﴾ Chapitre 16.1 ﴿ : Le lys et la rivière

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Lily resta seule dans le couloir. Les excuses de Félix avaient trouvé leur chemin, lui suggéraient que, peut-être, le lien qui les unissait n’était pas aussi brisé qu’elle voulait bien le croire. Pourtant, elles ne suffisaient pas à chasser le froid qui lui collait à la nuque. Le prix à payer pour les responsabilités qu’elle avait dû suivre. Pour celles qu’elle suivrait encore. Elle soupira, tâchant de refouler ces pensées tenaces avant de reprendre son chemin.

Ses pas la guidèrent d’eux-mêmes à l’opposé des quartiers qui leur avaient été assignés, vers une aile plus tranquille du complexe minier. Un endroit qui ne faisait plus qu’un avec les entrailles de la montagne. Elle poussa une porte de bois brut qui s’ouvrit dans un silence feutré. Une vague de chaleur douce l’enveloppa aussitôt, accompagnée d’un parfum de cire chaude et d’encens. La pièce n’était qu’une simple salle voûtée, taillée dans la roche, mais la dévotion des mineurs l’avait transformée en une véritable chapelle.

Des centaines de bougies s’alignaient le long des parois, sur les tables, les caisses retournées ou à même le sol. Un firmament de flammes vacillantes qui faisait danser les ombres et peinait à repousser la pénombre. Les quelques bancs de bois sombre, usés par des générations de corps brisés, faisaient face à un autel rudimentaire, taillé dans un bloc unique de marbre blanc. Derrière celui-ci, peint en noir sur la pierre, le symbole de l’Ordre se détachait, reconnaissable du premier coup d’œil : le cercle fin, percé des six pointes et couronné de sa demi-lune. Il servait de toile de fond à une magnifique statue, dont la main tendue promettait l’absolution. La lumière jouait sur les plis de sa toge et sur son visage aux traits sereins. Aelion. Le Créateur, sauveur et guide éternel de l’humanité. Pour Lily, et tout ceux qui avaient un jour cherché des réponses en sa maison, il incarnait le visage de l’espoir, le dernier sanctuaire lorsque tout menaçait de s’effondrer. C’était pour la quiétude qui régnait ici, pour cette chaleur, que Lily était venue. Pour se retrouver seule face à celui qui, du moins l’espérait-elle, écoutait encore ses prières.

Alors que son regard s’habituait peu à peu à la pénombre, elle remarqua enfin la silhouette qui se découpait sur le premier banc. Les bagues dans les cheveux de Zaresan reflétaient doucement la lueur des bougies. Il ne bougeait pas, agenouillé à gauche de l’autel, la tête inclinée et les mains jointes dans une posture de dévotion absolue. Lily hésita à le déranger, mais elle avait plus que besoin de ce recueillement. Sans un bruit, elle remonta les rangées de banc et s’agenouilla sur celui de droite. Elle ferma les yeux dans un soupir, s’empara du médaillon qu’elle portait sous son uniforme et l’enferma au creux de ses mains. Le métal était froid contre sa peau.

Pendant de longues secondes, elle chercha sans succès les bons mots, les prières qu’elle avait pourtant longuement répété par le passé, mais elles se noyaient dans le tumulte de ses pensées. Comme à chaque prière depuis le retour de sa dernière mission, les vagues ne tardèrent pas à submerger la digue qu’elle s’était construite. D’innombrables vagues de souvenir, ceux qu’elle aurait tout donné pour enfouir dans les tréfonds de son âme. Parmi eux, les traits déçus de Félix, de Sheerah, la peur dans les yeux de Talya, la tristesse dans ceux d’Adrian et Menma le jour où ils avaient appris que Liz ne rentrerait pas… Les visages cédèrent la place au sourire immonde de Sylas, à la carcasse brisée d’un Ashir, à celles de ses propres camarades… Pourquoi étais-tu trop faible pour les sauver ? Pour te défendre ? Tu as condamné ceux qui comptaient sur toi, et voilà que tu es prête à recommencer ? Tu n’as aucune valeur.

Les mains de Lily se pressèrent sur son médaillon au point d’en trembler. L’amère litanie martelait son crâne comme une mer déchaînée contre une falaise, lorsqu’une voix grave y fit revenir l’accalmie.

— Ta prière est bien tourmentée, ma cheffe.

Elle rouvrit les yeux dans un sursaut. Zaresan ne la regardait pas. Son attention restait portée sur la statue d’Aelion. Lily se reprit discrètement.

— Pardonne-moi, souffla-t-elle, surprise par cet instant de faiblesse. Je ne voulais pas te déranger.

— La maison du Créateur est assez grande pour tous les fardeaux, lui dit-il avec une certaine douceur. Le silence y est parfois moins lourd lorsqu’il est porté à deux.

Lily ne répondit pas. Les mots du colosse ne semblaient pas choisis par hasard. Elle sentit son regard se porter sur elle sans rien exiger et, pour la première fois depuis des années, une part d’elle se demanda s’il n’était pas temps d’entrouvrir ce qu’elle gardait fermé à double tour. Les mots lui échappèrent malgré elle.

— Est-ce que ça t’arrive de douter ?

— Chaque jour, répondit-il. Sans quoi je ne serais pas ici à prier.

— Je prie aussi, Zaresan, reprit-elle à mille lieues de son habituelle assurance. Depuis que Liz n’est plus là… c’est la seule chose qui m’a empêchée de sombrer. Je prie dans l’espoir qu’on me réponde.

— Et quelles réponses as-tu trouvé ?

— Aucune, avoua-t-elle dans un soupir. J’ai vraiment pensé qu’on m’entendrait, que si je suivais les préceptes à la lettre, si j’acceptais de croire, de faire des sacrifices, alors peut-être qu’Aelion me guiderait. Seulement, plus j’avance et moins tout ça a de sens. J’ai vu la cruauté dont l’homme est capable. J’ai vu ce qui nous attend vraiment, là, dehors. Je refuse de croire que le Créateur laisserait tout ça arriver, tout comme je refuse de croire ceux qui pensent qu’il nous met à l’épreuve, que tout ça n’est que le prix à payer pour les péchés de l’humanité.

Elle secoua la tête.

— J’ai peur pour les miens, Zaresan. J’ai l’impression que tout m’échappe, aujourd’hui plus que jamais, et je ne trouve que le silence en retour. Alors, certains soir comme celui-ci, je commence à me demander à qui est-ce que je parle vraiment. S’il ne nous a pas tout simplement abandonné.

Un frisson remonta la peau de Lily tandis que ses mots demeuraient suspendus dans l’air chaud de la chapelle. Des mots dangereux que tant d’autres n’osaient qu’à peine murmurer dans le secret de leur cœur. Elle remercia le ciel que personne d’autre ne soit là pour les entendre. Si de telles paroles parvenaient aux oreilles indiscrètes d’un dévot de l’Ordre, elle savait que la seule chose qui l’attendrait à son retour serait les geôles froides des tréfonds de la Cathédrale. Son statut d’Etherios lui éviterait peut-être la potence, mais on l’interrogerait pendant des jours, on l’empêcherait de dormir, on la forcerait à des prières incessantes, à marquer sa chair de ses propres mains pour en expier le péché. Une absolution totale, la repentance arrachée au fer rouge.

Sur le moment, Lily se sentit profondément stupide de s’être confiée ainsi. Elle ne connaissait Zaresan que depuis quelques semaines. Il aurait dû être prêtre. La dévotion qui l’habitait semblait être le pilier même de son existence. En remettant en doute l’existence même de ce en quoi il croyait, c’était lui qu’elle insultait. Il aurait très bien pu la dénoncer, mais il ne le fit pas. Son visage n’exprima d’ailleurs pas la moindre surprise, le moindre jugement, au contraire. Il se tourna vers elle avec une patience dans le regard que Lily ne put s’empêcher d’envier. Dans ses yeux, elle ne vit pas le feu brûlant d’un fanatique, mais la sagesse d’un homme qui avait lui-même contemplé l’abîme.

— Quand mon père est tombé malade, j’ai dû quitter le cycle d’Ascèse, expliqua-t-il d’une voix basse et calme. J’allais dédier ma vie à la lumière d’Aelion, et lui m’envoyait dans les ténèbres de Caledor. J’ai maudit son nom chaque jour. Pour ce qu’il nous avait fait. Pour ne pas m’avoir répondu. Pour m’avoir abandonné… Crois-moi, je comprends parfaitement ce que tu ressens.

Zaresan marqua une pause. Il releva la tête vers le visage de marbre. Les tatouages blancs qui pointaient hors du col de son uniforme reflétaient la lumière dorée des bougies.

— Et puis j’ai fini par ne plus espérer de réponse. J’ai compris qu’on ne m’en apporterait pas. Alors j’ai arrêté de regarder le ciel. J’ai regardé les autres mineurs, ceux qui, comme moi, s’étaient perdus sur le mauvais chemin. J’ai vu le vieux Quillin partager sa maigre ration avec un garçon qui faiblissait. J’ai vu la frêle Dina risquer sa vie pour soutenir une poutre qui allait céder et sauver sa galerie tout entière. J’ai vu ce que sont prêts à offrir ceux qui n’ont rien pour protéger les leurs. Et j’ai compris. J’ai compris que tout ce temps, je cherchais Aelion au mauvais endroit.

Il se tourna vers Lily qui demeurait pendue à ses lèvres. Comment pouvait-il avoir autant de gravité et de paix à la fois dans la voix ? Et pourquoi elle, sa cheffe de section, éprouvait-elle la douce mais humiliante impression de n’être qu’une enfant que l’on console après un chagrin ?

— Peut-être que la foi, ce n’est pas implorer Aelion de nous venir en aide. C’est de devenir ses mains pour aider les autres. Peut-être que le Créateur ne nous met pas à l’épreuve, mais qu’il nous fait confiance pour être la lumière quand tout est noir. Ta prière n’est pas silencieuse. Elle est simplement exaucée par tes propres actes. Tout à l’heure, je t’ai demandé quelles réponses tu avais trouvé, pas si tu en avais obtenu. Ces réponses que tu cherches sont peut-être déjà là, quelque part. Il te suffit de baisser la tête pour les voir.

La profondeur de ses mots déstabilisa Lily. Ils résonnaient en elle comme jamais aucun dogme ne l’avait fait. Baisser la tête pour les voir. Son regard se perdit sur le sol, sur les bougies qui s’accumulaient près des colonnes par dizaines. Elle repensa au visage de Liz lorsqu’elle l’avait vu pour la toute dernière fois, ses dernières paroles et la promesse qu’elle s’était faite ce jour-là. Celle de devenir une grande Etherios. Celle de veiller sur Adrian, Félix, Sheerah, Talya, et tous les autres. Ils comptaient tous sur elle. Ils étaient sa réponse.

Elle sentit le nœud dans sa poitrine se délier. Un trait brillant se dessina sur sa joue. Une unique larme qui n’avait pas le froid habituel de ses cauchemars, mais la douce chaleur de quelque chose qu’elle n’avait pas senti depuis bien trop longtemps : l’espoir. Elle s’empressa de l’essuyer puis dévisagea Zaresan qui l’observait avec la bienveillance tranquille de celui qui avait enfin fait tomber le masque.

— Tu n’as rien vu, c’est bien compris ? le menaça-t-elle, gênée.

— De quoi parles-tu, ma cheffe ? lui répondit Zaresan, les yeux plissés par un sourire.

Lily le lui rendit discrètement. Elle se sentait soudainement aussi lourde qu’une enclume. Elle ignorait qui de leur journée de chevauchée, ou bien de l’apaisement lié à leur discussion était responsable de l’intense fatigue qui la gagnait, mais elle aurait tout donné pour ne pas avoir un étage à gravir pour rejoindre sa chambre.

— Je vais aller dormir, dit-elle. La route sera longue demain.

Elle accorda un regard nouveau à la statue d’Aelion puis poussa un profond soupir. Le poids sur ses épaules restait là, écrasant, mais elle avait l’impression de le porter différemment. Il n’était pas une malédiction. C’était un choix. Le sien.

— Merci, Zaresan.

Sans attendre, elle lui tourna le dos et quitta les lieux en le laissant à ses prières. Zaresan ne la regarda pas partir, reportant lui aussi son attention sur le visage de marbre qui veillait sur eux, immobile. Il sourit à nouveau. La chapelle pouvait paraître vide à présent, et pourtant, il en était certain, jamais elle n’avait été aussi pleine.

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