II. Rowan
Rowan soupira en entendant pouffer.
Réprimant une grimace, il prit appuis sur le sol en terre battue pour se relever. Face à lui, Gwilherm ar Ros’coat, un Korrigan de neuf ans qui le dominait aisément dans ce duel, ses presque dix centimètres et kilos de plus lui donnant un clair avantage. Sans compter l’aisance avec laquelle il maniait déjà le klezeñv, l’épée à une main et demi généralement favorisée par les chevaliers Bretons.
Il évita soigneusement de lorgner dans la direction du kont Bro San Brieg, Alan ar Ro’han – son père. Le Korrigan, avec son mètre-soixante-douze, était particulièrement grand pour un membre de l’Ene Bihan, mais son adresse au combat était telle que nul n’osait critiquer sa taille.
Le seul point commun manifeste entre père et fils étaient leurs yeux, luisant du même vert sapin. Pour tout le reste, Rowan était le fils de sa mère, Faë de la cour du Printemps. Svelte, voire petit pour ses cinq ans, aucunes feuilles ni perles d’eau dans ses cheveux roux, mais de délicates ailes semblables à celles d’une libellule dans son dos…
Et enfin, un don inné pour la caellimancie d’air, mais un talent tout relatif pour le combat, comme son cousin se plaisait si souvent à lui rappeler durant l’entraînement.
Bref – une déception absolue pour son père, dont il était l’unique héritier.
À nouveau, l’une des trois sœurs de Gwilherm pouffa de manière peu élégante alors qu’il peinait face à celui-ci, et finissait une fois de plus au sol. Puisqu’il faisait cette fois dos à son père et à celui de Gwilherm – qui était également leur instructeur – il ne se retint pas de lever les yeux au ciel. Autant qu’elles se moquent, aucune des trois jeunes filles n’était capable de le vaincre après tout, et ce, malgré le fait qu’elles étaient toutes trois plus âgées que lui.
Comme à l'accoutumée, la séance s’acheva sur une victoire de Gwilherm et une moue déçue de son père. Rowan n’y prêta pas même attention, habitué qu’il l’était à la situation, et se contenta de ranger son matériel promptement, ignorant soigneusement les vantardises usuelles de son cousin et les minauderies de ses cousines.
Bien vite, il eut rangé son épée d’entraînement au râtelier et rallié la salle d’eau — il avait tout juste le temps pour une douche avant ses leçons de l’après-midi auprès du magister(10) Sangra, son professeur de magie.
Sans surprise, la leçon passa bien trop vite au goût du jeune garçon, le magister Sangra était un orateur éclairé, qui savait capter l’attention de son public même lorsqu’il abordait les méandres les plus arides de la théorie magique. Ce qui fut plus étonnant, en revanche – fut l’apparition soudaine de son père vers la fin de la journée.
Le regard que le kont Bro San Brieg adressa à son professeur était chargé d’un mépris à peine dissimulé, auquel le professeur était malheureusement habitué. Malgré son appartenance à l’école de magie la plus prestigieuse au monde, le magister Sangra était originaire du peuple, un fait que le Korrigan était incapable de passer outre. De plus, ce n’était pas un membre de l’Ene Bihan, mais, comme une bonne partie des habitants d’Andorre d’où il était originaire, un Lamina(11). Une paire de cornes torsadées couronnait son front et une fourrure brune et drue couvraient une bonne partie de son corps, tandis que ses jambes se terminaient en deux sabots fendus. Le tout lui donnait une apparence fort peu usuelle dans le Dugelezh Breizh.
« La petite présentation(12) des héritiers du duc ar C’hastel aura lieu durant le premier jour de Yule cette année. J’ose espérer que mon héritier sera à la hauteur. »
Pas de questions, ni même d’instructions – une simple affirmation péremptoire, typique de l’inflexible kont ar Ro’han.
Le visage de Rowan resta de marbre tandis que le magister affirmait à son père qu’il n’avait pas à s’inquiéter – mais il n’en pensait pas moins. La petite présentation était un moyen de présenter sa descendance aux autres enfants de la noblesse une fois leur cinquième anniversaire passé.
Bien qu’il puisse y avoir quelques jeux pour les tenir occupés et leur permettre de démontrer leurs talents naissants, personne n’attendait rien d’exceptionnel de minots, pas même en âge d’entrer à l’École Centrale de Sainte-Geneviève de Paris.
Bref, rien qui ne nécessite une telle remarque concernant ses études de la part de son père, mais Rowan était habitué aux exigences fantasques de celui-ci. Aux yeux du kont Bro San Brieg, le niveau médiocre de Rowan au combat au klezeñv s’étendait à toutes les disciplines qu’étudiait le jeune garçon, et ce, malgré les éloges de ses professeurs de magie et de lettres.
Les mois menant à la fin de l’année 1904 passèrent promptement et bientôt, Rowan et ses parents prenaient la direction de la parva porta reliant le Bro San Brieg au Bro Leon dans le carrosse familial. Ses yeux verts s’éclairèrent à l’approche de l’arche de pierre élégamment sculptée en volutes et torsades. Une large gemme luisant d’un éclat irisé faisant office de clef de voûte de l’édifice – la pierre de mana, capable de fournir la magie nécessaire à l’activation du dispositif de téléportation sans mobiliser de magi.
Ce n’était pas la première fois qu’il prenait une parva porta, les portails permettant de voyager à l’intérieur du duché. Il avait utilisé ce même portail plus tôt dans l'année, pour se rendre à la magna porta située non loin de Brest afin d’assister à la réception annuelle d’été consacrée à la jeunesse de Versailles.
En effet, les magna portae étaient le moyen le plus rapide de se déplacer à travers le royaume — et tout enfant de la haute noblesse âgé de sept à douze ans se devait de faire une apparition à la réception royale.
Les magna portae, créées dès les premiers temps du royaume aux alentours du Xe siècle, étaient si puissantes qu’il avait ressenti celle de Brest bien avant de la voir. Le gigantesque dolmen de pierre illuminé de lignes de runes Avalonanes impossible à ignorer par quiconque ayant une quelconque affinité avec la magie, aussi petite soit-elle.
À l’inverse, les parva portae étaient moins puissantes, et menaient moins loin, mais capable de s’activer plus fréquemment. Leur création, à la suite de la découverte des pierres de mana a l’aube du XVe siècle, avait été une véritable révolution dans le domaine des transports — quoique longtemps réservé aux seuls nobles.
Mieux encore, Rowan avait entendu parler des metropolitana portae de Paris, capables de transporter plus d’une centaine de personnes simultanément à travers la ville. Une prouesse magique qui n’aurait jamais été possible sans la découverte de nouvelles techniques d’exploitation des pierres de mana, dont l’usage se diversifiait chaque jour un peu plus.
Le jeune Faë était fasciné par ces techniques, et les magies modernes qui en découlaient, même si certains – dont, sans surprise, son père – se méfiaient des changements trop rapides qu’elles provoquaient dans la société.
Sitôt leurs armoiries aperçues sur leur carrosse, la file d’attente avait été mise de côté pour laisser la famille comtale passer en premier grâce au privilège nobiliaire. Bien qu’il sache que c’était mesquin, il ne put s’empêcher d’éprouver une pointe de satisfaction à voir la calèche des ar Ros’coat forcé d’attendre qu’ils soient passés avant de s’aventurer à travers le portail à leur tour. Loïg ar Ros’coat était le fils cadet de l’ancien kont ar Ro’han, raison pour laquelle il n’avait hérité que d’une baronnie. Les us de la noblesse voulaient donc qu'il doive laisser passer la famille de son frère aîné, qui contrairement à lui appartenait à la moyenne noblesse(13), en premier, un état de fait qui agaçait tout autant le baron que ses enfants.
Rowan trouvait particulièrement ironique que la famille, si fière par ailleurs de son statut nobiliaire, peine autant à accepter les coutumes usuelles de la noblesse lorsqu’elles concernaient leur famille immédiate. Combien de fois avait-il entendu son oncle se vanter des mérites de son fils, rappelant à qui voulait l’entendre que celui-ci était un vrai Korrigan, capable de manier le klezeñv, lui ?
Rowan détestait les attentes démesurées que son père amassait sur ses épaules, et l’intransigeance de celui-ci – mais il détestait encore plus voir la famille ar Ros’coat le tourner en ridicule dès qu’il avait le dos tourné. Pire, ils ne prenaient même pas la peine de se cacher quand il s’agissait de critiquer sa mère – « l’étrangère », comme ils l’appelaient encore près de deux décennies après son mariage !
La magie passionnait Rowan – mais parfois, il se prenait à rêver de trouver le talent pour enfin battre Gwilherm au combat, et prouver qu’il était digne d’hériter du titre de son père et du Bro San Brieg.
« Bienvenue au kastell Brest. »
C’était la première fois que Rowan entrait dans la forteresse de Brest, n'ayant pas eu besoin de se rendre dans la ville elle-même pour accéder à la magna porta. Et, s'il avait toujours pensé que le grand manoir fortifié où il était né était impressionnant, le Faë se devait d'admettre que la bâtisse face à lui était plus formidable encore.
De plus, s’il avait entendu dire que les fondations des murs d’enceintes dataient de l’empire Romain, il ne s’attendait pas à voir, côte à côte avec des chevaliers Korrigans en armure, quelques fantômes de soldats antiques…
Captant son regard surpris, un des deux gardes lui fit un clin d’œil.
« Albus et Hadrianus sont les lares(14) du vieux castellum. » expliqua le chevalier tandis qu’il faisait signe d’ouvrir la herse menant à la cour intérieur dans laquelle se trouvaient les bâtiments plus modernes du château lui-même
« Leur présence est une bénédiction pour le kastell… tant qu’on pense à leurs libations ! » conclu-t-il avec un sourire amusé
Le carrosse s’arrêta devant la grande porte pour laisser le comte, sa femme et son fils descendre, avant de se diriger vers les écuries, tandis que la famille était annoncée par un majordome à la livrée impeccable.
Les ar Ro’han étaient loin d’être les premiers arrivés, près d’une demi-douzaine de couples nobles déjà occupés à discuter dans une grande salle de bal à la lumière tamisée et aux décorations végétales de saison, coupe de chouchen ou de champagne en main — tandis que les enfants s’étaient naturellement dirigés les uns vers les autres.
Cédant au regard encourageant de sa mère, Rowan se dirigea vers ceux-ci à contrecœur. Deux années s’étaient écoulées depuis sa propre petite présentation, et le jeune Faë était déjà habitué aux piques de Korrigans qui respectaient bien plus les prouesses physiques que magiques. Quant aux Morriganes, si certaines étaient capables d’échanger intelligemment à propos de leurs courtes années d’études magiques, elles semblaient pour la plupart déjà à la recherche d’un bon parti pour assurer leur avenir.
Après avoir salué ses comparses, Rowan jeta un coup d’œil à la salle qui se remplissait à vue d’œil des dizaines de membres de la haute(15), moyenne et basse(16) noblesse Bretonne.
La petite présentation n’était qu’une célébration mineure dans la vie d’un noble. Pourtant, la salle de bal était tout de même richement décorée, les ar C’hastel étant une famille ducale. Rowan se rappelait que sa mère avait réussi à donner des airs de fête avec un budget somme toute limité à la salle de réception du manoir familiale pour sa propre petite présentation – ici, le budget était visiblement plus conséquent.
Cependant, la salle n’avait pas pour autant le faste à la limite de l’outrancier tant apprécié par les Lutins, qu’il avait eu l’occasion de voir quelques mois plus tôt à Versailles, et qui l’avait laissé presque étourdi de dorures, tenues extravagantes et parfums capiteux…
Encore, la réception à laquelle il avait assisté n’était qu’une simple réception d’été en plein air – la tête du jeune Faë lui tournait rien que d’imaginer les réceptions en salles, certainement encore plus extravagantes.
La décoration très naturelle choisie par la duchesse lui plaisait bien plus !
Voyant Gwilherm et ses sœurs arriver, Rowan décida qu’il avait suffisamment fait acte de présence pour pouvoir s’éclipser discrètement pour un moment.
Se dirigeant vers un des balcons destinés à permettre de prendre l’air, il remarqua avec admiration que les jardins étaient en pleine floraison malgré la saison, les fleurs perçant à travers l’épaisse couche de neige recouvrant les environs. Une prouesse de magie Korrigane avancée que seuls les meilleurs jardiniers pouvaient accomplir.
Avec un soupir de soulagement, il laissa ses ailes, jusque-là écrasées sous sa cape, se déployer, et se laissa flotter en douceur vers le jardin, quelques mètres plus bas.
10 Magister : titre honorifique réservé aux magi diplômés de l’Altus Magia d’Andorra, école de magie la plus réputée du monde, qui n’accepte comme élèves que des magi ayant déjà obtenu au moins un titre de meister.
11 Lamina : espèce apparentée aux Faunes, originaire du pays Basque.
12 Petite Présentation : évènement formel mineur au cours duquel un enfant noble est présenté à la noblesse locale du duché une fois son cinquième anniversaire passé
13 Moyenne Noblesse : rassemble les comtes et marquis
14 Lars (pluriel Lares) : fantômes ancestraux qui peuvent aussi bien se faire esprits protecteurs que frappeurs des lieux qu’ils hantent
15 Haute Noblesse : rassemble la noblesse royale, soit les empereurs, rois, princes et ducs.
16 Basse Noblesse : rassemble les vicomtes, barons, chevaliers et autres seigneurs
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