se redressa, paniquée. Un souffle aigu sifflait dans sa gorge tandis qu’elle ventilait à plein poumons. Son cœur s’emballait, comme s’il essayait de rattraper un souvenir qui lui échappait déjà. Elle attrapa le col de son uniforme et tira dessus à l’en déchirer à la recherche d’air frais. Peu à peu, elle discerna la toile de sa tente, baignée par l’ombre vacillante du feu, et à côté d’elle, la silhouette endormie de Mei. Talya s’apaisa enfin.
Elle plongea la tête au creux de ses mains, la gorge terriblement sèche et l’esprit embrumé. Voilà plusieurs nuits qu’elle n’avait pas fait de cauchemar, mais celui-ci ne ressemblait à aucun autre. Jamais elle n’avait senti l’un d’eux aussi réel. Elle revoyait encore l’enfant, immobile sur les marches, les ombres, la cendre... et cette mélodie, ce chant brisé qui la tordait de l’intérieur comme un écho. Elle passa une main sur son visage pour en chasser la sueur. Malgré la fraîcheur nocturne, elle avait terriblement chaud.
Elle se leva et sortit à l’extérieur, rassurée à la vue d’Adrian qui montait la garde près du feu, une couverture sur les épaules. Elle allait s’approcher de lui lorsqu’une infime vibration la fit s’arrêter. Un murmure discret se perdit avec la brise, un frisson dans la nuit. Talya tourna la tête vers la pénombre en contrebas. L’appel se fit plus pressant. Il l’attirait. Sans qu’elle n’en comprenne bien la raison, elle le suivit, pieds nus dans l’herbe humide. Adrian releva la tête par hasard et l’avisa sortir du camp. Il plissa les yeux mais déjà, Talya descendait la pente en direction de la rivière. Ses pas l’amenèrent au bord du gouffre, là où une forme solitaire se tenait toujours debout, le bras levé pour tenter de conjurer l’inévitable.
Sous les timides rayons de la lune, elle s’approcha de l’Eferim. Les battements de son cœur résonnaient dans ses tempes. L’air vibrait autour d’elle, comme si l’éther répondait à sa présence. Elle s’arrêta à moins d’un mètre, les yeux levés vers son visage absent. Le murmure qu’elle entendait encore se changea en un souffle râpeux, une voix fracturée venue d’un autre temps.
— Tout est noir... Tout est froid...
Les mots résonnèrent dans sa tête, épars, tordus, douloureux... Un frisson remonta l’échine de Talya.
— Est-ce que vous m’entendez ? souffla-t-elle.
— Qui... suis-je ?
— Est-ce que vous me parlez ?
— Je l’entend... Elle chante... Encore...
Talya se figea. Le souvenir de la petite fille des cendres lui apparut à nouveau.
— Qui ? demanda-t-elle encore avec insistance en approchant. Qui est-ce qui chante ?
Ses doigts effleurèrent la surface rugueuse. À cet instant, le temps sembla s’arrêter. Autour de Talya, la couleur disparut. Seule une faible flamme bleue couvait encore au cœur de l’Eferim. Des milliers d’images envahirent l’esprit de la jeune femme : doutes, peurs, tristesse, regrets...
— Je me... souviens... Je voulais rentrer... Je devais rentrer... Oui... Réva... Je suis désolé...
Le silence retomba. La flamme vacilla puis s’évanouit au milieu de la nuit. L’Eferim, lui, resta là, immobile. Talya retira lentement la main et chancela d’un pas.
— Talya ? résonna la voix inquiète d’Adrian derrière elle.
Lorsqu’elle se retourna, ses joues étaient ravinées par les larmes. Elle ne pleurait pas. Elle portait le chagrin de quelqu’un d’autre. Ses jambes cédèrent. Elle s’effondra à genoux, bientôt secouée de sanglots. Sans chercher à comprendre, Adrian se précipita pour la prendre dans ses bras. Tremblante, Talya l’étreignit, aussi fort qu’elle le put et, sous les rayons de la lune, Adrian releva un dernier regard vers l’Eferim, à jamais silencieux.
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