Comme un trou

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Par commodité et par nostalgie, on appelle les gagne-petit les moins véreux de Black County des cowboys. Sauf que New America n’a pas la chance de voir son beau terrain béqueté par de gentils bovidés. Les seules vaches qu’on trouve ici sont dans les allées d’élevage de la colonie, pas dans les Terres Neuves. Et vu le genre de bétail molosse qu’on se farcit dans l’coin, on devrait appeler ces gars des fatboys — même s’ils sont maigres à faire peur pour la moitié.

En théorie, je suis un de ces fatboys et Vieux-Red aussi. Sauf que j’me rends compte en marchant avec lui, fort de savoir que le gars est un docteur reconnu, qu’il ratisse large, le Red. Scientifique, chercheur, aventurier, exologue, chasseur de prime, cowboy-fatboy, donneur de leçon, coureur de putes, assistant officieux du shérif, et j’en passe. Il n’a pas que son horrible vieux chapeau rappé et inutile sur la tête, mais quinze casquettes différentes. Puis, ajoutez à ça qu’il a l’air aussi inspiré qu’un artiste prêt à commettre une nouvelle toile baveuse dans la minute.

— Il est dans le coin, me glisse-t-il, avalant les ruelles poussiéreuses.

Il flaire l’air comme un limier paranoïaque, puis soudain s’arrête et me tape à grand coup dans le dos. Je manque de trébucher au milieu de l’allée sombre, il rit de bon cœur. Il croit vraiment que je vais passer sur sa trahison ?

Qui est encore dans le coin ?

— Ben tiens, crache-t-il. Le Morne, pardi !

— Ah, parce qu’il existe vraiment ?

Il répond même pas, s’en fout de mes sarcasmes.

— Il y a encore eu un macchabée — caboche sautée. Hier soir.

Il me dit ça comme ça. Genre que ça explique tout.

— Et c’est l’Morne qui l’a décapité, c’est ça ? Au milieu de la rue ? Avec une pancarte « Cé moi qui l’a tuer » ? Écoute, Vieux-Red, j’en ai…

— Gnnnaaaaa ! chtt ! Regarde, on y est, devant le havre des havres. Écoute, petit. Je suis prêt à passer sur ton comportement, ton attitude, ton défaitisme naturel, tes épisodes hypnotiques bizarres, même la façon dont tu me parles — comme si j’étais le dernier des tarés —, mais seulement si tu me rends un dernier service.

Mais bien sûr, c’est lui qui est à plaindre ! Le pauvre vieux… Je soupire, ai envie de l’envoyer se faire foutre. Ce ne serait que justice. Mais la taverne est devant nous et, de toute façon, c’est là que j’allais. De ses battants grinçants se déversent des vagues de mecs qui ont trop bu et trop donné. Gosier gonflé, poches vidées, et pas que les poches… Le paradis a bien un prix, on y consume des anges…

— C’est quoi ton dernier service, Vieux-Red ?

— Ah, je retrouve là le jeune homme prometteur qu’on m’a fourré dans les pattes. C’est bien, petit. ‘coute moi bien, annonce-t-il en me tirant dans l’ombre d’une façade croulante et déserte. J’ai de bonnes raisons de penser que l’Morne est derrière ces meurtres, tous les indices convergent, gamin. Le Morne, il collectionne les calebasses. Ma main à couper !

— Et qu’est-ce que j’peux y…

— Ta gueule, écoute ! J’te demande juste de rentrer — facile, non ! —, tu fais ce que tu veux : du plat à ta mignonne, de la papote au quidam, mais tu restes dans le commun. Tu biberonnes trois-quatre pichets de piquette à ma santé, tu claques quelques fesses ; mais t’observes. Bien sûr, tu parles, tu bâfres en riant, tu danses la gigue, même, puis tu roules sous la table. Mais, surtout, t’observes. Tu te bitures, tu te laisses dépuceler, puis tu joues aux cartes, tu mises ton âme, puis tu rejoues tes couilles. Mais, toujours, t’observes ! Discret comme un cafard sur le cul d’un bifrons, tu absorbes les sons, les odeurs, les attitudes de tout ce p’tit monde. Capiche ? C’est dans tes cordes, non ? Allez ! File.

Il me pousse. J’rate les marches du fronton et m’étale. S’ensuit un long rire insupportable pendant que j’retire les grains de merde de ma bouche ensablée. J’le déteste. C’est bien la dernière fois que j’l’aide, et c’est bien parce que Ronha m’attend dans l’bastringue.

J’me relève, fier comme j’me suis jamais senti. Son rire rebondit sur ma carapace. C’est moi qui rirai quand Ronha et moi on s’enfuira, bride abattue, vers les belles terres, cœur de New America. C’est fini ce trou, j’en ai soupé.

— Grouille ton cul ! me lance-t-il en me faisant un geste à la mesure de sa sénilité galopante.

Mais j’écoute pas, j’irai comme je veux. Quand je veux. Va te faire foutre Vieux-Red. C’est Ronha et moi maintenant.

J’passe les portes à battants. Comment vous expliquer ? Le saloon — encore un vieux terme de nostalgiques — c’est surtout… du bois. Du vieux bois qui a bu toutes les dérives, tous les débordements, toutes les exactions qu’a compté l’endroit. Sang, scotch, pisse, bave, cervelle et flotte pour nettoyer ; injures, cris, mots d’amour mensongers, commandes de boissons crachées. Les murs ont tout bu. Les moindres traces. Les notes des musiques scandées, celles, fantômes, qui habitent encore le piano mécanique bousillé depuis des lustres, les chants des bourrés. Le plancher s’est mangé mille talons terreux et pieds gonflés, éreintés par les danses. Ce bois, il est chargé d’histoire ; un album photo, en dur. Et le plus marrant c’est qu’il est en toc, c’te bois. Du bête reconstitué, comme la plupart des choses qui nous entourent. Tout ce qu’on a pu faire ici s’est inscrit dans du faux. C’est pas une vie. Oh que non. Faut vraiment que j’sorte Ronha de là.

Enfin bref, je suis sûr qu’avec mon explication vous avez rien pu vous représenter de l’endroit. C’est un bordel pas possible, voilà. Ça, c’est clair et net. Les gens viennent ici pour oublier, passer leurs nerfs, boire et baiser. Le bar, imposant comme une loco, porte les buveurs qui, afonnant leurs tord-boyaux, hèlent les joueurs de blackjack, lesquels critiquent les joueurs de poker, singeant eux-mêmes les danseurs qui leur suent dessus, pendant que les musiciens méprisent la foule qu’ils tentent vainement d’animer et qu’en haut des marches les putes attendent les clients, impatientes et craintives à la fois. Les autres femmes, celles en bas des marches, souvent les compagnes des fatboys, sont en général bien plus vulgaires que leurs hommes et crient plus fort que tous les autres. Les videurs leur foutent la paix, car elles sont soi-disant du beau sexe. Ils se tiennent aussi à carreau avec la dernière engeance du lieu, celle que je gardais spécialement pour la fin : les flingueurs, ceux qui finiront à n’importe quel moment — mais de préférence quand tu t’y attends le moins — par provoquer un autre queutard en duel. Le tout finira dehors, pour un zigouillage en règle, sous les acclamations des autres pochtrons.

Vous avez l’image ? Eh bien, c’est dans ce lieu de perdition que je viens de mettre les pieds.

J’me faufile au bar pendant qu’on m’arrose de je ne sais quoi. J’préfère pas savoir. On m’accueille de regards mauvais. « C’est le stagiaire de Red », j’entends. Le barman, Roscoe, arrive, essuyant un verre d’un air pataud.

— Tu veux quoi, petit ? Un jus d’orange ?

Ils se lasseront jamais de me chambrer, ces cons.

— Plutôt un jus de houblon, bien fermenté.

— On n’a pas ça dans les caisses, petit.

— Alors, une bière…

Le paradis des ignares, ce saloon. Même moi qui n’ai jamais fini l’école je sais que cette pisse jaune qu’on se boit vient du houblon récolté avec soin dans les serres agricoles. Une belle grimpante, valant de l’or, et modifiée génétiquement, spécialement pour les sols médiocres de l’endroit.

— T’as de quoi payer ?

Merde, Vieux-Red m’a pas filé un kopek. Reste à espérer que j’ai encore quelques crédits en paume. Je lui tends la main, il y passe la sienne. Sous sa peau, va apparaître… Ouf ! La lumière bleue. Semblerait qu’il me reste encore de quoi boire. Un gros rougeaud vient alors coller son tabouret près du mien, comme si on était copains.

— Où il est ton papounet ? traîne-t-il en laissant la mousse de sa bière couler dans sa barbe.

— Qu’est-ce j’en sais ?

V’là Luped, pochtron puissance vingt. Il pue sévère, en plus d’être complètement à la ramasse. Pas envie de lui causer. J’me retourne, scrute les lieux. Vieux-Red a dit d’observer. J’observe.

La gigue est déjà molle pour l’heure. L’a peut-être commencé trop tôt. Même les zicos semblent à la traîne. Quelque chose cloche. L’ambiance est ralentie. Qui plus est, je sens des trucs. Des trucs qui ressemblent à ce que je ressentais dans la cellule d’à côté et dans la salle d’observation du labo. Quelque chose m’appelle.

— Hé là, grogne la barbe imbibée. Poli avec tes ainés, gamin. Vieux-Red t’a pas appris la politesse ?

— En tout cas, le vieux m’a sûrement appris à éviter de devenir un gros baril de whisky sur pattes.

Encore un coup de ma foutue langue de nerveux. Je redoute l’attaque. Malgré ses mains hésitantes, il peut très bien dégainer et essayer de m’emmerder. Mais non.

— Ah ! Ben il a bien raison, le vieux ! Cheers !

Je trinque, rien à faire d’autre, et continue d’observer. Il y a un truc qui cloche dans ce tableau. C’est pas les blagues salaces ou les claquements de fesses, c’est pas les poivrots qui crient ou les joueurs qui tapent la carte l’air mauvais. Non, ça vient d’en haut. Le royaume enchanté des cuisses. Ronha doit s’y trouver. J’espère qu’elle va bien.

Soudain, mon cœur se serre. Quelqu’un descend les marches. Les prostis lui disent au revoir et merci, il referme son froc. Son holster rebondit sur sa cuisse. Incroyable, un long revolver noir s’y trouve — personne n’est censé en porter, ici. Tout mon corps se hérisse. Même les accolades de Luped cessent d’exister. L’homme qui descend, son allure éteinte, son regard revenu de tout semblent percer le monde. Le reste n’est plus que décor, il est seul sur scène, aussi noir que les terres qu’on foule. C’est le Morne. Vieux-Red a raison, il est responsable de tout.

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