﴾ Chapitre 14.1 ﴿ : Caledor
— Tachez d’pas vous éloigner quand on descendra ! Y’en a qui pensent encore Caledor endormi... Des beaux idiots, moi j’vous l’dit ! Ses feux s’éteindront qu’avec le dernier souffle du monde, et pas un d’nous sera là pour voir ça !
La voix portante du contremaître roula le long de la galerie avant de retomber en écho comme une longue plainte. Bharim devait sortir tout droit du même moule que les pilastres qui soutenaient les tunnels. Adrian en était en tout cas persuadé. Bras massifs, mains carrées, torse large engoncé dans une veste de cuir brun lustrée par l’usure et la chaleur... Zaresan paraissait moins intimidant en comparaison. À sa ceinture pendait un lourd trousseau de clé et un marteau court, poli par des années d’usage. La lanterne cerclée de cuivre qu’il levait devant lui projetait sur les murs des reflets orangés. Ils sinuaient le long des parois noircies. Une chaleur diffuse montait depuis le sol, charriant avec elle une odeur épaisse, mélange râpeux de roche brûlée et de métal chauffé à blanc.
À peine deux heures plus tôt, la section Treize avait franchi les portes de Caledor : deux battants de pierre couverts d’arabesques qui évoquaient à la fois la montagne et les arbres centenaires, mais qui arborait surtout l’enclume des Trevian. On les avait conduits à travers d’innombrables escaliers, jusqu’à rejoindre le bâti accolé sur les flancs du volcan. Au bout d’une esplanade de pierre dont l’accès se faisait à un étage bien trop élevé du goût de certains d’entre eux, ils avaient rejoint une demeure plus sobre pour y rencontrer le maître des lieux.
Isabella avait alors soufflé à Adrian que Marthens Trevian ressemblait trait pour trait à Jesper, son frère aîné, jusque dans la ride verticale qui fendait son front dégarni, sa barbe grise et la bague en or massif qu’il portait toujours au pouce. À leur arrivée, Marthens avait levé des yeux fatigués de ses registres, leur avait à peine adressé un salut sec, puis les avait confiés aux bonnes grâces du colosse moustachu.
— Visitez donc tant qu’il fait jour, avait-il balayé de la main d’un ton où perçait plus de lassitude que de politesse. Le dîner vous attendra.
La section Treize n’avait pas vraiment eu d’autres choix que de se plier à sa demande. Connaissant sa sœur et son franc parlé, Adrian s’était presque attendu à ce qu’elle réplique, mais elle n’avait fait que le saluer d’un poing sur le cœur sans ajouter le moindre mot. Le Célestium pouvait donc bel et bien dompter les pires caractères.
À présent, ils suivaient tous Bharim, en file indienne dans l’artère principale des mines. Plus ils avançaient, plus les martèlements et les grincements lointains formaient une rumeur constante. Ils croisèrent à l’occasion de petits groupes de mineurs, la peau voilée par la poussière, les joues striées de rivières sombres laissées par la sueur. Adrian ne parvint pas à discerner la moindre étincelle de vie dans leur regard. Ils empestaient la transpiration et le cuir brûlé. Zaresan avait évoqué sur le chemin la difficulté de leur travail, mais Adrian n’en avait pas saisi la véritable portée. On aurait dit des groupes de rescapés, tout juste libérés des enfers. Certains devaient même avoir son âge. Le jeune Etherios remarqua qu’ils portaient tous le même sachet de cuir gonflé à la ceinture, fermé par un lien de chanvre et brodé de motifs en fil d’argent. Si chaque dessin semblait personnel, ils présentaient tous quelque part les six pointes sacrées et la demi-lune d’Aelion. L’Ordre savait faire porter sa voix jusque dans les lieux les moins hospitaliers.
— Des amulettes ? demanda-t-il en direction du contremaître.
— Ouaip, répondit Bharim sans s’arrêter. Poudre de mica, pétales séchés et poils de chèvre. Ça éloigne les éboulements. En tout cas, c’est c’qu’y disent. Moi j’dis que ça fait pas grande différence quand un tunnel a décidé de vous tomber sur l’coin d’la gueule, hein ?
Il poussa un rire sonore à sa propre plaisanterie sans se soucier des grimaces inquiètes qui fleurissaient derrière lui, puis tapota l’amulette qu’il portait tout de même.
— M’enfin, si ça peut éviter d’finir enseveli, ça coûte rien d’essayer.
La lumière s’accentua bientôt autour d’eux. L’artère débouchait sur une vaste plateforme circulaire où convergeaient plusieurs galeries. Une cage d’acier et de cuivre attendait en plein centre, bardée d’engrenages et de contrepoids aussi larges que des boucliers. Une série de pistons s’alignaient sur le mur, accompagnés de fin filets de vapeur qui embuaient l’air. De loin, l’ascenseur ressemblait moins à un outil de mine qu’à une prouesse d’orfèvre, si bien qu’Adrian se réjouissait déjà d’en détailler la moindre pièce. Bien mal lui prit.
Une fois rapproché, il s’étrangla. Par toutes les grâces du créateur… Quelle vision cauchemardesque ! Les parois avaient été piètrement maquillées de plaques rivetées, gravées de motifs géométriques qu’Adrian devinait là pour attirer les regards novices ailleurs. Elles tentaient maladroitement de masquer le piteux état des éléments d’origine : des engrenages usés, graissés avec une infâme pâte noirâtre pour mieux masquer la rouille, une machinerie éprouvée par de trop nombreuses descentes et une structure déformée par la chaleur, sur le point de rompre. Allaient-ils vraiment prendre ce cercueil sur poulies ?
— Montez, lança le maître d’œuvre en frappant du point le métal comme s’il avait lu ses pensées.
Un rictus s’afficha sur son visage tandis qu’un marchepied bringuebalant tombait au sol pour combler le vide. Adrian déglutit. Ses camarades s’entassaient déjà dans la cage qui tremblait à chaque pas. Le grincement des chaînes sur les treuils lui arracha un frisson lorsqu’il monta à son tour avec prudence.
— Pas trop serrés ? s’amusa leur guide en fermant la marche.
— Plus serré que ça je rends de l’huile, se plaignit Félix à voix basse, coincé entre Asha et l’épaule de Gabriel.
Le colosse à moustache déverrouilla la grille qui masquait le panneau de contrôle et un petit cristal d’éther. Des reflets bleus en parcoururent les montants lorsqu’il abaissa le levier. Les chaînes tressaillirent. Une secousse remua les passagers qui s’affalèrent à moitié les uns sur les autres. Sous les vibrations du plancher métallique, la descente commença. Une descente qui leur sembla durer une éternité. L’acier ne cessa pas de grincer un seul instant. L’air devint plus lourd. La lanterne du contremaître jetait ses halos incertains sur les visages, transformant chaque regard en lueur fiévreuse.
Coincée entre la paroi, Adrian et Lily, Talya fixait la pierre à l’extérieur défiler à une vitesse inquiétante, mal à l’aise. Adrian se déplaça subtilement pour lui offrir un peu plus de place. Gabriel se tendit en réaction et poussa Félix contre Asha. Celui-ci esquissa un sourire gêné lorsqu’elle releva la tête vers lui.
— On a jamais été aussi proches, plaisanta-t-il pour détendre l’atmosphère.
Sans plus de réaction, Asha baissa les yeux vers la ceinture du jeune homme.
— C’est vrai, répondit-elle d’une voix mielleuse en s’approchant encore un peu plus. Il s’agirait de faire attention...
Son regard changea soudainement lorsqu’elle décida de cesser ce petit jeu.
— Un coup est si vite parti.
Elle releva juste assez le genou pour se faire comprendre. L’air idiot de Félix s’effaça de son visage. Pâle comme un linge, il se racla la gorge, pivota la jambe comme il le pouvait pour ne pas rester exposé, avant de lever les yeux vers la grille qui les surplombait et le petit point lumineux qu’on ne discernait presque plus.
— Message reçu, marmonna-t-il.
D’un sourire amusé, Asha accompagna son regard vers l’extérieur. Au bout de plusieurs minutes d’une interminable descente et malgré les crissements de la chaîne ou les roulements incessant le long des guides métalliques, des éclats étouffés s’intensifièrent.
La pierre qui défilait encore autour d’eux disparut soudain. Un vent chaud remonta le long de leur armure tel le souffle d’une bête endormie. Adrian eut l’impression que la montagne exhalait à même sa nuque. Il n’y fit pas attention bien longtemps. Ses lèvres se décollèrent d’elle-même. La petite lanterne ne suffisait plus à embrasser de sa lumière ce qui se dévoilait sous ses yeux.
— Bienvenus dans les entrailles ! annonça le contremaître.
L’ascenseur glissait à présent au cœur béant d’une véritable cathédrale de roche. D’en bas montait un brouhaha assourdissant, continu. Celui de centaines de pioches et de marteaux. Des halos orangés perçaient çà et là : des lanternes, suspendues aux échafaudages qui s’agrippaient aux parois comme des toiles d’araignées minuscules. Les silhouettes des mineurs s’activaient dans la poussière, fourmis minutieuses dont chaque geste faisait trembler la voûte qui les surplombait. Plus ils descendaient, et plus Adrian prenait conscience de toute l’étendue des lieux. Les parois de la grotte, hérissées de colonnes calcaires et de monolithes aux formes étranges, s’élevaient sans fin, à l’image d’orgues pétrifiés. Dans l’obscurité pesante, une dizaine d’autres cages descendaient ou remontaient à une vitesse vertigineuse, leur lumière oscillant comme des lucioles prisonnières.
Adrian gardait les mains serrées sur la balustrade, incapable, tout comme le reste de ses camarades, de détacher le regard de ce chaos ordonné. Ils le traversèrent, plongeant plus profond encore. La cage finit enfin par ralentir et s’arrêta dans un cliquetis sonore.
— Gaffe où vous mettez les pieds, prévint Bahrim en redressant le levier.
La grille s’ouvrit une fois le marchepied au sol et l’ensemble de la section profita d’un peu plus d’espace. Face à eux, une artère large, soutenue par d’imposants rondins cerclés de fer. Des rails s’étendaient dans l’ombre des nombreuses galeries parallèles. Des outils pendaient au mur : des pioches de frêne, des masses au fer déformé par l’usage, des foreuses rudimentaires dont Adrian devinait la pointe noire renforcée par l’éther, comme l’étaient leurs propres armes.
Le contremaître reprit sa route sans attendre, la section Treize dans son sillage. Dans les tunnels qu’ils longeaient, Adrian observait d’un air absent les mineurs se tuer à la tâche, frapper la roche à grand coups pour dégager des rocs veinés qu’ils chargeaient ensuite dans les wagonnets. Il s’arrêta pour en ramasser un morceau, observant l’éclat irisé qui s’y reflétait. Un éclat qu’il ne connaissait que trop bien. Il remercia intérieurement le ciel de ne pas être à leur place, et se jura que, la prochaine fois qu’il assemblerait quelque chose, il ferait preuve de plus de respect en sachant d’où venaient les pièces qu’il manipulait.
— Qu’est ce qui est extrait ici, exactement ?
La section s’arrêta comme un seul homme. Les regards surpris se tournèrent vers Mei qui détaillait du regard les veines brillantes le long du couloir.
— Mei qui pose une question ? s’étonna Jonas d’un sourcil levé. On aura tout vu.
— C’est les vapeurs qui te travaillent ? renchérit Félix, amusé. Ou bien t’as mangé un truc qui fallait pas ?
— Surement une de tes friandises, glissa Asha.
— T’en veux vraiment à mes bonbons ma parole, soupira l’hirondelle.
— Je ne vois pas en quoi c’est étrange, expliqua Mei d’un ton détaché en ignorant leurs chamailleries. L’ignorance est une faiblesse. Il est tout naturel de vouloir la corriger lorsque l’occasion se présente.
— Et… la revoilà.
— C’est trop brillant pour être du fer et pas assez pour de l’argent, reprit-elle sans relever. Ce n’est pas non plus du cuivre, il y aurait de l’oxydation. Le grain est trop fin et régulier pour de l’étain. Malgré ces couleurs, on ne dirait même pas un métal. D’où ma question : qu’est-ce que c’est ?
Adrian s’apprêta à répondre, mais une voix grave et posée le devança.
— De la Fulgurine, dit Zaresan avec une certitude tranquille.
Bahrim pivota sur ses talons, l’un de ses sourcils broussailleux haussé de surprise. Zaresan le dévisagea sans ciller.
— Galerie dix-huit, troisième groupe, ajouta-t-il simplement.
Un vague respect chassa l’étonnement du visage buriné du contremaître. Il hocha lentement la tête.
— J’me disais bien qu’t’avais pas la gueule d’un gamin, lança-t-il avec une chaleur retrouvée dans la voix. C’est bien ça. La Fulgurine, ça brûle plus chaud qu’l’enfer lui-même. C’est la seule chose ici capable d’faire fondre les broyats d’éther pour qu’y s’lient à l’acier. Sans ça, vos belles épées feraient pas long feu dehors. Mais aussi précieux qu’elle soit, c’est pas le plus grand trésor de Caledor. V’nez donc, j’vais vous montrer.
Annotations