﴾ Chapitre 14.2 ﴿ : Caledor

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Bahrim reprit sa route. Mei se tourna vers Zaresan et lui adressa un signe de tête reconnaissant. La section suivit le colosse dans sa descente à travers les galeries sinueuses, jusqu’à ce que la chaleur devienne presque suffocante. Le tunnel déboucha sur une autre plateforme, plus petite, où des tuyaux de cuivre couraient le long des murs, suintant de condensation. Des pistons massifs exhalaient régulièrement des filets de vapeur. Contre la paroi du fond, Adrian distingua une série de harnais, alignés sur des portants. Des réservoirs en laiton les surmontaient, reliés à des masques dont les visières ne semblaient plus de première jeunesse.

— À partir d’ici, vous aurez besoin de ça, expliqua Bahrim en s’équipant lui-même. Les vapeurs qui remontent d’en bas sont du genre à vous nettoyer les poumons.

Il acheva de verrouiller son harnais et leur fit signe d’approcher. Un par un, les membres de la section s’équipèrent des lourds masques de métal. Le cuir froid et l’odeur d’huile minérale saisirent Adrian lorsqu’il enfila le sien. Une fois les sangles serrées, il tourna une roue sur le côté du réservoir. Un clic sec retentit, suivi du cliquetis rapide des minuscules engrenages. La pompe s’activa. Une aiguille bondit dans le rouge sur un petit manomètre en laiton, avant qu’un sifflement doux ne lui confirme l’étanchéité. L’air qui s’engouffra sur son visage étais frais, filtré, mais chaque inspiration produisait un écho métallique dans sa gorge. Le réservoir et ses mécanismes pesaient le poids d’une chèvre morte, mais il n’avait pas vraiment d’autre choix.

Une fois équipés, ils descendirent un énième escalier, taillé à même la roche. La lumière de la lanterne s’accompagna peu à peu de reflets carmins. Une fois en bas, une secousse fit vibrer la pierre sous leurs pieds. Un vrombissement sourd et profond qui les fit sursauter.

— Ayez pas peur ! s’amusa Bahrim. Le ventre d’Caledor grogne, mais il mord pas. Enfin… pas souvent. Si jamais il rugit, vous l’saurez de toute façon, pis là faudra courir vite !

Le tunnel s’ouvrit enfin sur une cavité naturelle. Si celle-ci paraissaient bien moins vaste que celle où passaient les ascenseurs, la lumière de la lanterne n’en atteignait pas les confins. Devant eux, un pont de pierre et de fer, suspendu par d’épaisses chaînes, enjambait un abîme ardent. Là, loin en bas, un fleuve de lave se mouvait avec une lenteur hypnotique. Des bulles de la taille d’un Cornesang adulte crevaient parfois la surface, projetant des gerbes orangées qui s’écrasaient contre la roche avant de disparaître en pluies incandescentes. La lumière changeait sans cesse, jetant des éclats rouges sur les visages et des ombres mouvantes qui faisaient danser leurs silhouettes.

— Vous êtes sûr qu’il va tenir ? questionna Jonas en inspectant le pont, la voix étouffée par le masque. Il n’a pas l’air en très bon état.

— T’as peur de te mouiller les pieds, princesse ? le taquina aussitôt Félix.

— C’pont a été bâti y’a des siècles par les premiers mineurs, juste après la dernière coulée, expliqua Bharim. Si jamais il tombe, c’est qu’le monde entier s’écroule avec. Alors on s’en foutra un peu, hein ?

Son rire gras se perdit dans les vibrations des entrailles tandis qu’il s’engageait pour traverser. Pas vraiment rassuré, le reste du groupe lui emboîta progressivement le pas. Adrian eut l’impression d’un pont sans fin. Le masque alourdissait chaque respiration et l’air chaud qui montait depuis le gouffre n’arrangeait rien. Sur son passage, il observa les immenses piliers de roche auxquels s’accrochaient les chaînes. La surface était couverte d’inscriptions.

— Les anciens gravaient ça partout, leur dit Bharim. Des prières pour la montagne. Pas qu’ça change grand-chose, mais faut croire qu’les pierres écoutent mieux quand on les respecte.

L’autre côté atteint en second, Félix plaça les mains sur les hanches, l’air bravache.

— Alors Jonas, pas trop déçu ? Je suis sûr que t’espérais secrètement que je finisse en brochette.

— Tu lis dans mes pensées, vaurien, rétorqua Jonas en essuyant la buée de sa visière. Sois vigilant, je peux encore te pousser au retour.

— Et qui te lira une histoire avant de dormir le soir, hein ? Tu vas faire des cauchemars après.

Jonas poussa un soupir si profond qu’Adrian l’entendit malgré le bourdonnement de son propre respirateur. La section suivit son guide sur encore une trentaine de pas à travers un passage plus étroit, avant que Bahrim ne s’arrête devant une porte de fer. Il posa sa lanterne sur le sol, porta les mains à l’arrière de son casque et déverrouilla son masque pour s’en défaire. Un sifflement accompagna les deux jets de vapeur à la base de sa bouche.

— Vous aurez pas besoin d’ça ici, lâcha-t-il en prenant une bonne bouffée à l’air libre. On risque plus rien.

Les autres hésitèrent puis, à leur tour, se soulagèrent de leur respirateur. Le contremaître se saisit du trousseau à sa ceinture et plongea l’une des clés dans la serrure. D’un coup d’épaule bien placé, il leur ouvrit le chemin, les invitant à entrer d’un geste du bras. Lily passa la première. Quand vint le tour d’Adrian, il s’engouffra d’un pas prudent. Le noir l’engloutit. Un noir absolu, total. Le silence qui l’accompagnait était si dense en comparaison de la salle du pont qu’il pouvait presque le sentir presser ses tympans. La chaleur s’était évanouie elle aussi. Il faisait frais. Une fraîcheur plus que bienvenue.

— On est où, exactement ? résonna la voix de Gabriel un peu plus loin. On est mort ?

— Si c’est le cas, ça veut dire qu’on l’est tous ensemble, lui répondit Astrid. Je dois dire que je suis un peu déçue. Je ne suis pas certaine de tenir comme ça une éternité.

— Faut voir le positif, fit remarquer Félix avec entrain, au moins tu vas pas t’ennuyer.

— C’est exactement de toi dont je parlais, avoua-t-elle.

— En parlant d’éternité, balaya Félix sans relever, on attend quoi, en fait ?

— Patience, gamin, grogna Bahrim. Tu vas voir.

Ils se turent. Au-delà des respirations plus ou moins prononcées, Adrian distingua bientôt le clapotis régulier de gouttes qui tombaient sur le sol. L’écho avait quelque chose d’envoutant. Bercé par la douce mélodie, il cherchait à percer la pénombre qui l’entourait, sans succès, jusqu’à ce qu’un minuscule éclat n’attire son attention.

Il leva la tête, une fraction de seconde trop tard. Un deuxième le surprit de l’autre côté, cette fois-ci plus distinct. Un troisième ne tarda pas à suivre, puis un autre, et encore un autre. Une unique particule bleue qui traçait un frisson lumineux sur la roche avant de s’éteindre dans l’instant.

Un doux courant électrique sembla parcourir la pierre, répondant à la présence de la section Treize. Lentement, comme si la montagne s’éveillait de son long sommeil, les veines cristallines incrustées dans la roche commencèrent à luire. Tel un ciel orageux, les cristaux pulsèrent d’une lumière qui se fit de plus en plus forte, jusqu’à ce que la grotte s’illumine enfin de mille feux.

L’émerveillement submergea Adrian comme un raz de marée. Lui et les siens se tenaient sur un large promontoire rocheux. Devant eux, au-dessus d’eux, en dessous-deux, s’étendait une grotte plus gigantesque encore que celles qu’ils avaient traversées. Des géodes béantes, larges comme les immeubles des Arcades, tapissaient les parois. Des cœurs constellés de cristaux d’un bleu pur qui irradiaient d’une clarté spectrale, vivante. Adrian se sentit infiniment petit devant un tel spectacle. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Il tourna la tête, vit sur le visage de ses camarades la même stupeur enfantine. Même Lily, si stoïque lorsqu’elle endossait son rôle de chef de section, esquissait un discret sourire.

— Vous avez la chance d’contempler l’plus grand trésor de Calédor, lança Bharim, la voix teintée d’une rare solennité. Aussi injuste qu’ce soit, le cœur de la montagne ne bat qu’pour vous, les Etherios. Mais même après autant d’années, ça reste un spectacle devant l’quel je cesserai jamais d’me sentir comme un gosse.

— Petite Lily ! Ça fait une paye !

Alors que tous étaient encore plongés dans la contemplation de la caverne, la voix claire et enjouée les surprit depuis l’entrée. Adrian sentit éclater la bulle de douceur dans laquelle ils se trouvaient. Une sensation électrique remonta sa peau. Il vit le visage de sa sœur se décomposer. Livide, elle se retourna lentement.

Un autre Etherios s’avançait droit vers eux, le pas résonnant d’une assurance théâtrale. Son armure paraissait plus ornementée que la leur, réhaussée de filigranes d’argent. Sa démarche évoquait une danse calculée. Il était grand, élancé, avec des yeux clairs, durs. Ils soulignaient avec justesse une allure de brute charismatique. Sous sa chevelure d’un blond sale, on voyait aux cicatrices et à ses traits tirés qu’il était fait pour le combat. Il les salua tous d’un geste ample de la main avant de s’arrêter devant Lily.

— Eh bien, pouffa-t-il. Tu n’as pas l’air heureuse de me voir. Tu t’es brûlé la langue en descendant ?

Lily sembla revenir à elle et s’empressa de porter la main à son cœur. Elle s’inclina légèrement.

— Mes excuses, Sylas, dit-elle sobrement. Je ne m’attendais pas à te voir ici.

Il éclata d’un rire cristallin. Un rire qui eut le mérite d’agacer immédiatement Adrian sans qu’il n’en comprenne tout à fait la raison. Sylas enlaça ensuite Lily qui se raidit immédiatement. Adrian remarqua qu’elle ne lui rendit pas son étreinte. Au contraire, passé la surprise, elle chercha à s’en défaire. Son sang bouillonna. Une irrésistible envie de l’éloigner de sa sœur le dévorait de l’intérieur.

Lily se libéra finalement d’un pas en arrière et dévisagea le nouveau venu d’un regard perplexe, loin de son assurance habituelle.

— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle. Je pensais que tu devais rejoindre l’Ombrebois avec une nouvelle section.

— Oh il s’est passé bien des choses, ma petite Lily. Le hasard étant ce qu’il est, Marthens m’a fait une offre que je n’aurai su refuser.

— Une offre ? Ici ? Depuis quand est-ce que tu es du genre à te satisfaire d’un poste loin du combat ?

— Caledor est plus actif qu’on ne veut bien le croire. Et puis, je n’ai pas vraiment le temps de m’ennuyer. Avec toutes ces jeunes sections en visite, il y a souvent l’occasion de se faire de nouvelles compagnies…

Sur ces derniers mots, Adrian vit Lily contracter la mâchoire. Il sentit son estomac se tordre et un frisson parcourir ses épaules. Lorsqu’elle reprit, la voix de sa sœur avait perdu toute perplexité pour se teinter d’un acier froid.

— Un Etherios de ton expérience serait plus utile sur le front. Je suis surprise que le commandement t’ait autorisé à accepter un tel poste.

— Il suffit de savoir jouer de la bonne influence, ma chère Lily.

Le regard carnassier de Sylas balaya le reste de la section. Il s’attarda une seconde de trop sur le visage d’Anya, glissa ensuite sur Isabella, qui releva le menton par défi, puis se posa enfin sur Talya. Adrian fit un pas devant elle, le souffle plus lourd. Un malaise planait. Ce n’était plus seulement dans sa tête. Une onde froide parcourait la section. Autour de lui, le sourire de Félix s’était complètement effacé. Gabriel venait de redresser les épaules en croisant les bras et Astrid effleurait déjà le pommeau d’une de ses haches.

Un rictus fier effleura les lèvres de Sylas quand il se retourna une fois de plus vers Lily. Elle le foudroya du regard. Les ballets de l’éther sur les cristaux s’intensifièrent, si bien qu’ils commencèrent à vibrer.

— Mais ça… Une chef de section aussi jeune et talentueuse que toi le sait déjà, reprit-il d’une voix mielleuse. Tu t’es trouvé là une bien jolie compagnie. Quel dommage que vous ne restiez pas plus longtemps. Il me tarde d’apprendre à vous connaître lors de vos futures visites.

Il se détourna finalement et Lily put enfin reprendre son souffle. La tension retomba comme la rosée du soir.

— Votre convoi sera prêt demain, ajouta Sylas en se dirigeant vers la sortie. Marthens a mis ses quartiers à votre disposition. Profitez donc de votre repos. On ne sait jamais s’il durera.

Bharim se racla la gorge lorsqu’il fut parti. Voir un tel colosse avec cette expression de gêne aurait pu faire sourire Adrian en temps normal, mais il n’en avait pas la moindre envie. Son cœur battait sa cage thoracique avec la régularité d’un métronome.

— Bon, ben… on f’rait p’têt mieux d’remonter nous aussi, grogna le contremaître d’un geste de tête. Y s’fait tard, pis vous d’vez être mort de faim.

Il se dirigea à l’extérieur à son tour et la section lui emboita le pas. Adrian croisa le regard inquiet de Talya. Elle observait Lily, restée seule en retrait. Il s’approcha d’elle avec toute la douceur qu’il pouvait et posa la main sur son bras.

— Lily ? Est-ce que ça va ?

Elle sursauta presque et lui bafouilla un oui étouffé. Adrian se pinça la lèvre, incertain de la question qu’il s’apprêtait à poser.

— C’était qui, ça ?

Il vit sa sœur hésiter un instant, avant qu’elle ne se mure à nouveau derrière un masque de froideur.

— Personne, asséna-t-elle en s’éloignant sans lui laisser la moindre chance d’insister. On remonte. Il nous faut du repos.

Adrian demeura immobile, impuissant, à regarder son dos rigide s’éloigner dans la pénombre du tunnel. L’espace d’une seconde, il avait vu une fissure se propager sur l’armure, mais l’acier était solide. Il croisa le regard compatissant de Talya et hocha la tête. Sur son visage pourtant, l’impuissance céda bien vite la place à quelque chose de plus tenace. Une résolution implacable. Il se refusa à rester une fois de plus sans rien faire, à accepter le silence en attendant que passe l’orage. Cette discussion n’aurait peut-être pas lieu aujourd’hui, mais il se fit une promesse. Elle finirait par venir. Et lorsqu’elle viendrait, il serait là pour elle. Il écouterait. Il comprendrait. Comme elle, au fond, l’avait toujours fait pour lui.

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