﴾ Chapitre 13.1 ﴿ : Caledor
L’aube s’était levée sans élan et le vent chaud de l’été filait déjà bas entre les flancs de la vallée. Les volutes de poussière qu’il soulevait venaient mourir sous les sabots des destriers du Célestium. Talya se laissait porter en silence le long du sentier, lentement balancée de droite à gauche. Sa courte nuit ne l’avait pas quittée. Elle sentait encore son empreinte dans ses muscles engourdis, ses pensées embrumées. Elle repensait à l’Eferim, à ce qui lui avait dit, à son rêve, à cette enfant aux cheveux d’or perdue au milieu des cendres. Et ce chant... elle aurait juré le connaître, mais d’où ? Était-ce une berceuse ? Une prière ? La mélodie tournait inlassablement dans sa tête. Il y avait dans ces notes une tristesse si vaste qu’elle lui était restée sous la peau.
Avant même les premières aurores, la section treize avait repris sa route vers Caledor. Quelques éclats de voix filtraient à travers le pas des montures, mais tout lui semblait étouffé, jusqu’à ce que son nom ne la tire de sa torpeur.
— Talya ?
Elle leva les yeux. Adrian chevauchait à sa hauteur, un regard inquiet posé sur elle. Elle remarqua ses cernes, plus creusés que la veille. Elle se demanda si son comportement d’hier l’avait empêché de dormir, ou bien s’il portait simplement le poids de ses propres pensées, comme toujours.
— Comment tu te sens ? demanda-t-il. Tu n’as pas dit un mot depuis notre départ.
Talya haussa mollement les épaules.
— Je ne sais pas trop.
— Je ne veux pas te forcer… sache juste que, si tu as besoin de parler de ce qui s’est passé cette nuit, je suis là.
Après s’être assurée que les autres ne les écouteraient pas, elle acquiesça, hésitante.
— L’Efirim. J’ai entendu sa voix.
Elle sentit le regard d’Adrian se plisser, la méfiance le gagner. Il l’écouta pourtant sans rien dire, sans la presser. C’était peut-être ce qu’elle appréciait le plus chez lui. Le silence lui allait si bien.
— Je ne sais pas exactement comment l’expliquer, reprit-elle. Ce n’était pas à moi qu’il parlait. C’était flou, mais je suis sûre que c’était lui.
— Je vois. Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Pas grand-chose qui ait du sens. Il parlait de froid, d’obscurité. Quand je l’ai touché, j’ai vu… ce n’était pas clair, mais on aurait dit des souvenirs. J’ai vu des fragments, surtout des regrets, de la peur. J’ai senti une solitude si forte qu’elle m’a brûlé le ventre, et d’un coup... plus rien.
Talya resserra ses doigts tremblants sur les rênes. Sa voix flancha et elle dut prendre sur elle pour ne pas laisser passer les larmes.
— Et si c’était les siens ? poursuivit-elle plus bas. Si ce que j’avais vu, c’était ce qu’il reste de lui ? De la personne qu’il était avant de devenir... ça ? Je crois que c’est ce qui me terrifie le plus. L’idée qu’une partie d’eux soit encore là, piégée sous la cendre, qu’ils soient incapables de trouver le repos. C’est pire que la mort…
Elle s’interrompit. Une pression sourde s’était nouée dans sa poitrine. Elle sentit son souffle s’emballer, son cœur marteler ses côtes. Un frisson glacial sinua le long de son dos. La voix brisée de l’Eferim lui revenait en écho.
— J’ai peur, Adrian, laissa-t-elle finalement échapper. Je ne veux pas finir comme ça.
Tandis que sa vue se brouillait, elle sentit une chaleur familière irradier sur sa peau. Adrian resserra l’étreinte de sa main sur la sienne. L’angoisse s’apaisa, reflua. Lorsqu’elle releva la tête et que leurs yeux se croisèrent, l’éclat bleu qui y luisait la frappa de plein fouet. Elle se revit dans le laboratoire de Ruz, le jour où ils s’étaient rencontrés. Adrian arborait le même regard. Fixe, sûr de lui, comme s’il avait balayé ses propres doutes pour ne conserver qu’une simple certitude.
— Ça n’arrivera pas, la rassura-t-il avec le plus grand calme. Je ne te laisserai pas. J’ignore pour quelle raison tu as pu entendre cette voix, mais on trouvera, d’accord ? Je te l’ai promis, Talya. On trouvera qui tu es, et un moyen pour que tu retrouve tes souvenirs. Je ne m’arrêterai pas avant.
Talya renifla puis hocha la tête. Un mouvement si bref, si retenu qu’il aurait pu passer inaperçu. Si la peur demeurait, elle avait toutefois reculé.
Adrian attendit quelques secondes, puis retira sa main. Un silence apaisé tomba entre eux. Le vent avait faibli sur le chemin escarpé et strié de plaques sombres qu’ils arpentaient. On entendait plus distinctement le crissement du gravier sous les sabots. Talya laissa son regard dériver sur le reste de la section qui les précédait. Astrid riait aux éclats des détails probablement croustillants qu’Anya lui partageait avec entrain. D’abord sur la réserve, Isabella avait fini par se laisser gagner elle aussi. Un peu plus loin, Félix échangeait à nouveau avec Jonas et Mei. Asha et Zaïd les écoutaient d’une oreille. À en juger par le rictus arboré par Félix et Jonas, les deux camarades de chambrée ne tarderaient pas à déraper dans leurs habituelles querelles. Talya ne pouvait s’empêcher de se demander pour quelle raison Félix s’acharnait ainsi à le provoquer, surtout pour s’en plaindre ensuite. Elle ne percevait pas les mots, mais elle devait cependant avouer que leur gestuelle se faisait plus complice qu’à leurs débuts. En tête, Zaresan pointait une formation rocheuse à Gabriel qui plissait les yeux pour mieux voir. Elle regarda elle aussi, mais revint rapidement au colosse qui détaillait la forme de ses mains. Sur le moment, elle lui envia ce calme à toute épreuve. Il avait toujours cette manière si simple et posée d’être, de vivre les choses.
Elle continua d’observer la vie de leur section quelques instants, bercée par ce faux calme, jusqu’à ce qu’à nouveau, la mélodie de son rêve ne se rappelle à elle comme un battement dissonant, et avec elle, cette étrange impression que la réalité s’éloignait. Sa gorge se noua. Adrian lui avait dit qu’ils trouveraient. Qu’il serait là. Alors, cette fois-ci, elle n’hésita pas.
— Il y a autre chose, murmura-t-elle juste assez fort pour se faire entendre.
Si Adrian redevint méfiant, il se figea à peine. Talya put jurer qu’il s’était attendu à ce qu’elle ne lui ait pas tout dit. Il tourna simplement la tête, se préparant comme toujours à écouter. Talya inspira. Le chant flottait là, sous sa langue.
— J’ai fait un rêve étrange cette nuit, avant l’Eferim.
— Un rêve ? répéta Adrian, concentré. Encore un de tes cauchemars ?
— Non pas cette fois. C’était différent.
Talya chercha les mots qui décriraient le mieux les images qui lui revenaient inlassablement telles le ressac de la mer.
— J’étais là sans l’être. Il y avait des marches, des portes, et des ombres qui s’agitaient. Je crois que... on aurait dit une dispute. Tout était cendres. Sauf elle. La fillette.
— Une fillette ? Tu ne sais pas qui c’était ?
— Non. Elle avait de longs cheveux blonds, presque gris, et une robe blanche. Elle tenait quelqu’un entre ses bras et elle fredonnait. Une chanson tellement triste... Je suis certaine de l’avoir déjà entendue, seulement je ne sais pas où et ça me rend folle. J’avais envie de l’étreindre. De la protéger. Seulement...
Un court silence passe entre eux, entrecoupé par les rires d’Astrid et d’Isabella.
— Je n’ai pas pu le faire. Mon corps refusait de répondre. Et puis l’ombre qu’elle tenait est partie. Elle s’est jetée à sa poursuite. Quand j’ai enfin pu bouger, j’ai voulu l’enlacer et là... tout s’est effondré en poussière. Je me suis réveillée.
Adrian ne répondit pas. Il fixait le sol qui défilait devant eux, les yeux cherchant en réalité bien plus loin.
— C’est étrange, souffla-t-il finalement. Parce que ce que tu me décris là, cette enfant, je crois que je l’ai vue moi aussi.
Talya frémit. Quelque chose avait changé dans le regard de son camarade. Elle y vit moins de surprise que d’interrogations.
— Toi aussi ? Cette nuit ?
— Non, répondit-il en se replongeant dans ses pensées. Après la Roseraie. Le jour où j’ai été mordu. J’ai...
Il s’arrêta, le visage plus grave. Talya n’en pouvait plus d’attendre.
— Tu as quoi ? insista-t-elle.
— Je suis désolé, murmura-t-il en réponse, la mine défaite. J’aurai peut-être dû t’en parler plus tôt.
Talya ignorait pourquoi son cœur accélérait de cette façon, ni pourquoi un pressentiment flou s’insinuait dans sa poitrine. Elle chercha en vain Adrian du regard.
— De quoi est-ce que tu parles ? demanda-t-elle, la voix plus basse qu’elle ne l’aurait voulu.
Adrian inspira longuement et, à son tour, s’assura que personne d’autre ne l’entendrait.
— Ce jour-là, après la Roseraie... Quand on a raconté à Lily que tu nous avais sauvés, et que grâce à toi, j’avais réussi à guérir de la morsure... je n’ai pas exactement dit toute la vérité.
Il se frotta la nuque, hésita encore quelques secondes. Talya eut l’impression qu’elles duraient des heures.
— En réalité, j’ai remarqué que tes blessures s’étaient toutes refermées. Alors j’ai prélevé un peu de ton sang et je me le suis injecté avant de perdre conscience. Je suis désolé. J’étais en train de sombrer. Je ne savais pas quoi faire d’autre.
La monture de Talya continuait d’avancer, mais elle n’y faisait plus attention. Quelque chose chez elle venait de vaciller. Elle ne répondit pas. Il n’y avait rien à répondre. Elle comprenait. Bien sûr qu’elle comprenait. La panique, la douleur, la peur de mourir... qui aurait agi autrement ? Certainement pas elle. Pourtant, elle se sentait gagnée par une émotion difficile à nommer. Ce n’était pas tout à fait de la colère, ni même du chagrin. Plutôt une sorte de déception, une fissure dans ce qu’elle pensait être solide. Il aurait pu le lui dire. Il aurait dû.
— C’est à ce moment là que j’ai eu la vision, reprit Adrian à mi-voix, que j’ai vu la fillette. Elle était seule, en pleine forêt. Je crois bien qu’elle pleurait. Il y avait... une fleur. Une fleur magnifique. Je n’avais jamais rien vu de tel. Elle l’a cueilli et, l’espace d’un instant, j’ai cru qu’elle me regardait. Je n’ai rien vu d’autre.
Il cessa ses explications pour relever les yeux vers elle. Surprise, Talya fit de son mieux pour ne rien montrer de son malaise.
— Je pense que tout ça est lié à toi, expliqua encore Adrian. Et si j’en juge par ce que j’ai vu, sans doute à ton sang. Peut-être ce qu’il contient. Il y a aussi cette vision qu’on a partagé au Tertre, avec le trident. Ça ne peut pas être qu’une coïncidence.
L’esprit de logique reprenait le dessus chez lui. Talya, elle, l’écoutait sans vraiment suivre. Elle ne retenait que ce dont il n’avait pas parlé. Les détails qu’il avait volontairement gardés. La confiance qu’il n’avait pas eue. Une part d’elle se savait injuste. Comment pouvait-elle lui reprocher d’avoir voulu survivre ? Une autre souffrait en silence. À son habitude, Adrian se voulait rassurant, sincère. Il l’était, sans doute, mais la blessure avait déjà trouvé une faille où s’insinuer.
— Il y a quelque chose, poursuivit-il, animé par une soif de compréhension. Je ne sais pas encore quoi, mais j’ai la certitude que si on suit ce fil, on finira peut-être par comprendre qui tu es. On trouvera, conclut-il doucement. Je te le promets.
Talya hocha la tête sans un mot. Elle ne savait pas quoi répondre d’autre. Au fond, elle savait qu’Adrian ne mentait pas, qu’il l’aiderait du mieux qu’il le pourrait, mais elle était incapable de comprendre la raison pour laquelle il ne lui avait pas confié tout ça avant.
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