Troumatisme

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On débouche plein jour — enfin, il me semble, cette planète est sombre comme un cul ! Les cowboys alentour, les demis bourrés, les bestiaux parqués me disent bonne chance du coin de l’œil. Ils savent que je vais y passer. Le Morne avance à mes côtés, genre qu’on est potes. Personne n’y croit, tout le monde sait que le dernier petit jeune du coin va à son tour y laisser sa peau. Les autres ont été bouffés par les gueules locales, moi ce sera tête coupée et corps qui continue de vivre. Du moins c’est ce qu’imaginait Vieux-Red. Reste à espérer qu’il se trompait.

On avance sous le soleil terne, entre témoins et baraques complaisantes. Le Morne dégage une sorte d’ambiance. Le truc palpite autour de lui comme une force lugubre. Un halo sombre, un creux de réel. Il y a que moi qui le voit.

— Black County, renifle-t-il, en me poussant légèrement du bout de la main. L’avant-poste le plus éloigné de la colonie. À la frontière même de l’existence humaine. Ce n’est pas pour rien que la ville n’avance plus. Elle a peur. Nous sommes les vrais pionniers.

Pourquoi il me parle de ça avant de me liquider ? Peut pas me parler de la mort, de l’Enfer, bref préparer le voyage ? J’me retourne vers la taverne aux anges, sur le balcon Ronha ne m’attend pas. Elle a raison. Je t’ai donné de faux espoirs, ma chérie.

— Tu veux savoir, petit ? reprend Le Morne. En réalité, on est de la chair à canon. Les premiers soldats d’une armée, ceux qui doivent s’écraser contre l’ennemi et devenir un mur de corps empilés. On vaut rien pour eux, sinon à être sacrifiés. Tu piges, petit ? L’absence de financement, l’avidité qu’on plante dans nos esprits pour nous pousser à avancer tête baissée, c’est ça la beauté de la politique coloniale.

— On va où ?

J’en ai soupé de ce genre de discours de vieux réac. Allons à l’essentiel. Sors ton flingue, mec. Devant tout le monde. On verra bien s’ils osent s’interposer. Mais il continue, sans broncher.

— On y est bientôt, répond-il, en m’indiquant le coin le plus déserté de la ville. C’est là, entre ces deux bâtiments.

C’est là qu’on achève discrètement les criminels, tout le monde le sait. Dans le Far West de l’époque, il y avait les pendaisons publiques, on n’avait pas besoin de ce genre de coin. L’éthique et les droits de l’homme étant passés par là, les mises à mort sont désormais privées. Plus aucun doute, à présent, c’est la fin. Crier ? Servira à rien. Les regards en disent long, personne n’interviendra. Alors, tant que j’y suis, autant parler, essayer de piger. Commençons par une question rhétorique.

— Vous allez me tuer ?

Les lourdes façades referment leur ombre sur nous, ce sera ma dernière scène. Faudra que j’pense à réclamer un temps de prière avant la conclusion.

— Tu ne vas pas mourir, prétend-il, pour me soulager. Tu es déjà mort. Mais t’as pas complètement tort. Disons que tu vas servir une bonne cause. Vois ça comme une transformation.

— Belle façon de le dire… On se raconte l’histoire qu’on veut. Pourquoi ces morts ?

— Tu n’écoutes pas, petit, continue-t-il, toujours plus pincé et lugubre. Ils ne sont pas morts, ils nous accompagnent en ce moment même.

J’avise en tous sens, flaire l’impossible, scrute l’invisible. Des belles paroles de psychopathe, oui. Y a rien, sinon son aura d’horreur qui nous lèche les basques.

— Pourquoi vous faites ça ?

Il me retire d’un coup mon Ruger planqué dans l’dos. Il a dû me voir essayer de l’extirper discrétos. Il le regarde d’un air triste, puis l’enfonce dans sa poche. Il se place ensuite devant moi et fait sauter la pression de son holster. Du menton, il m’indique de m’enfoncer plus loin dans les ombres.

— Pour être entendu, il faut parler fort.

— Vous allez arrêter de parler par énigme ? Bordel. Si vous me crevez la peau, j’aimerais au moins un peu de franchise !

Il m’ordonne de m’arrêter au fond de l’allée puante. Les rats y grouillent, mais se tiennent loin. Son Colt est prêt, il attend dans l’étui. Mais c’est un autre objet qu’il dégaine.

— Je suis comme toi : béni par les AOI, scande-t-il en observant une lame émettant une lueur sombre. Cette souffrance est un privilège. Mais aussi un savoir. Nous savons que la mort n’est jamais totale, que toujours persiste quelque chose. Même morts nous pouvons encore impacter les vivants. Voilà ce qu’il faudra hurler par-delà les dimensions. C’est à ça que tu vas servir. Tu verras, après la douleur, l’extase viendra.

Sa lame se lève. Ma tête s’envole et percute le menton de ce pervers. Le gars valdingue presque, mais parvient à se rattraper. Je lui fais face, souriant. J’essaie de pas me laisser impressionner par l’aura qu’il dégage. Il est pas si costaud. Je suis peut-être qu’un freluquet, mais la bagarre, j’ai pratiqué.

Il compte empoigner son six-coups. Prévisible. J’me jette sur la gauche, ramasse une poignée de poussière, lui jette à la gueule tandis qu’il le tire hors du holster. Aveuglé, il porte sa main aux yeux, et éructe « la jambe ». Puis tire. Vers le bas, n’importe comment, mais ça suffit à m’assourdir. J’me prépare à lui sauter dessus avant qu’il ne remette ça, mais j’m’étale lourdement à ses pieds. Une douleur explose tout de suite après dans ma jambe. J’attrape ma cuisse, avise le rond rouge qui y fleurit. Comment il a fait ?

Le Morne place alors sa lourde botte sur ma poitrine et braque son arme sur mes yeux. Il souffle comme une vieille bête fatiguée. Pas le début de la joie ou du triomphe dans son regard. Il regrette que ça se passe comme ça. Il approche lentement son Mammoth de sa bouche, prend son temps, et lui confie « Bras droit ».

Lorsqu’il tire, la balle s’enfonce pile dans mon biceps. Je vois les gouttes de sang monter vers le ciel. Lui s’est protégé de son gant, les gouttes retombent sur moi. Il soupire, las.

— Tu sais, ç’aurait pu être plus facile, petit, ça va faire mal à présent.

Il se met à califourchon sur mon ventre. La lame AOI se lève à nouveau. Je revois l’indigène qui m’avait coincé, je retrouve sa gueule en spirale tordue autour d’un long cri désarticulé. Il m’avait blessé, lui aussi. Mais j’avais réussi à lui échapper. Ici, rien n’arrêtera la pointe brillante.

Bang ! Ma tête éclate. Adieu Ronha, Vieux-Red, et… et c’est à peu près tout. Ma vie aura été merdique, j’espère que ma mort sera un peu plus sympa. Je me sens partir. Pourtant le sol continue à me piquer le dos. Quelque chose s’effondre d’un coup sur moi. Je rouvre les yeux. Il y a la gueule énucléée du Morne pile dans mon champ de vision. Puis une grosse voix retentit.

— Bravo gamin, décidément, t’es vraiment l’appât de l’année ! Pas d’accord, Bolton ?

Les deux m’extirpent de sous le corps du Morne. Mon bras et ma jambe me font crever de mal. Ils s’en foutent. Ils me tapent dans un coin de l’allée. Les rats viennent renifler mes plaies.

— Faudra l’emmener à l’infirmerie, conclut Vieux-Red. Mieux vaut le garder un semblant vivant, ce petit là. Tu vois, shérif, que j’avais raison. Le coupable était ce bon vieux Morne.

— T’aurais pu t’abstenir de lui tirer une balle en pleine tête.

— Mieux vaut prendre des précautions avec un bonhomme de ce genre, avec toutes les manipulations qu’il a opérées. Une bastos en pleine poire est plus sûre.

— On verra ce que mes supérieurs en pensent, Red. Allez, empoigne le gamin, sortons-le de là. T’es le héros du jour, petit, me confie Bolton en se penchant vers moi. T’es lavé de tout soupçon !

Merde, les cons. Merde, ça fait mal quand ils me redressent. Ils m’emportent hors de l’obscurité, vers la lumière… Enfin, vers la très ténue lueur du jour. Il semblerait que tout soit bien qui finit bien. L’ouverture de cette histoire était juste une blague. Drôle, non ? J’me fais hâler, endolori, plein de sang. Les badauds ignares hésitent à acclamer, incertains. Ouaip, le héros du jour, c’est moi, les gars ! Vieux-Red interrompt alors les vivats que j’imagine poindre.

— Le meilleur, petit, me glisse-t-il. C’est que la tête de ce flingueur est mise à prix dans les comtés voisins. Cinq-mille néodollars à Klaxton et six-mille à Sweetground. Bon, j’te filerai le quart, pour la peine.

Il compte bien m’entuber jusqu’au bout. Mais bizarrement ça me fait plaisir, malgré la douleur qui bout dans mes membres. Je m’remets à rêver. Même si je parviens pas à calculer le quart de onze-mille biftons, c’est toujours ça de pris pour offrir un voyage aller simple vers la colonie, ainsi qu’une vie en or à Ronha.

C’est là qu’une voix se met à résonner dans les ombres denses qu’on a laissées derrière.

— Le plus de monde possible.

Juste après, quatre caboches sautent les unes après les autres.

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