I. Loarwenn

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Loarwenn soupira et laissa le lourd tome se refermer sur la table de la bibliothèque familiale. L’épais traité était son dernier espoir d’obtenir une réponse plus précise quant au phénomène qui l’avait affecté près de cinq années plus tôt.
Elle passa une main dans ses cheveux, de petits doigts agiles glissant à travers des tresses d’un bleu si profond qu’ils étaient presque noirs. Sur leur trajet, ses doigts passèrent à travers une myriade de perles azurées, celles-ci cédant avant de se reformer sitôt que ses doigts les avaient dépassées, laissant une légère sensation d’humidité, à laquelle elle ne s’était pas encore tout à fait habituée, sur ses mains.
Loarwenn ar C’hastel était une Morrigane, ce qui expliquait les ornements magiques qui paraient sa chevelure. La jeune fille était âgée de près de cinq ans, et pouvait déjà se targuer d’une réputation de génie en herbe. Bien entendu, cela n’avait rien de très surprenant, puisqu’elle possédait, outre ses cinq courtes années d’existence, tous les souvenirs et le savoir d’Enora Casteleyn; une archéologue Humaine spécialisée en civilisations paléomagos(1) et chasseuse indépendante de la guilde du Karmzer Fougueux.

Enora Casteleyn était née le 7 Juillet 2042 à Brest, dans un monde où la magie avait été dissimulée aux yeux de tous des siècles auparavant, et ne serait révélé de nouveau qu’une vingtaine d’années plus tard.
Loarwenn ar C’hastel avait vu le jour le 17 Décembre 1899 à Brest, dans un monde où la magie était connue de tous et la noblesse, rassemblant la plupart des magi(2), régnait encore sur le monde.

Enora était à peine âgée de 33 ans quand, au cœur de ruines Agarthanes dans l’Himalaya, un phénomène magique s’était activé. Elle n’avait eu que le temps de voir Kieran, son ami d’enfance, se précipiter dans sa direction avec une expression paniquée sur son visage, avant de perdre conscience.
L’instant suivant lui sembla durer une seconde – et une éternité – tant la douleur était débilitante.
Puis Loarwenn avait prit sa première respiration.
Les trois années suivantes n’avaient pas été de trop pour aider la jeune fille à s’habituer à son nouveau corps, à se remettre du traumatisme de cette réincarnation forcée et à accepter sa nouvelle vie. Elle avait depuis passé bien du temps à se renseigner sur ce qui avait bien pu lui arriver durant son temps libre; mais elle était en vérité bien plus intéressée par la découverte de ce monde si similaire et différent de celui où elle était née.

« Encore plongée dans un livre, ma petite érudite ? »
Loarwenn ne put s’empêcher de sourire en entendant la voix, désormais familière, d’Awena ar C’hastel, duchesse de Bretagne – et sa mère. Si son ancienne vie lui manquait encore, la jeune fille appréciait infiniment la chance d’avoir à nouveau une famille qui lui avait été offerte. Même si elle avait été recueillie par son parrain, la mort de ses parents durant son enfance était resté une blessure durant toute sa vie quand elle était encore Enora.
Malgré leur rang, le duc et la duchesse étaient des parents aimants, tant avec Loarwenn qu’avec son frère jumeau Loargann. Ils prêtaient également beaucoup d’attention à l’éducation de leurs enfants, aussi jeunes soient-ils – en effet, être noble dans ce monde s’accompagnait d’une lourde responsabilité : celle de protéger ses sujets des dangers aussi bien normaux que magique.
Et, il y en avait des dangers magiques, en Bretagne !
Alors dès leur troisième anniversaire, Loarwenn et Loargann avaient commencé leurs leçons non seulement de lettres et de chiffres, mais également un entraînement basique aux armes et à la magie.
Rapidement, Loarwenn avait été remarqué pour son talent. Si elle ne parlait pas le Breton en tant qu’Enora, elle avait tout de même un avantage certain quant à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, et de la plupart des autres leçons fondamentales. Loargann, même sans bénéficier de souvenirs d’une autre vie comme sa sœur, avait vite témoigné de son intelligence lui aussi, apprenant presque aussi vite que celle-ci.
Concernant l’entraînement physique, il était dispensé à travers des jeux visant à améliorer leur agilité et leur force, et avait lentement mené vers l’apprentissage des armes.
Enfin, l’entraînement à la magie consistait principalement en des leçons de méditations et des cours théoriques, mais également en quelques tours simples– que Loargann assimilait à une vitesse impressionnante.

« Wenn ! »
Tandis que Loarwenn passait son temps libre dans la bibliothèque, Loargann s’était, lui, aventuré dans le jardin – et il en portait les traces visibles, de longues traînées de terre salissant ses habits et maculant ses joues. Le petit garçon courrait vers elle avec enthousiasme – comme s’ils avaient été séparés pendant des semaines, plutôt que quelques heures.
C’était un spectacle assez rare, Loargann était plutôt d’un naturel réservé malgré son jeune âge – sa sœur était la seule exception.
Sa passion pour le jardin était pareillement plutôt étonnante puisqu’il partageait avec sa sœur et sa mère les perles d’eau dans sa chevelure, le marquant comme un Morrigan. De ce fait, il possédait une affinité naturelle avec la mer, et la caellimancie(3) d’eau, plutôt que pour la terre — qui était elle le domaine des Korrigans.
« Gann. » répondit la petite fille plus calmement, ouvrant les bras pour étreindre son frère comme il le réclamait si clairement

Côte à côte, les jumeaux étaient si semblables que seuls leurs parents étaient capables de les distinguer, ce qui avait déjà engendré quelques quiproquos amusants auprès du personnel du château.
Loargann faisant de son mieux pour se transformer en sangsue collée au côté de sa sœur, les deux enfants et leur mère rejoignirent bientôt l’aile nord, où se trouvaient les quartiers de la famille.
Ce n’est que quelques heures plus tard qu’Elouan ar C’hastel les rejoint – les feuilles poussant dans ses cheveux comme les perles d’eau se mêlaient à ceux de sa femme, témoignant de son statut de Korrigan. Avec son mètre-soixante-deux, le duc était à peine plus grand que sa femme, quelque chose qui était plutôt vu d’un bon œil par ses sujets.
C’était un sujet sur lequel Loarwenn avait constaté de nombreuses différences avec le monde d’Enora.
Dans celui-ci, une fois la magie révélée lors de l’Évènement de Stonehenge, les Humains avaient découvert de nombreuses autres espèces magiques, dont la taille variant du minuscule à l’immense.
Dans ce monde dans lequel Loarwenn avait été réincarnée – les diverses espèces, avaient cohabité et s’étaient mélangées depuis des millénaires, l’écart de taille entre celle-ci s’était considérablement réduit. Cependant, de vieux préjugés persistaient. Ainsi, l’Ene Bihan(4) Breton, comme les Nûtons(5) Belges ou les Lutins Francians, considéraient encore souvent que les membres les plus petits de l’espèce étaient plus puissants magiquement que leurs comparses plus grand, bien que ce ne soit plus toujours vrai.

« Dure journée ? » Awena demanda avec un sourire compatissant au duc qui avait l’air visiblement fatigué, malgré le sourire qui avait éclairé son visage à la vue de sa famille
« Une attaque Morgazh(6) au Beg Lokmazhe(7). » répondit son époux « Quelques blessés parmi nos hommes, mais aucun décès. »
Le regard de la duchesse s’éclaira à cette nouvelle, un léger soupir de soulagement lui échappant – le Dugelezh Breizh(8) était de loin celui subissant le plus de phénomènes étranges et d’attaques de créatures magiques en tout genre dans le Royaume de Francia.
Dans le Bro Leon(9), comme dans la plupart des autres régions Bretonnes, une journée sans victime n’était pas rare, mais suffisamment peu fréquente pour être marquée d’une pierre blanche.

Ce ne fut qu’une fois le souper passé, et la famille rassemblée dans la pièce à vivre cosy où ils passaient leurs soirées ensemble quand le duc et la duchesse ne recevaient pas, que Loarwenn se décida enfin à aborder le sujet qui la hantait depuis des mois.
Loarwenn avait trouvé des mentions des Latéraux très tôt dans ses recherches, cependant aucun des cas mentionnés dans les livres de la bibliothèque ne faisait état d’une réincarnation comme la sienne. Quoiqu'il lui soit arrivé, elle n’était clairement pas une Latérale – ou du moins, pas au sens habituel du terme.
N’en restait pas moins qu’elle n’était pas une enfant normale, l’effet des souvenirs d’Enora et de son savoir étant indéniable sur le développement de Loarwenn.
Il n’y avait pas lieu de mentionner cet étrange passif à n’importe qui – mais ses parents et son frère n’étaient pas n’importe qui. Ils méritaient de savoir pourquoi leur fille et sœur était si différente d’une enfant normale.
Bien entendu, se résoudre à leur parler d’Enora Casteleyn n’avait pas été évident, un soupçon d’insécurité datant de son ancienne vie lui faisant craindre une réaction négative, voir du rejet de leur part. Mais Loarwenn savait bien que ces doutes n’étaient pas rationnels…
« J’ai des souvenirs d’une ancienne vie dans un monde parallèle en avance de près de deux siècles sur le nôtre. »

L’annonce, pour le moins abrupte, créa un instant de flottement dans le petit salon.
Awena leva élégamment un sourcil, visiblement étonnée, mais plus songeuse que stupéfiée par cette révélation. Elouan afficha bien plus explicitement sa surprise, sans toutefois que la moindre désapprobation ne soit visible sur son visage.
Quant à Loargann, strictement aucun étonnement n’était visible sur le visage du frère jumeau de Loarwenn, qui se contenta de se blottir contre elle un peu plus dans le sofa qu’ils partageaient.
« Enora. » dit-il, la faisant sursauter « Tu rêves souvent d’elle. »
La jeune Morrigane écarquilla les yeux.
Ses parents eurent également l’air surpris, le duc laissant échapper « Des rêves partagés ? »
« Magie gémellaire. » devina immédiatement sa femme, ravie « Et donc… Enora… est une personne que tu connaissais de ton ancienne vie ? »
« C’était moi. » corrigea Loarwenn
Cette nuit-là, les jumeaux et leurs parents veillèrent jusqu’à l’aube, questionnant la jeune fille et réapprenant à la connaître au prisme de cette nouvelle révélation. Mais, comme Loarwenn s’en était doutée, leur famille n’en ressorti que plus unie et aimante.

1 Civilisations Paléomagos : ensemble de neuf civilisations magiques ayant peuplé la Terre durant le Mésolithique, et disparu aux environs du Néolithique en Futuria et de l’Antiquité en Nobilia.

2 Magus (pluriel magi) : être sentient capable de magie

3 Caellimancie : magie élémentaire

4 Ene Bihan : aussi appelé petit peuple, c’est une espèce magique principalement trouvée en Bretagne, composé majoritairement des Korrigans ou fées des Terres et des Morriganes, aussi appelées fées des mers

5 Nûton : espèce magique ayant un lien de parenté avec les Lutins. Ils sont cependant plus taciturnes, et préfèrent habiter sous terre.

6 Morgazh (pluriel Morgazhoù) : espèce vivant autour des côtes du duché de Bretagne et du Royaume-Uni, aussi appelé Fées des Profondeurs, la plupart sont hostiles et attaquent les « terriens » à vue

7 Beg Lokmazhe : Pointe Saint-Mathieu, un promontoire sur lequel se trouve un phare et une abbaye située au nord de Brest

8 Dugelezh Breizh : duché de Bretagne

9 Bro Leon : comté du Léon

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