﴾ Chapitre 15.2 ﴿ : Vestigo
Félix observa le plateau à la recherche d’un bon coup. Zaïd venait de récupérer les Arcades. Une provocation à peine voilée. Cette fois-ci, il ne tomberait pas dans son piège. L’orgueil resterait de côté. Il ne posa aucun jeton. À la place, il piocha trois nouvelles cartes : une milice, une ressource et une nouvelle carte destin. Plus qu’une, et il pourrait la changer contre celle de son choix. Le seul souci ? Le Vestigo n’en comptait exactement que trois. Autant dire que les chances de piocher la dernière avant que Zaïd ne puisse mettre fin à la partie approchaient dangereusement le zéro. S’il ne l’avait pas déjà en main.
— Enfin bref, lâcha-t-il dans un soupir. On va pas refaire le monde ce soir. À toi.
Zaïd ignora les jetons lui aussi. Il piocha, puis demeura un instant les yeux dans le vague.
— Je ne connaissais pas ton père personnellement, laissa-t-il finalement échapper, mais il avait la réputation d’être un homme droit. Les gens le respectaient, même ceux qui honnissaient les Garde-ébènes. C’est une réputation que peu peuvent se vanter d’avoir. Une anomalie, sans doute, pour certains.
Intrigué par le fiel présent dans la voix de son camarade, Félix haussa un sourcil.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? T’es un Basara, non ? Niveau réputation ça se pose là. J’en connais pas beaucoup qui vous manqueraient de respect.
— C’est vrai, avoua Zaïd d’un rictus amer. Je suis un Basara. C’est bien là tout le problème. Ce n’est pas du respect que je vois dans les yeux des autres. C’est de la crainte. Ma réputation était faite avant que j’apprenne à marcher. Ton père a dû se battre pour se faire un nom. Tu devras sans doute encore le faire pour que l’on reconnaisse sa valeur dans cette section. Moi… Je dois me battre contre le mien avant même d’avoir pu faire mes preuves.
Une fois encore, le silence se présenta à Félix tel qu’il l’avait toujours vu : un invité indésirable. Ses propres mots flottèrent autour de lui pour le tourmenter. Il se sentit presque stupide de les avoir prononcés. Une réputation. Du respect. Il se revit quelques semaines plus tôt, dans les couloirs du Célestium, à dépeindre Zaïd à Adrian, avec la méfiance instinctive de celui qui avait trop souvent côtoyé les prédateurs. Il avait jugé l’homme sur la simple base de son nom. Pour la simple raison qu’on disait de son père, l’un des Barons les plus violent des bas-fonds, qu’il n’hésitait pas à clouer les mains des voleurs sur les piliers de ses entrepôts. Pour l’exemple. Pour le respect. Une réputation, certes, mais forgée dans le sang et la peur.
Il avait pourtant suffi de quelques jours à fréquenter Zaïd pour se rendre compte qu’il ne rentrait pas du tout dans la même case. L’espace d’un instant, l’air abattu qui perçait sur son visage fit culpabiliser Félix. Il songea à Adrian et la manière dont il se recroquevillait chaque fois que quelqu’un prononçait le nom de Tisseciel avec trop de respect. L’un portait son nom comme un fardeau trop lourd pour ses épaules, l’autre le fuyait comme une malédiction. Avec une ironie amère, Félix se dit qu’il s’agissait bien là de la même prison, avec des murs d’une couleur différente.
— Mon père pense que la cruauté est une langue que tout le monde comprend, reprit Zaïd en tirant Félix de ses pensées. Il pense que je suis faible, parce que je refuse de la parler. Pour lui, un Basara qui n’est pas craint est un échec.
Il baissa les yeux vers le plateau. Il semblait y voir le reflet de sa propre vie.
— Si j’ai fait le choix de devenir un Etherios, ce n’est pas pour la gloire. Ce n’est pas pour me faire une quelconque réputation et encore moins être craint. C’est pour lui donner tort. C’est le seul moyen de lui prouver qu’il se trompe.
— Qu’il se trompe ?
— Il pense que la force, c’est de savoir pousser les autres pour ne pas tomber. Moi je crois qu’elle est dans le courage de tendre la main vers ceux sur le point de chuter, même quand on est soi-même au bord du vide.
Félix l’écouta tout en jouant machinalement son tour. Il décidé de piocher, tira une carte ressource, une carte poison, qui lui permettrait d’éliminer un élément gênant, ainsi qu’une autre qui présentait un fil lumineux, tendu entre deux portails : Les voix d’Aelion. Une carte qui permettait d’échanger la position de n’importe quel pion entre deux cases chapelles. Une carte qu’il lui serait difficile d’utiliser. Les chances de survies d’une seule force en territoire ennemi frôlaient dangereusement le zéro. Il soupira en les plaçant dans son jeu.
La partie continua. Zaïd préféra jouer plus de pions pour accentuer sa présence sur le plateau. Félix fut contraint de le suivre. Les deux joueurs échangèrent une bonne dizaine de coups avant que l’hirondelle ne tire une carte d’un rouge carmin. Son cœur manqua alors un battement. Elle dépeignait deux Oberins d’argent, figés au milieu de leur chute. L’un présentait l’emblème de Canaan, l’autre, un crâne ciselé. Pile ou face. La chance ou la mort. La fortune du Vaurien, l’ultime pari, mais surtout, la dernière carte destin.
Félix déglutit et lutta pour ne pas sourire. Le moment n’était pas encore venu, mais quelque chose germait dans son esprit. Il posa simplement un pion puis regarda Zaïd en attendant son tour.
— C’est une idée louable, concéda-t-il.
Il repensa à ce que son camarade venait de dire. Les paroles de Zaïd étaient nobles, dignes d’un vrai sermon des prêtres du créateur. Elles sonnaient pourtant creuses à la lumière de ses actes passés.
— Je peux te poser une question ? interrogea Félix tandis que son adversaire se saisissait de trois cartes.
— Vas-y, répondit ce dernier.
— Il y a quelque chose que je m’explique pas. Si tu penses vraiment ce que tu défends, si pour toi, tout ça a un sens, alors pourquoi est-ce que tu l’as pas fait le moment venu ?
— Je ne suis pas certain de te suivre.
— Je parle d’Anya. Le premier jour, tu lui as pas tendu la main. Tu lui as collé la même étiquette de « faible » sur le dos. Je connais pas Anya autant qu’Adrian, mais du peu que j’en ai compris, c’est une vraie sainte. Elle et son père font beaucoup pour soigner ceux qui ont rien. Si elle a décidé de devenir Etherios, c’est sans doute pas sans raison. Peut-être qu’elle aussi, elle aimerait prouver des choses, tu penses pas ?
Le masque de Zaïd se fissura. Félix vit une honte palpable gagner son visage. Il baissa les yeux vers le plateau, incapable de soutenir son regard. Il resta ainsi un moment avant de répondre.
— J’ai eu peur, avoua-t-il dans un murmure. Et quand j’ai peur, je deviens comme mon père. J’ai grandi comme ça. C’est plus facile de frapper que de montrer une faille. J’ai vu ce que j’ai pris pour une fragilité, et j’ai pensé qu’elle serait une faiblesse. Une faiblesse qui pourrait tous nous tuer. Qui pourrait me tuer, avant que j’aie pu honorer la promesse que je me suis faite. Avant de pouvoir prouver ma valeur.
— La valeur… souffla Félix en regardant ses pions sur le plateau d’un gris de cendre. Est-ce que ça vaut vraiment le coup de prouver la sienne si c’est pour écraser les autres en chemin ?
L’hirondelle vit Zaïd se renfrogner de culpabilité. Il le laissa à ses réflexions et regarda sa main. Il pouvait jouer sa carte milice, ainsi que ses ressources pour tenter une attaque de front. Ce plan promettait de nombreux tours à s’affronter et des ruines pour le gagnant. Peut-être remporterait-il cette partie, mais pas d’une manière qui lui conviendrait, et il avait également tout le loisir de la perdre. Restait alors ses autres atouts : les trois cartes destin. Comment ne pas penser qu’il s’agissait d’un signe, lui qui ne lui devait rien ? Malgré toutes ses parties, cela ne lui était jamais arrivé. Il pouvait les échanger contre une unique carte de son choix restante dans la pioche. Il pouvait choisir la Purge, et nettoyer les Arcades de toute présence, la sienne y comprit, puis s’ouvrir un chemin droit au cœur des territoires de Zaïd. Il pouvait opter pour la Fureur des Barons et faire tomber les têtes d’une milice par territoire. Le reste serait réglé dans un pur rapport de force. Un bain de sang, à n’en pas douter.
Non. Une victoire au goût de cendre ? Très peu pour lui. Il y avait sans doute mieux à faire. Félix laissa son regard glisser sur le plateau à la recherche d’une opportunité que la force seule ne pouvait saisir. A force de réfléchir, il s’arrêta sur l’un de ses pions qu’il avait maintenu à l’écart dans le quartier des Fonderies, sans grande utilité pour le moment car Zaïd avait choisi de jouer à l’opposé. Un espion. Un combattant inutile car plus faible que tous les autres, mais qui pouvait se déplacer de trois cases et permettait de protéger toute force des effets de carte de l’adversaire sur celle où il se trouvait. Et en parlant de case, celle-ci jouxtait justement une chapelle.
Une étincelle brilla dans les yeux de Félix. Un plan se dessinait dans son esprit. Un plan absurde, digne d’une Hirondelle. Un rictus fendit son visage. Décidément, le destin avait de l’humour.
— Je rejoins la chapelle, dit-il en déplaçant son espion. De là, je joue les Voies d’Aelion.
Circonspect, Zaïd l’observa déplacer son pion jusque sur son propre territoire, sur l’église à deux pas de sa citadelle, puis le glisser lentement face à son capitaine de la garde. Son front se plissa. L’espion seul n’avait aucune chance contre l’adversaire le plus redoutable du plateau, et même si, par miracle, il parvenait à trouver un moyen de le faire gagner, ses trois déplacements étaient consommés. Le reste de ses milices se chargeraient de l’intrus. Alors pourquoi Félix semblait-il si confiant ?
— J’ai pas vraiment envie de me battre contre plus fort que moi, reprit Félix en réponse. Et si on faisait les choses différemment pour un fois ? Tu veux bien que ton gardien et moi on discute un peu ?
Félix retourna trois cartes sur la table avec, dans le coin supérieur gauche, le même symbole de balance. Zaïd tressaillit. Il se mordit la lèvre et s’apprêta à retourner une carte face cachée pour l’en empêcher, mais les étoiles s’étaient alignées pour Félix.
— Les cartes pièges seront inutiles sur un espion. J’échange mes destins. Je choisi l’Allié Inattendu.
Zaïd écarquilla les yeux. Il parcourut frénétiquement son jeu du regard et plaça devant lui une carte où se dessinait un rempart. Il n’empêcherait pas ce qui allait arriver, mais au moins, il aurait un tour de plus pour défendre sa citadelle.
— Il parait que tout homme a son prix, poursuivit Félix en jouant sa nouvelle carte. Ton capitaine vient d’accepter le mien.
Avec une lenteur théâtrale, Félix prit le pion de son adversaire et le retourna pour en changer la couleur. Il ne lui restait plus qu’une dernière chose à faire. Il déposa une dernière carte sur le plateau. Une carte où une figure encapuchonnée dressait le doigt devant ses lèvres. Zaïd disséqua ce coup de maître, la trahison silencieuse qui venait de le détrôner. Une incrédulité amusée s’empara de son visage. Son Rempart à présent annulé, il soupira, avant de renverser sa citadelle d’une pichenette. Un vrai sourire étira cette fois ses lèvres.
— Bien joué, admit-il avec une chaleur nouvelle dans la voix. Je crois que c’est la première fois que je vois quelqu’un gagner sans verser la moindre goutte de sang.
Félix se redressa sans célébrer sa victoire.
— Pense à t’excuser auprès d’Anya, dit-il sans la moindre trace de plaisanterie. Ça coute rien, et parfois, c’est la seule façon de gagner ce qui compte vraiment.
Zaïd considéra ces mots avec attention et hocha la tête. Félix s’étira en baillant. Il le laissa à sa promesse et à sa défaite, puis quitta le froid du balcon pour rejoindre les couloirs silencieux.
En se dirigeant vers l’une des chambres que Marthens Trevian avait mis à leur disposition pour la nuit, il croisa Lily. Ils échangèrent un regard sans un mot. Félix lui en voulait encore. Pour Leona. Pour ce qui s’était passé au Tertre. Pour les choix qu’elle avait dû faire.
Il la dépassa, prêt à la laisser dans son silence comme elle l’avait laissé dans le sien, mais quelque chose dans son regard l’en empêcha. Ce n’était pas celui de la chef de section qui le jugeait, c’était celui de Lily. Tout simplement. Un regard teinté d’un regret qu’elle ne parvenait plus tout à fait à masquer. Félix repensa à la conversation qu’il venait d’avoir avec Zaïd. Lui se battait contre les silences du passé, elle, contre le vacarme de la responsabilité. Une part de lui commençait à comprendre que les choix qu’elle avait dû faire jusqu’ici n’avaient peut-être jamais été contre lui. Ils étaient nécessaires. Un choix pour tous les autres. Le choix de ce qui était juste avant ce que son cœur lui dictait.
Il s’arrêta.
— Lily.
Elle sursauta presque, surprise qu’il lui adresse la parole. Elle se retourna. Félix resta de dos, dans l’encadrement de couloir, les poings serrés.
— Je suis désolé, souffla-t-il, maladroit. Et… merci.
— Merci ? répéta-t-elle, incrédule.
— Ouais. Pour tout ce que t’as fait. Pour moi. Pour nous.
Un silence passa. Lily ne savait pas quoi lui répondre. Un sourire infime naquit sur son visage tandis qu’elle hochait lentement la tête. Félix poursuivit sa route et elle le regarda disparaître au coin du corridor. Elle resta là un moment de plus, une chaleur inattendue au creux de la poitrine.

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