﴾ Chapitre 13.2 ﴿ : Ce que la pierre ne dit pas
Le groupe fit un court arrêt pour abreuver les chevaux, puis poursuivit sa route, jusqu’à ce que les éclats du jours ternissent. Les crêtes se teintèrent d’un cuivre pâle. Les ombres s’allongèrent sur les roches. La section treize ne s’arrêta qu’une fois la nuit tombée, à l’abris d’une haute crête. Une nuit plus apaisée que la précédente. Plus courte aussi. Lily fit lever le camp avant même les premières lueurs.
Il fallait habituellement quatre jours pour rejoindre Caledor et le double pour rentrer avec un chargement, mais Lily leur avait volontairement imposé un rythme soutenu. Lors de ses précédentes chevauchées, Arios lui avait démontré qu’avec la bonne cadence et le repos adapté pour leurs montures, les sections pouvaient franchir la distance en seulement trois jours. Elle n’avait rien oublié des conseils de l’ancien chef de la section vingt-sept : en dehors du Mur, chaque jour économisé était un risque de moins. Si ses estimations s’avéraient bonnes, ils atteindraient leur destination avant le crépuscule.
Ils chevauchèrent toute la journée sans baisser la cadence. Les arbres se raréfièrent, cédèrent peu à peu la place à des arbustes de taille plus modeste. L’air, lui, restait toujours aussi lourd.
— J’ai chaud, soupira Jonas qui s’éventait avec les lambrequins de son armure.
— À ce train, on sera desséchés avant d’arriver, confirma Isabella en s’essuyant le front.
— Pas l’habitude de transpirer, hein ? lança Félix avec un sourire en coin.
L’hirondelle mâchait une gomme de Seryane, une friandise bien connue des bas-fonds pour lutter contre la chaleur qui y régnait l’été. Un mélange de menthe de Cirsalé, d’écorce d’Ylia et de résine de Figerose au goût douteux, mais efficace.
— C’est vrai que chez vous, il y a surement quelqu’un pour agiter un éventail, ajouta-t-il. Ça doit vous changer !
— Je ne vais pas leur jeter la pierre, commenta Anya qui s’éventait de la main, on étouffe.
— Ah ces petites natures ! s’esclaffa Félix. Vous devriez faire un petit effort. Comment est-ce qu’il disait déjà l’autre encensé en soutane ? Empli toi de bonne volonté et tu supporteras toutes les affres ? Ou un truc du genre ?
— Je te signale que tu parles de sa Sainteté l’Archevêque, lui fit remarquer Mei. Tu veux vraiment dormir en prison à notre retour ?
Félix balaya la menace d’un geste désinvolte de la main.
— Bah ! Ça sera pas la première fois et sans doute pas la dernière non plus. Ton curé s’en remettra, t’en fais pas pour lui. Si tu as si chaud mon petit Jonas, c’est peut-être le moment de nous sortir un valet de poche de ta besace, non ?
— Si j’avais un sac qui pouvait contenir un valet, Ayamin, crois bien que je l’aurai rempli d’autre chose que de ma simple bonne volonté, à commencer par plus d’eau ou une ombrelle. Et pour ta gouverne, ce n’est pas la bonne volonté qui me fait tenir, c’est le sens du devoir. Un concept que tu ne dois pas bien connaître.
— Je vois que tu en veux toujours à ma sensibilité. Heureusement qu’elle est plutôt solide, hein !
— On a bien fait de se plaindre de la pluie hier, maugréa Asha.
Elle s’éventait elle aussi à l’aide d’une large feuille de Kalitherne, ramassée un peu plus tôt. Même sèche et pliée, elle gardait cette curieuse souplesse propre aux herbacées de la région.
— Je commence presque à la regretter. Au moins on pouvait se réchauffer près d’un feu. Là on a que tes horribles bonbons pour tenir.
— C’est de ma faute si t’aime pas la menthe ? protesta Félix.
— Ce n’est pas la menthe le problème, c’est tout le reste. Tu vois bien que ces trucs ont été roulés avec les pieds !
— Dans la pure tradition, plaisanta-t-il.
— J’ai presque un doute sur le fait que tu blague. Je suis prête à souffrir pour les autres, mais il y a des limites.
— Ce n’est simplement pas humain de rester en armure par une telle chaleur, se lamenta Gabriel dont le front ruisselait comme l’Itharion un jour de crue.
— Ah ça, répliqua Félix d’un ton joueur. Hé ! Si seulement ton sens du devoir pouvait faire pleuvoir, hein mon petit Jonas ? On serait déjà trempés jusqu’aux os. C’est con quand même, pour une fois que t’aurais pu être utile !
— Ne me cherche pas, vaurien. J’ai peut-être les mains moites, mais ça ne m’empêchera pas de t’étrangler.
— Oh non, pas tes mains moites ! s’exclama Félix. Tout mais pas ça !
Il recula dramatiquement sur sa selle puis jeta un regard désespéré autour de lui avant de se pencher vers le reste de la section avec un panache digne du Grand Théâtre.
— On raconte qu’un simple frôlement de sueur de Valor suffit à dissoudre les volontés les plus solides. Il paraît même que l’âme peut quitter le corps, que c’est la dernière chose que l’on voit avant la fin…
Il s’avachit contre son destrier, mimant son dernier souffle d’un bras sur le front.
— Si je meurs, gravez ces mots dans la pierre : Félix Ayamin, regretté Etherios au charme ravageur, tombé non sous les griffes des Ashirs, mais sous la moite étreinte d’un noble en détresse hydrique…
Un court silence suivit la tirade, puis Astrid éclata d’un rire franc qui brisa l’instant tel une balle tirée à travers une vitre. D’autres suivirent. D’abord Asha, puis Isabella, Zaïd, Gabriel... Même Mei dû s’empêcher d’y succomber. Félix, tout à son habituelle manière, salua la petite foule avec de grands gestes, la main sur le cœur et l’air faussement solennel. Jonas, lui, manqua d’offrir un sourire à ses dépens. Il poussa un long soupir à faire pâlir une vieille matrone aux vêpres du Créateur.
Depuis l’arrière, Talya les observait. Elle vit Lily secouer la tête de dépit au-dessus de sa carte, non sans un petit rictus, l’éclat de joie dans la poitrine d’Anya, l’apaisement discret dans l’esprit de Mei, le fil ténu de légèreté chez Zaresan. Les émotions passaient, l’effleuraient à peine, mais elle les ressentait au plus profond d’elle-même. Sans savoir pourquoi, elle se sentit soulagée.
Le calme revint. Les discussions reprirent. Les heures s’enchaînèrent sous le soleil torride avant qu’Adrian ne s’intéresse aux reliefs qui les entouraient. Il plissa les yeux en discernant des nervures pâles défiler sur la roche grise.
— Vous avez vu ces stries ? demanda-t-il, curieux. C’est ça le fameux marbre de Caledor ?
Gabriel s’épongea le front. Une lueur d’espoir passa dans ses yeux.
— Ça y ressemble. Pitié, dites-moi que ça veut dire qu’on est proche.
— On dirait de la viande séchée mal conservée, commenta Félix pour lui-même.
— L’un comme l’autre, je ne te conseille pas de goûter, lui répondit Zaïd d’un demi-sourire.
— Ça ne peut pas être pire que ce qu’il a déjà dans la bouche, ajouta Asha en retroussant les lèvres de dégoût.
— Mais t’as pas bientôt fini avec mes gommes ? lança Félix sans se retourner. Personne t’oblige à en manger que je sache ?
— Encore heureux ! Je tiens à la vie, moi.
— Caledor nourrit d’une autre façon, expliqua Zaresan d’un ton presque cérémonieux. C’est de ses carrières que proviennent la majorité des pierres qui ont servies aux fondations de Canaan. On en compte près de trente, réparties sur près de dix lieues.
— Alors pourquoi parle-t-on de mines ? s’enquit Anya. On aurait dû appeler ça les carrières de Caledor.
— La gamine n’a pas tort, lâcha Zaïd tandis que cette dernière le fusillait d’un regard mauvais.
— Parce que des mines, il y en a, confirma Zaresan. Beaucoup. Caledor est un ancien volcan. On y trouve bien des trésors du Créateur.
— Tu étais Garde-ébène, c’est bien ça ? intervint Lily en relevant enfin le nez de sa carte. Comment est-ce que tu sais tout ça ? Tu ne pouvais pas y être en poste. Les Trevian ont une milice privée ou des Etherios pour sécuriser les mines.
— C’est une longue histoire. Pour faire simple, mon père est tombé malade il y a quelques années. J’ai dû cesser le Cycle d’Ascèse pour subvenir à nos besoins. Je me suis porté volontaire pour travailler aux mines. Un travail difficile, mais qui paye bien.
— Ça explique certaines choses, ajouta Astrid pour elle-même.
Talya la vit lorgner sur les muscles du colosse, un rictus au coin des lèvres. Anya releva la tête d’un air outré.
— Je te rappelle qu’il devait passer le Cycle d’Ascèse et donc être prêtre à la base, lui glissa-t-elle.
— Tout est dans le devait, ma chère.
— Attends, rigola Félix. T’allais vraiment devenir prêtre ? Et t’as fini mineur puis Garde-ébène ? Y’a un truc que tu sais pas faire ou bien t’es multifonction ?
— Je n’étais pas un très bon mineur pour être honnête, reprit Zaresan, gêné. Pour revenir à ce que nous disions, les mines de Caledor renferment sans doute la ressource la plus précieuse à notre disposition. Car c’est là que sont extraites les pierres d’éther.
Astrid jeta un œil sur le côté de sa monture.
— Attends. Tu veux dire qu’on marche sur une petite fortune, là ?
— Pas qu’une petite, lui répondit Jonas. Bien plus que tu ne pourrais l’imaginer.
La veilleuse arqua un sourcil espiègle. Le coin de sa bouche se souleva.
— Je rêve ou tu insinue que je n’en suis pas capable ?
Pris de court, Jonas raidit les épaules. Astrid s’amusa de la distance qui s’agrandit peu à peu entre elle et lui.
— Je plaisante, détends-toi.
— C’est quand même surprenant à voir en vrai, laissa échapper Isabella d’un ton rêveur, le regard perdu sur les reliefs. Ma famille a fait venir un bloc en marbre rose pour agrémenter le vestibule. Il a fallu des semaines de travail pour qu’un maître tailleur en fasse un simple banc. C’est curieux de se dire qu’une fois transformé, d’une pierre aussi brute on obtient quelque chose d’aussi beau.
Talya ne l’écoutait qu’à moitié lorsqu’elle vit Félix tourner la tête vers l’héritière des Daelys. Elle fut incapable de dire si c’était la fixité soudaine de son regard ou bien la contraction de ses doigts sur les rênes, mais elle sut immédiatement qu’il ne resterait pas silencieux.
— C’est quoi cette lubie que vous avez, les hautes familles, d’en mettre partout chez vous ? demanda-t-il d’une évidente nonchalance. Je suis sûr qu’on en trouve même jusque dans vos latrines. Remarque, ça doit être agréable de poser ses fesses sur du marbre, non ? Je dois dire que je suis curieux d’essayer. Ça me changera du bois pourri, et encore ça c’est quand y en a. Et puis, c’est pas tous les jours qu’on peut poser son derrière sur de l’histoire, hein ?
— Je te trouve bien trop centré sur ton arrière-train ces derniers temps, fit remarquer Asha, mi-amusée, mi-exaspérée. Ça devient vraiment inquiétant.
Quelques ricanements se perdirent sur le sentier. Talya, elle, observait toujours la trêve vacillante qui planait sur leur section avec une appréhension grandissante. Une sensation électrique flottait discrètement dans l’air.
— Cela dit, le rigolo n’a pas tort, enchaîna Asha, le visage plus fermé. Sérieusement, à quoi ça vous sert tout ça ? Tout cet argent dépensé pour des cailloux taillés ? Ça fait joli dans vos manoirs, j’imagine ? Chez nous, les pierres ça sert au moins à faire des enclos.
Jonas échangea un regard circonspect avec Isabella. Les bras croisés, il répondit sans lever la voix, mais avec une fierté contenue dans chaque mot.
— La pierre ne sert pas qu’à décorer. Elle symbolise. Elle sert à honorer nos morts, à bâtir nos chapelles, nos institutions, nos remparts. Sans elle, il n’y aurait pas de Canaan.
— Sans ceux qui la récoltent non plus, glissa Zaïd.
Le silence tomba sur eux, aussi tranchant qu’un éclat d’obsidienne. Un air lourd remonta la peau de Talya, le même que celui précédant un orage. Deux mondes venaient de se frôler.
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