﴾ Chapitre 13.3 ﴿ : Ce que la pierre ne dit pas

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— C’est exact, concéda Mei avec son flegme habituel. Sans eux, rien ne se serait construit. Mais il faut bien quelqu’un pour penser les lignes, pour conduire à plus grand. Faire partie de la noblesse ne consiste pas simplement à naître sur du marbre comme vous le laissez sous-entendre. C’est aussi savoir ce qu’on en fait, et pourquoi.

Félix eut un gloussement amer qui prit les autres par surprise.

— Tu veux dire comme bâtir des ponts pour mieux nous laisser de l’autre côté ?

— Tu sous-entend quoi exactement, Ayamin ? répliqua aussitôt Jonas, méfiant.

Félix dévisagea le cadet des Valor. Il haussa ensuite les épaules avec une lassitude feinte.

— Ça me semblait clair, pourtant. Je dis juste que j’avais jamais vu la moindre trace de marbre avant de passer la Fracture pour la première fois. Illégalement, tu te doutes bien. J’ai même dormi dessus cette nuit-là figures-toi, et franchement, même ça, c’est un luxe. Le sommeil sur de la pierre lisse, c’est pas pareil que dans la crasse ou la poussière. Je crois que c’est ce jour-là que je me suis dit que ceux d’en haut avaient une sacré veine quand même de pouvoir marcher sur quelque chose d’aussi beau. Mais tu veux que je te dise, ce qui m’a mis hors de moi, c’est pas de savoir que certains avaient cette chance, c’est de me rendre compte qu’au fond, ils en étaient même pas conscients.

Talya sentit le ton glisser, le sable qui crissait entre les mots. C’était comme si une faille s’ouvrait lentement sous leurs pieds.

— Ce n’est pas que de la chance, riposta Jonas dans l’instant. Et crois-moi, ça vient toujours avec une contrepartie.

— Ah ouais ? répondit Félix en cédant à la provocation. Je voudrais bien savoir laquelle.

Zaïd se prépara à retenir Félix, à lui expliquer que tout ça ne servirait à rien, qu’ils ne comprendraient pas, mais alors qu’il tendait la main pour lui saisir l’épaule, Asha se pencha pour l’en empêcher.

— Non, laisse-le, fit-elle d’une voix qui trahissait l’envie d’en découdre. Je suis curieuse de voir ce qu’ils en pensent.

— Tu ne te rends pas compte de tout ce que ça implique, reprit Jonas dont on pouvait deviner qu’il cherchait à retenir ses mots. Les responsabilités, le devoir, la comparaison, toute cette pression sur tes épaules, et ce depuis le premier jour. Savoir que tes moindres faits et gestes sont scrutés, disséqués, remis en question. Savoir qu’à la moindre erreur, c’est ton nom que tout le royaume piétine, et que cette erreur, tout le monde autour de toi, même ceux dont tu es le plus proche, cherchent à te la faire commettre. Mais comment pourrais-tu comprendre ? Personne n’attend de toi que tu accomplisses ce que tu ne peux pas atteindre. Tu peux passer trois fois la Sélection, échouer, recommencer. Tu peux décider de courir les rues, de te moquer de tout le ton léger comme tu le fais si bien… On n’a pas tous le loisir de s’inventer libre.

Félix ricana doucement, la mâchoire chaque seconde plus serrée.

— Libres ? cracha-t-il à moitié. Oh pauvre de vous, Monseigneur ! Ce que ça doit être dur de porter la lourde couronne de l’héritier, les honneurs, le respect et tout l’or qui va avec ! Permettez que je vous offre mon dos pour reposer vos bottes ! Ou bien tenez, asseyez-vous donc sur ma vie, elle est bien plus légère, après tout !

— Arrête, Félix, interrompit Isabella d’un ton compatissant. Je t’aime bien, et je comprends ce que tu ressens, mais je ne peux pas te laisser dire ça. Jonas n’a pas entièrement tort. Nos familles ne sont certainement pas là par chance, et on nous le rappelle chaque jour. Il n’y a aucun droit à l’erreur. Mets-toi une seconde à la place de celle de Mei par exemple. Imagine-toi, seul responsable de toutes les opérations des Gardes-ébènes face aux Ashirs, seul à assurer la sécurité de tout Canaan, seul à lutter contre la pègre des bas-fonds. Tu es bien placé pour savoir ce que ça représente…

Malgré la chaleur étouffante, l’atmosphère s’alourdit encore. Talya perçut le poids de chaque mot, de chaque silence. Elle vit Jonas se renfrogner, Isabella serrer les poings sans s’en rendre compte, Mei décoller les lèvres puis se retenir... Tout vibrait autour d’elle. Tout brûlait sous sa peau.

— J’ai l’impression que vous attendez de nous des excuses, reprit Jonas, plus dur. Ce n’est pas un crime d’avoir grandi dans une maison en pierre.

— C’est vrai, intervint Asha. Mais je reste d’accord avec Félix. Contrairement à lui, moi j’ai eu la chance de grandir loin des bas-fonds, loin de Canaan. Certes on n’avait pas grand-chose, mais on s’aimait et on s’aidait. Mon père… c’était un homme droit. Il a passé sa vie à labourer pour nourrir des gens comme vous, des gens qui ne sauront jamais son nom. Tout ses efforts, il les a faits pour vous offrir de quoi vivre. Et pourtant, je me souviens encore de la première fois où, gamine, je l’ai accompagné au marché de la Roseraie. Il portait ses plus beaux habits, ses plus beaux souliers, ceux qu’il gardait juste pour ces occasions-là. Je le trouvais beau. Pourtant, même avec ça… les regards. Le dégoût. On aurait dit qu’il avait commis l’affront de ramener la boue de nos champs jusque sur vos précieux pavés. Il ne disait rien, mon père. Il savait. Il avait l’habitude. Mais pas moi.

Elle secoua la tête et retroussa légèrement les lèvres. Ses yeux rougirent.

— Moi ce mépris, je l’ai pris en pleine face ce jour-là. Je l’ai senti jusque dans ma chair. Si moi je l’ai vécu ainsi, rien qu’une fois, à ton avis, comment est-ce que Félix et Zaïd l’ont vécu jusqu’ici ? Alors non, ce n’est pas un crime d’avoir grandi dans une maison pierre, mais ça n’excuse pas le regard que vous posez sur ceux d’en bas. Sur ceux qui n’ont pas eu cette chance.

— Je suis vraiment désolée pour ce qui t’est arrivé, Asha, s’excusa Isabella d’un ton hésitant. Mais je ne crois pas avoir jamais méprisé qui que ce soit.

— Toi peut-être pas, répliqua Zaïd comme si l’intervention d’Asha lui avait délié la langue. Du peu que j’ai vu, je suis même sûr que tu cherche à bien faire, mais tu fais partie d’un monde qui ne voit pas la réalité sur laquelle il est bâti, tout ce qu’il écrase en avançant. Et crois-moi, quand on est en dessous, on sent tous les jours son poids. Félix a raison. Vous ne vous rendez pas compte de ce qui se passe en dehors de vos palais.

— Je ne suis pas non plus aveugle, Zaïd, s’agaça l’héritière des Daelys. Je vois bien les différences qu’il existe entre nous et la misère qu’il y a en bas. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Mon père m’a toujours appris à me soucier d’autrui. Vous n’avez pas non plus idée de ce que nous faisons déjà pour les bas-fonds, tout ce que ma famille fait envoyer là-bas. Ça ne compte pas pour vous ?

— C’est quand la dernière fois que tu es allée dans les bas-fonds ? demanda Zaïd comme s’il connaissait déjà la réponse.

— Je…

Isabella se tût. Zaïd la fixa un instant puis secoua la tête. Elle n’y avait jamais mis les pieds, comme la majorité de ceux d’en haut.

— Tu vois, reprit-il d’une voix creuse. Tu as sans doute lu des rapports bien rédigés, des bilans de personnes que tu penses attentionnées, mais tu n’as jamais vu de tes yeux ce qu’il se passe vraiment là en bas. Moi je vais te le dire. Tout cet argent que vous envoyez, ça ne finit jamais chez ceux qui en ont besoin. C’est toujours pour les mauvaises poches. Quand ce ne sont pas vos Gardes-ébènes qui se servent au passage, ça alimente les affaires des barons.

— Tu veux dire comme ta famille ? l’interrompit Jonas d’un ton défiant. Aux dernières nouvelles, eux s’arrangeaient bien pour se servir, non ? Tu ne me semble pas le mieux placé pour nous faire des leçons de corruption.

— Crois bien que ce n’est pas quelque chose dont je suis fier, se défendit Zaïd d’un regard noir.

Au milieu de l’échange, Félix poussa un profond soupir. La tête baissée, il se frotta la nuque et leva les yeux par-dessus son épaule. Il croisa brièvement ceux de Talya. Dans ce regard, elle y vit plus de fatigue que de rancune. Une onde froide remonta son dos.

— Je t’aime bien aussi, Isa, confia Félix, la voix usée d’avance. Mais tu ne pourras jamais comprendre. Vous nous parlez de responsabilité, de pression, alors que vous avez jamais eu à vous demander si vous alliez enfin pouvoir manger demain. Vous avez probablement une table bien fournie qui vous attend avec une armée de serviteurs. Vous avez jamais connu la faim, la peur, la violence. Vous avez jamais eu à fouiller les ordures, ou voler à peine mieux loti que vous pour nourrir les vôtres. Vous avez jamais eu à vous saigner dans la merde pendant des heures pour une misère, ou bien à passer la nuit avec les rats dans une cellule qui empeste la pisse parce que vous avez voulu venir en aide à des gamins qui crevaient la dalle, voir même simplement parce que vous étiez au mauvais endroit avec la mauvaise tête lors d’un contrôle. Et malgré tout ça, on devrait s’estimer heureux d’être libres ? On devrait s’excuser de vous trouver un peu condescendants ou de vous reprocher votre chance ?

Un silence glacial les enveloppa tous.

Talya sentait ses mains devenir moites sur les rênes. Elle aurait voulu intervenir. Dire quelque chose, peut-être. Le soutenir. Seulement, sa gorge demeurait nouée. Elle se noyait dans les émotions des autres. Leur colère, leur honte, leur douleur. Toutes se mélangeaient. Elle comprenait sans comprendre. Elle percevait tout, avait l’impression que les cendres de leurs conflits s’accrochaient à sa peau et la brûlaient. Un instant, elle se demanda si quelqu’un aurait un jour les mots justes pour combler le gouffre béant qui les séparait.

— Ce n’est pas ce qu’elle a dit, trancha Mei d’une voix plus sèche. Vous associez le confort d’un héritage avec le mépris.

— Peut-être parce que ce mépris, on le vit tous les jours, rétorqua Zaïd.

Jonas se reprit, le visage fermé, les traits tirés.

— Vous parlez comme si on avait choisi tout ça. Si toi tu n’as pas choisi de naître dans une famille de malfrats, alors je n’ai pas non plus choisi la mienne. Je ne suis pas responsable. Et toi, Ayamin, où est passée ta belle tirade sur les origines ? Je croyais que ça ne garantissait rien sur la fin de la pièce ?

— C’est le cas, concéda Félix. Personne choisit où il naît. Seulement, certains choisissent de s’en souvenir. D’autres, de l’oublier. T’as peut-être pas choisi d’être un Valor, mais t’en a quand même bien profité jusqu’à maintenant. Et t’as fait le choix de me pourrir la vie sans autre raison que te sentir supérieur !

Jonas ouvrit la bouche, prêt à répliquer, mais se ravisa. Il dévisagea Félix sans un mot. À côté, Isabella s’était figée, les doigts trop crispés. Son regard se perdait sur le chemin. Gabriel jugea qu’il était temps d’intervenir. Il leva une main en signe de paix.

— Il n’y a rien de bon à nous échauffer l’esprit sous une telle chaleur, dit-il avec calme en s’humectant les lèvres. On devrait en rester là. Une pause nous fera le plus grand bien.

Puis d’un sourire, il se tourna vers Félix.

— À moins que tu ais d’autres anecdotes intéressantes sur les latrines à nous offrir ? plaisanta-t-il.

Félix ne répondit pas. Personne ne répondit. Pas le moindre souffle amusé. Pas un rictus. L’air qui entourait la section s’était figé, plus lourd que jamais. Même les montures commençaient à s’agiter.

Talya baissa les yeux, incapable de contenir le tremblement de ses mains. Adrian le remarqua. Il l’observa un instant, impuissant, puis fronça soudain les sourcils. Il resserra sa poigne sur les rênes de son cheval et lui donna un coup de talon pour rapidement rejoindre Lily, à l’avant de la file. Elle tenait sa carte en main, mais ses yeux fixaient le parchemin sans vraiment le lire. Son regard glissait sur les reliefs tracés à l’encre comme sur les reflets d’une eau trouble. Elle avait forcément tout entendu.

— Tu compte les laisser faire encore longtemps ? demanda Adrian avec un ton froid qui ne lui correspondait pas.

— Certaines choses ont besoin d’être dites, lui répondit sa sœur sans ralentir.

— À ce rythme-là, ils vont finir par se sauter à la gorge ! protesta-t-il.

— Ils vont devoir apprendre à vivre ensemble. Il vaut mieux crever l’abcès dès maintenant.

— Parce que tu crois vraiment que...

— Adrian !

Lily avait haussé la voix. Pas celle d’une chef de section, autoritaire ou martiale. Il y avait dans son intonation un éclat d’une fragilité qu’il ne lui connaissait pas. Elle leva vers lui un regard presque suppliant, plus désarmant qu’un ordre. Adrian se figea aussitôt.

— Tu crois que ça me plaît, moi, de les entendre s’écharper comme ça ? lança-t-elle plus bas. Tu crois que j’ai pas envie d’intervenir, d’essayer de recoller les morceaux ou de les calmer d’un bon coup sur la tête ? Mais c’est ça, une section. Des gens différents, venus d’endroits que tout oppose, qui ont grandi avec des langages qui ne se comprennent pas toujours. Et pourtant, au bout du compte, ils doivent apprendre à marcher ensemble. Se battre ensemble.

Elle marqua une pause. Ses doigts froissèrent machinalement un coin du parchemin.

— Apprendre à se connaître, jusque dans nos ressentiments... c’est douloureux, oui. Mais prendre conscience de ce que sont les autres, c’est aussi ce qui nous permet à tous de grandir. De ne pas éclater au pire moment. Crois-moi.

Elle secoua la tête. L’espace d’un instant, Adrian ne put s’empêcher de penser que ses mots se baisaient sur autre chose qu’un simple principe. Ils étaient gravés dans sa chair.

— C’est maintenant qu’il faut que ça sorte, conclut-elle plus doucement. Pas une fois au pied du mur.

Adrian baissa les yeux. Lily se redressa en distinguant sur leur chemin une ancienne arche de pierre, à moitié dissimulée par le tronc noueux d’un olivier. Une brise plus fraîche s’était levée, charriant un souffle minéral.

— De toute façon, reprit-elle, on est arrivés.

Son cheval passa la crête sans s’arrêter. Derrière elle, les autres membres de la section treize observèrent l’horizon. Face à eux se dressait Caledor, géant de pierre aux flancs striés de veines sombres. L’ancien volcan dominait le paysage avec la solennité d’un dieu endormi, couronné de neiges éternelles que le soleil n’osait plus faire fondre. Suspendue entre ciel et terre, son ombre s’étendait des lieues à la ronde. D’épaisses forêts le bordaient, des reliefs bosselés, et quelques aiguilles rocheuses qui jaillissaient de la terre telles des lances en ordre de bataille. Çà et là, des entailles plus claires creusaient ses versants : des carrières à ciel ouvert, minuscules depuis la crête. Caledor ne fumait plus depuis des siècles, mais quelque chose ici semblait encore vibrer jusque sous les sabots des montures, comme un cœur qui n’aurait jamais cessé de battre.

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