Au trou, encore…

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La nuit suivante, une voix me parle.

Laquelle ? me direz-vous. Aucune idée. Elle perce, très doucement, à travers les ronflements de P’tits-pieds, l’assistant du shérif. Dans le bureau, son palais d’alcoolique vibre comme une contrebasse de l’enfer, facilitant le sommeil malgré les démangeaisons des angiophores. J’l’entends néanmoins, petite mélodie dans la nuit. Je n’y prête qu’à moitié attention. Depuis que je suis enfermé ici, la réalité que je croyais connaître me semble de moins en moins nette. J’ai l’impression de vivre à la surface d’une feuille de papier, coincé à ne voir que du plat, alors que je sais pertinemment que le monde est en relief.

P’tits-pieds vient de s’arrêter, ayant probablement manqué de tomber de sa chaise. La complainte apparaît alors plus clairement. Ça vient de quelque part au-dessus de moi.

Je jette un œil dans l’autre cellule. Je sais très bien qu’il n’y a personne. Le shérif me l’a montré. Mais la présence est là, je la sens. J’en démordrai pas ! Je suis sûr que le murmure vient de cet endroit, même un peu en hauteur, comme venant du plafond.

— Vous voulez quoi ? j’demande, avec la témérité molle du mec à moitié dans le gaz.

— App... toi…

Bon sang de putain de merde ! C’est vraiment une voix ! Une vraie voix de fantôme. Ou de tête coupée. Mon cœur saute un battement. Je sors d’un coup de ma somnolence.

— Qui êtes-vous ?

Flotte au plafond comme une eau noire. À sa surface, l’écho d’un rire. Celui de Vieux-Red. Ou un autre.

— Approche…

Le sol s’échappe, des doigts y grouillent, des bouts d’os aussi. Je grimpe sur le lit, m’agrippe aux barreaux de la fenêtre. Dans la cellule d’à côté, une forme oblongue descend du plafond. Un indigène AOI. Autour de lui les voyelles tournent et grondent, font trembler les murs. Je le reconnais, c’est celui qui m’a attaqué il y a quelques années. Ma plaie s’en souvient, d’ailleurs elle se perce.

— Tu es là ? demande la voix.

Celle d’une femme. Celle d’une mère. Mais la forme grandit, emplit l’espace. Des doigts se referment sur les miens à travers les barreaux. Ils serrent.

— Hé ! Tu m’entends ? fait la voix du dehors, toute proche de mon oreille.

Je me tourne, vise la forme sous la fenêtre. C’est Ronha. La chose de la cellule d’à côté se voit ravalée par le plafond, le sol se vide. Sa voix est si claire, si lumineuse même, les ombres meurent en l’entendant.

— Ma mère m’a dit que tu étais là, me glisse-t-elle, les yeux bourrés de sollicitude.

Ronha, ma sauveuse, mon amie, la femme de ma vie. Ronha !

— Tu es là ? Vraiment là ? j’lui demande, incrédule. C’est un rêve ?

— Pourquoi t’es emprisonné ? s’embrase-t-elle. Des criminels multirécidivistes courent les rues de Black County sans même être inquiétés et toi, tu as droit aux barreaux ?

— Cherche pas, Ronha, c’est un malentendu.

La pauvre, elle m’attend. Je lui ai promis des choses. J’tiens même pas le début de mes promesses, je suis qu’un con.

— Tu crois qu’il va te garder encore longtemps ? demande-t-elle, presque timide.

Ses lèvres fines reflètent les trois lunes, ses yeux brillent. Son souffle s’envole, avec sa chaleur. Elle se consume, et je ne peux même pas lui offrir de sauf-conduit.

— Bientôt, mens-je, serrant ses doigts froids à travers les barreaux, mêlant ma respiration à la sienne. Très vite, Ronha. J’ai gagné d’quoi faire… On va pouvoir partir. Attends encore…

— D’accord, accepte-t-elle, l’air résigné. J’attendrai.

Ses doigts quittent les miens.

— Tu veux que je dise un mot au shérif ? me lance-t-elle, comme si elle parlait d’organiser un souper. Ou qu’on monte un coup, les filles et moi, pour te permettre de t’échapper ?

Elle est mignonne. Je l’aime. Bon sang que je l’aime.

— Vous pensez, je sors quand je veux, ma petite dame ! J’préfère attendre que la justice se rende compte de ses erreurs. Et vienne m’implorer, queue entre les jambes.

Elle se rembrunit, baisse la tête. Je la vois à peine. Elle s’éloigne.

— Sors vite. S’il te plaît, m’implore-t-elle en pénétrant les ombres. J’dois rentrer. La mère va se rendre compte de mon absence. Courage, lapin.

L’obscurité se referme sur elle.

Je reste là longtemps, à contempler les trois lunes. Les larmes, je les retiens. Elles peuvent crever. Demain je sors, demain j’me casse avec Ronha.

Les putes hurlent, Ronha rit ! On fuit à dos de flag, cheveux au vent. La colonie brille sur le couchant. Un vaisseau mastoc vient chatouiller ses hauteurs. Nos mains, nos pieds se coordonnent pour intimer à la monture de bouffer l’horizon. Fini les Terres Neuves, fini toutes les merdes de ce monde.

Un bout d’os fuse et éclate son crâne. Le sourire de Ronha explose sous l’impact. La bastos fait demi-tour, tacle le vortex porteur du flag. J’décolle, vaisseau céleste. Mon visage file vers les contreforts métalliques de la colonie. Clang ! fait ma tronche à son contact. Clang Clang !

Matraque sur les barreaux.

— Debout ! Allez !

Putain de shérif s’amuse pendant que je suis en train de crever d’une crise cardiaque.

— Fin des festivités, le plouc. Red a payé ta caution ! Tu pourras bien le remercier.

J’me lève péniblement. Les angiophores se caltent hors de mes nippes puantes. Les démangeaisons prennent leur place. Le vieux a payé ma caution ? Il passe justement sa tête en travers de la porte, tandis que Bolton déverrouille la cellule. Il se marre dans sa moustache miteuse.

— Voilà gamin, t’aura eu deux nuits à l’œil dans c’te bel hôtel.

Oh, le salaud ! J’explose.

— Tu viens que maintenant, le vieux ? T’étais où les autres nuits, pendant que j’me les gelais ici ?

— On se calme, intervient Bolton, direct.

Sa matraque attend dans l’air, prête à venir me dire bonjour.

— Peux aussi te laisser au trou, si tu veux, gamin, semble-t-elle déclarer avec la voix du shérif.

— Allez, en avant, la terreur, nous interrompt Vieux-Red, comme si on tapait causette, accoudé au bar. On a du taf, j’ai besoin de tes compétences.

Mon oreille tinte. Vieux-Red qui me concède quelques compétences… C’est pas normal. Oh non, ça y est ! Il l’a encore fait ! Ma colère vient de s’écrouler. Je sais déjà plus quoi dire…

Le jour pâle se déverse sur mes yeux plissés. Black County me réserve un accueil plutôt pourri. Mais ça n’a rien d’étonnant. Rien n’en vaut la peine dans ces rues moisies. Deux clébards copulent le long d’une façade. Un flag rumine en les regardant de son œil de cyclope. Deux cowboys refont le monde en fixant eux aussi cette médiocre pornographie. Vieux-Red shoote dans les parties du bâtard épileptique, qui continue comme une machine. Les cowboys s’esclaffent. Le flag se détourne pour contempler de son œil vide le médecin ricanant.

— Tout le monde pense qu’à baiser dans ce monde, philosophe le vieux, filant plein nord, direction la taverne aux putains, comme il le dit si bien.

L’endroit où Ronha m’attend.


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