﴾ Chapitre 15.1 ﴿ : Vestigo

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Félix avait passé sa vie dans les bas-fonds à regarder vers le haut. Pour une Hirondelle, lever la tête n'était pas qu’une question de fierté, mais de survie. C’était chercher le rebord d’une fenêtre mal fermée par laquelle s’introduire, la corniche à laquelle s’agripper pour échapper aux brutes fraîchement dépossédées de leur bourse ou bien la faille dans la ronde des Gardes-ébènes devant la Fracture. C’était guetter l’ombre complice d’un auvent sous lequel disparaître, comprendre la direction dans laquelle se déplacerait une foule surprise par une course-poursuite. Son cou s’était musclé à force de jauger les hauteurs, de cartographier le moindre recoin des Arcades, ce labyrinthe de crasse et de rouille qu’il appelait encore foyer.

Et puis, il y avait les autres nuits. Celles plus calmes, avec le ventre moins vide et des patrouilles moins zélées. Ces nuits-là, regarder vers le haut prenait un tout autre sens. Il contemplait les lumières des hauts quartiers, les constellations inaccessibles qui piquetaient la colline d’Auréon. Chaque point lumineux représentait une vie qu’il ne connaîtrait jamais, une promesse d’échapper à la misère qui lui semblait aussi lointaine que les vieilles légendes que rapportait Mama Tana autour des feux d’hiver. Il s’était souvent demandé quel goût pouvait bien avoir un monde sans la peur du lendemain. Alors ce soir-là, à présent qu’il était enfin assis au sommet sur les balcons de Caledor, il regarda en bas pour découvrir que le vide paraissait encore bien plus profond qu’il ne l’avait imaginé.

D’ici, la lune n’était pas ce disque avare qui fuyait à travers les toits et les fumées du Tertre, mais un Oberin d’argent pur, posé sur le velours noir d’un ciel plus vaste qu’il n’en avait jamais observé. Elle inondait les lieues alentour d’une lumière si blanche et si froide que les reliefs de la vallée donnaient l’illusion que la carcasse d’un dieu mort y reposait depuis des éons. Le vent charriait le souffle lointain des forges : un frémissement métallique qui se mêlait aux odeurs de roche et de pin. Un spectacle à en crever, de ceux qui lui feraient presque oublier la véritable puanteur du monde. Presque.

Un frottement sur le bois ponctué de trois petits coups, l’arracha à sa contemplation. Il quitta l’abîme argenté du regard pour retourner sur le plateau coloré du Vestigo, le gambit des bas quartiers. Un jeu où il ne s’agissait pas de bâtir un empire, mais de planter son étendard dans les décombres de celui d’un autre. Le vainqueur ne gagnait pas un royaume, tout juste le droit de porter la Couronne de suie, aussi lourde et sale que les alliances qu’il avait fallu nouer et briser pour s’en emparer. Car au Vestigo, le pouvoir n’était pas moins qu’une dette contractée auprès de ceux que l’on avait trahis pour l’obtenir. Et dans les bas-fonds, les dettes finissent toujours par être payées, d’une manière ou d’une autre.

Félix se pensait jusqu’ici plutôt doué à ce petit jeu. À n’en pas douter, il possédait le plus haut ratio de victoires parmi toutes les Hirondelles réunies. Le Vestigo n’était pas qu’une affaire de stratégie, mais une affaire de nerfs, de bluff. Un art où, cela allait sans dire, il excellait. Si ses nombreuses courses lui avaient appris une chose, c’était bien de lire les regards, déceler la crispation d’une mâchoire ou encore le tremblement d’un doigt qui trahissait une main trop faible et bien souvent, une ambition trop grande. Mais il devait admettre que son adversaire du soir était d’une toute autre trempe.

Zaïd ne jouait pas au Vestigo. Il l’habitait. Chacun de ses coups se révélait d’une efficacité glaciale, méthodique, sans fioritures. Il ne laissait proprement aucune prise, aucune faille dans laquelle s’engouffrer. Il usait de son silence comme d’une arme, une pression constante qui laissait à Félix tout le loisir de douter. C’était sans doute pour cette raison que l’hirondelle abattit son prochain jeton sur le plateau avec un claquement démonstratif, plus sec que nécessaire. Simplement pour faire un peu de bruit, pour briser le fil. Il se pencha en avant, un rictus triomphant aux lèvres tandis qu’il ramassait déjà les jetons de son adversaire.

— Et hop ! Les Docks changent de propriétaires. Faut croire que la chance sourit enfin aux audacieux.

Fidèle à lui-même, Zaïd ne répondit pas. Il ne montra pas plus de frustration. À la place, il retourna une de ses cartes devant lui, prit l’un de ses propres jetons et, d’un geste à la lenteur délibérée, le posa à l’opposée, sur une autre partie du plateau. Le sourire de l’hirondelle s’effaça. D’abord anodin, le coup se révéla dévastateur lorsque Félix comprit son stratagème avec horreur. En un seul mouvement, Zaïd venait de bloquer son offensive, couper sa ligne de ravitaillement et menacer sa capitale en retournant ses propres mercenaires contre lui. Le bord de ses yeux, surlignés d’une ligne de khol, se souleva en un discret rictus. De toute évidence, Félix venait une fois de plus de tomber dans un piège préparé longtemps à l’avance. L’Hirondelle poussa un long soupir en se laissant retomber contre le parapet de pierre.

— Tu sais ce qui est le pire dans tout ça ? se lamenta-t-il. C’est qu’à chaque fois, je suis persuadé que tu n’as pas vu le coup venir. À chaque fois je me fais avoir, et à chaque fois je recommence. Faut croire que j’aime souffrir.

Zaïd ne répondit toujours rien. Il se contenta de récupérer cartes et jetons et de tout remélanger. Une invitation implicite à jouer une quatrième partie d’affilée que Félix se sentirait évidemment obligé d’accepter, plus par défi que par honneur.

— Pas très bavard ce soir ? poursuivit-t-il en se penchant pour ramasser ses propres pièces. J’ai l’impression que tu te fais un malin plaisir à ne rien dire de tes victoires. C’est presque la double peine.

Si Félix tentait sans succès de déconcentrer Zaïd, il devait admettre que ce silence là était presque reposant. Rien à voir avec le vacarme du dîner, où la voix grasse de Sylas avait rempli l’espace durant près d’une heure. Il gloussait à ses propres blagues, tout autant qu’à ses sous-entendus, forçait tout le monde à un silence gêné, du genre à donner l’envie de s’arracher les oreilles pour ne plus avoir à le supporter. L’espace d’un instant, Félix avait même craint qu’il ne se lance dans le récit autobiographique de ses exploits en dégustant son fromage. Un vrai paon, sans la grâce.

Zaïd acheva de remélanger les cartes du Vestigo, le visage impassible aux lueurs de la lune. Il commença la distribution. Félix le regarda faire, une pointe d’agacement dans la poitrine, puis lorsqu’il eut fini, leur regard se rencontrèrent.

— Tu me laisses gagner cette fois ?

— Ce que tu peux être bruyant… souffla enfin Zaïd d’une voix basse.

— Par les fesses du Créateur ! s’exclama Félix. Il parle !

— Tu sais, le silence n’est un ennemi que si on le pense vide de sens.

La phrase flotta une seconde de trop entre eux dans l’air frais de la nuit, si juste qu’elle frappa Félix avec la surprise d’un coup qu’on ne voit pas venir. Ses yeux s’étrécirent alors qu’il ramassait les cartes que Zaïd lui tendait.

— T’essaie de me dire quoi, là ? Que le mien a des fuites ? tenta-t-il avec une dérision moins assurée qu’à l’accoutumée.

— Non, lui répondit Zaïd en posant la pioche au centre du plateau. Je dis juste que tu ne lui laisse jamais vraiment l’occasion de s’installer. Tu pourrais essayer. Ça fait du bien, parfois.

À son tour, Félix ne répondit pas tout de suite. Il observa sa main, comprenant qu’à nouveau, son début de jeu ne serait pas de tout repos. Les mots de son camarade résonnaient en lui avec un désagréable écho de vérité.

— C’est que lui et moi, on est pas très copain, avoua-t-il, plus pour lui-même que pour Zaïd. Le silence, c’est le bruit de l’attente. Et j’ai très vite appris à ne rien attendre de bon.

Il posa un premier pion aux Arcades et piocha une carte, dévoilant en toute ironie une figure encapuchonnée, le doigt dressé devant les lèvres. Lui qui exécrait le silence venait d’en tisser un lui-même, plus épais que les brouillards qui roulaient parfois sur l’Itharion. Il s’attendit à une raillerie de la part de son adversaire, sans doute l’habitude de partager sa chambre avec Jonas, ou bien à un moment gênant, du genre de ceux qui s’installent lorsqu’une discussion qui ne vous est pas destinée vous parvient aux oreilles. Pourtant, dans le regard de Zaïd, il n’y vit ni moquerie, ni gêne, simplement de l’écoute. Une part de Félix lui hurla de blaguer, de briser la tension comme il l’avait toujours fait. Une autre, plus lasse, se demanda ce qu’il se passerait si, pour une fois, il ne le faisait pas. À cet instant, l’Hirondelle se dit que Zaïd avait sans doute raison. Que ce silence-là n’était peut-être pas un vide à combler par du bruit, mais un espace libre, où il pourrait peut-être poser un peu du poids qu’il portait depuis trop longtemps.

— Quand ma mère guettait le retour de mon père, toute la maison se taisait, expliqua-t-il en reposant les bras sur ses cuisses. Chaque bruit de pas dehors, chaque craquement du plancher… C’était peut-être lui. Un jour, le silence est resté. Il ne s’est plus jamais arrêté.

Zaïd baissa les yeux une seconde sur le jeu. Il plaça simplement un pion sur une chapelle et une carte face-cachée.

— Ton père, c’était Samir Ayamin, c’est bien ça ? demanda-t-il, une lueur de compréhension dans ses yeux sombres.

— Ouais… acquiesça Félix, la gorge soudainement nouée. Il était Garde-ébène. On disait que c’était un des meilleurs. En tout cas pour moi, il l’était sans aucun doute. Il connaissait tellement de monde dans les bas-fonds, et même dans les hauts quartiers. Les gens le respectaient. Lui et le père d’Adrian étaient si proches que c’est comme ça que je les ai connus, lui et Lily.

— Comment est-il mort ?

— En mission, hors du Mur. Le soir où il devait rentrer, il y a eu des coups sur la porte. J’ai dévalé l’escalier à sa rencontre, comme à chaque fois, et j’ai ouvert. C’étaient d’autres gardes qui avaient frappé. Moi j’avais neuf ans. J’ai rien compris à ce qui se passait.

Félix eut un court rire sec, dénué de joie.

— Ils ont parlé d’acte de bravoure. Ils ont tendu une médaille à ma mère. Une belle plaque de métal froid. Je l’ai vue tout retenir, ne rien montrer alors qu’elle me serrait dans ses bras. Et moi, comme un con, j’ai rien réussi à dire. Je suis resté silencieux.

— Je suis désolé, glissa simplement Zaïd.

Félix acquiesça. Il plaça un deuxième pion sur le premier et piocha une carte destin. Il soupira intérieurement. À croire que l’imposteur, là-haut, avait décidé de lui faire passer un message, ce soir-là.

— Après ça, le silence est devenu trop assourdissant pour moi, reprit-t-il en haussant les épaules, comme s'il cherchait à minimiser le poids des mots qui suivraient. Il fallait que je fasse du bruit pour m’en sortir, et que je trouve un moyen d’aider ma mère parce que, sans la solde de mon père, c’était devenu beaucoup plus difficile pour elle de mettre ce qu’il fallait sur la table. Alors j’ai commencé par voler quelques bourses. C’était plus facile que ça en avait l’air, et le risque… l’adrénaline, je sais pas vraiment pourquoi, mais ça couvrait le silence. Comme j’étais doué, j’ai continué. Toujours plus gros, toujours plus risqué. Jusqu’à ce que je me fasse prendre. J’ai passé trois jours en cellule, avant qu’un type m’en fasse sortir. Un grand barbu avec des yeux vairons.

— Milos, en déduisit Zaïd en poursuivant la pose de ses pions.

— Ouais. Il m’a dit qu’il suivait avec attention ce que je faisais depuis quelques temps, que si j’étais intéressé, il avait du travail pour quelqu’un comme moi. C’était plus fou et surtout plus risqué que tout ce que j’avais pu faire jusqu’ici, alors j’ai ignoré les mises en garde de ma mère et j’ai dit oui. C’est de là que j’ai proposé à mes deux premières complices de me rejoindre et que nous avons fondé les Hirondelles. Pour que d’autres gamins dans notre cas aient quelqu’un pour faire du bruit avec eux. Pour ne plus jamais à avoir à attendre seuls.

Le dernier mot resta un temps suspendu dans l’air froid du balcon. Félix s’échappa loin de leur partie, loin de Caledor. Il repensa à Leona avec une pointe au milieu du cœur, à la détermination qu’elle avait toujours eue, au sourire qui cachait si mal les bleus sur sa peau. C’était elle, la première Hirondelle. Pourtant, elle était seule, quelque part là-dehors. Elle attendait sans doute dans le silence et lui, malgré son bel uniforme et son nouveau statut, profitait d’un spectacle qu’il lui avait toujours promis, occupé à pousser des jetons de bois sur un plateau. La rage et l’impuissance lui nouèrent la gorge.

Il balaya le balcon d’un regard las, comme s’il cherchait à fuir ses propres pensées, et remarqua enfin la silhouette discrète qui se dessinait à l’autre bout. Mei se tenait assise, les pieds à quelques centimètres seulement du vide. Ramassée sur elle-même, le dos contre la pierre, elle observait la vallée, traçait méthodiquement quelques traits sur un petit carnet, posé sur ses genoux. Depuis combien de temps était-elle là ? Il ne l’avait pas remarquée, malgré trois parties acharnées de Vestigo. Enfin, acharnée… Ce n’était peut-être pas tout à fait le bon terme. Zaïd l’avait écrasé à chacune d’elles. Une autre question, plus délicate, lui sauta soudain au visage : avait-elle entendu leur discussion ?

Une gêne sans nom lui fit chauffer les pommettes. Heureusement, celle-ci ne dura pas. Des bruits de pas retentirent et Talya sortit à son tour sur le balcon. Elle avisa l’Hirondelle, Zaïd, puis Mei et se dirigea vers elle sans l’hésitation des premiers jours. Intrigué par son goût insoupçonné pour le risque, Félix l’accompagna du regard. Son pronostic sur les chances de sa camarade de se faire envoyer paître ? Quatre-vingt-quinze pour cent. Et encore, l’estimation se voulait optimiste.

Comme attendu, Mei releva la tête dans un soupir presque inaudible, le visage fermé. Félix s’attendit à ce que Talya recule, mais la jeune fille préféra jouer quitte ou double avec sa propre vie. Elle prit place à côté de Mei en veillant tout de même à laisser deux bons pieds entre elles. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent, songea Félix.

Un long silence passa avant que Talya, curieuse, ne se penche vers le carnet. La probabilité creva le plafond. Félix s’attendait à voir l’héritière des Akino refermer son livre d’un moment à l’autre et partir, mais comme visiblement, l’univers entier avait décidé de lui donner tort, elle inclina juste son dessin pour présenter son œuvre.

Félix sentit ses sourcils bondir plus haut que Finn le badaud le jour à le vieux Tom l’avait surpris passer en douce voir sa fille. Lorsque l’on connaissait la réputation du patron de la Dernière Goutte, on ne pouvait s’empêcher de penser que ce bougre de Finn était bien loin d’être capable de vider l’eau d’une chaussure, même si les instructions se trouvaient sous le talon. Cela dit, il fallait lui reconnaître une belle capacité à se sortir de ce genre de situation en vie.

Un sourire s’esquissa sur le visage de Félix en repensant à cette belle soirée, mais bien vite, ce sont les paroles de Talya à l’infirmerie qui les chassèrent. Lorsqu’elle s’était confiée sur Mei, Talya lui avait parlé de la tristesse qu’elle ressentait chez elle, de la solitude qui couvait derrière le masque de sa voisine de chambrée. Sur le moment, Félix n’y avait pas vraiment cru. L’héritière des Akino, seule ? Une mauvaise blague. Il gravitait des centaines de personnes autour des grandes familles.

Pourtant, en la voyant là, sans la moindre expression et immobile dans la lueur blafarde de la lune, il commença à se dire que peut-être, Talya avait vu juste. Il commença même à songer que la solitude ne faisait sans doute pas de distinction de quartier. Il repensait au discours qu’il venait de tenir sur les Hirondelles, à quel point l’ironie aimait s’amuser avec lui lorsque la voix de Zaïd le ramena au présent.

— C’est ton tour.

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