IX. Loarwenn
« Ki’Ruz ! »
Un jappement joyeux répondit au cri de la jeune Morrigane, et une boule de poils de plusieurs centaines de kilos déboula vers elle à toute vitesse. Il était toujours impressionnant de voir le cawrgi courir, le chien de guerre étonnamment rapide malgré ses courtes pattes.
Bien qu’il soit resté plus petit qu’un cawrgi ordinaire, Ki’Ruz avait bien grandi en un an, ayant atteint une taille adulte de 142 centimètres au garrot, pour près de 800 kilos. Soit plusieurs dizaines de centimètres plus petit, et plusieurs centaines de kilos plus léger que la moyenne. Mais s’il était trop petit pour porter plusieurs personnes sur son dos, le jeune chien de guerre était en revanche tout à fait capable de supporter le poids de Loarwenn.
La jeune Morrigane et son partenaire canin avaient bien développé leur lien magique au fil des mois, étant capable d’échanger des émotions et des instructions simples mentalement. Ils avaient même déjà effectué leur premier combat ensemble – complètement par hasard – quand un pique-nique en famille le long de la côte nord avait tourné court.
Loarwenn avait senti la brèche(41) un instant avant qu’elle ne s’ouvre, la magie s’accumulant dans les airs vibrant sur une note familière – semblable à celle qu’elle ressentait à l’approche des magna portae…
Elle n’avait guère eu que le temps de prévenir ses parents – puis le voile entre les mondes s’était déchiré, et un torrent de créatures en avaient déferlé. Et contrairement aux Latéraux, les créatures qui sortaient de cette brèche étaient parfaitement aliens, et n’avaient aucune intention de communiquer. Non, les Fléaux(42), un mal venu d’ailleurs propre à ce monde, ne franchissaient les brèches que pour détruire tout ce qui se dressait sur leur passage. Tant et si bien que longtemps, tous avaient cru que leur apparition était une punition divine, ou au contraire une attaque venue tout droit des enfers.
Les recherches magiques avaient fini par démontrer que ce n’était ni l’un, ni l’autre – les Fléaux étaient simplement des créatures venues d’une dimension voisine, dont le seul but semblait être la dévastation pure et simple.
Certains Fléaux étaient de simples créatures magiques – d’autres, au contraire, étaient si visiblement organisés qu’ils ne pouvaient être que des espèces sentientes. Aucun n’avait jamais répondu aux tentatives de communiquer, tous apparaissant comme animés d’une sauvagerie sans bornes. Il n’y avait aucune unicité d’apparence parmi les créatures destructrices, si ce n’est la magie corrompue qui les recouvrait tous tel un voile visqueux et déformant.
Fort heureusement, la plupart du temps, les brèches ne restaient ouvertes que quelques secondes, et se refermaient d’elles-mêmes. Mais dans certaines régions, la magie était plus puissante – et le voile entre les mondes plus fin, provoquant des ouvertures de brèches plus fréquentes, ou durant plus longtemps.
Le dugelezh Breizh était l’un de ces endroits, raison pour laquelle il y avait tant de marches dans le dugelezh – chaque marquis se voyant confier la lourde responsabilité de protéger son territoire d’attaques bien plus dangereuses qu’ailleurs en Francia.
Cela n’avait été qu’une question de temps, avant que Loarwenn et Loargann assistent à leur première brèche – et en cette fin d’été 1910, ce jour était finalement arrivé.
Les parents des jumeaux avaient réagi immédiatement, confiant leurs enfants aux chevaliers et prenant la tête du combat – et ceux-ci les avaient immédiatement entraînés vers les chevaux, et établi un périmètre de sécurité autour d’eux.
Le combat était d’une violence inouïe, et Loarwenn comprit aisément pourquoi, par le passé, les gens avaient pensé que les brèches étaient une attaque démoniaque. Si elle se concentrait, elle pouvait reconnaître des créatures et des espèces familières, horriblement déformées et paraissant presque décomposées à travers le prisme de la magie corrompu qui les recouvraient; dégageant une odeur nauséabonde et donnant l’impression que tous les Fléaux avaient été plongés dans une nappe de pétrole.
Les plantes touchées par la magie des Fléaux flétrissaient, le sol noircissait sous leur pas. Leurs attaques directes, ou par le biais d’une arme ou de la magie, avaient également un effet corrupteur, qu’il était presque impossible d’enrayer.
L’arme la plus efficace face aux Fléaux – et par ailleurs le meilleur remède contre leurs corruption – étaient la magie divine.
Le duged et sa femme étaient impressionnants, Elouan au cœur de la mêlée, épée dans une main, modelant le terrain à sa guise de l’autre grâce à sa caellimancie de terre. Un peu plus éloignée du combat, mais tout aussi efficace, Awena n’était pas en reste, l’océan tout proche devant un véritable adversaire de plus pour les Fléaux.
Les chevaliers combattaient tout aussi vaillamment – mais ils n’étaient qu’une simple section de cinq hommes, l’escorte standard pour une simple balade supposée sans danger.
Une patrouille finirait certainement par passer dans le coin – la question était de savoir quand…
Les secondes s’égrenaient – et la brèche ne se refermait pas.
« Une putain d’anomalie(43) ! »
En tant normal, Loarwenn aurait certainement été surprise d’entendre un des chevaliers entraîné par Mihaïl Revazovitch Andronikov, le père de Macha, jurer devant elle. En cet instant, elle était plus préoccupée par la blessure apparue sur l’avant-bras gauche de l’homme, qui noircissait à vue d’œil.
S’il n’était pas très vite soigné par un sacris discipulus(44) – il perdrait le membre.
Aussi doués que soient les chevaliers, devoir les protéger, Loargann et elle, leur imposait un handicap certain. Elle échangea un regard avec son frère, qui en était venu à la même conclusion.
En un mouvement, elle avait bondi sur le dos de Ki’Ruz, Loargann montant sur le Postier Breton qu’il avait prit pour la balade, et elle interpella sergent « Allez aider nos parents, c’est le meilleur moyen de nous protéger ! »
Le sergent hésita un instant. Mais analysant la situation d’un coup d’œil, il eut vite fait de conclure que les laisser s’échapper pendant qu’ils gardaient l’attention des Fléaux sur eux était probablement la meilleure chance pour eux d’obéir à leurs ordres. Avec un hochement de tête, il reporta son attention sur le combat, tandis que les jumeaux s’éloignaient.
Bien sûr, ils n’avaient aucune intention d’abandonner leurs parents et leurs hommes – avec un dernier regard d’encouragement, ils se séparèrent, contournant la falaise devenue champ de bataille chacun d’un côté.
En quelques instants, Loargann avait rejoint le bord de mer – et avec l’océan de son côté, avait immédiatement changé la donne. Ce que le Morrigan n’avait pas en expérience au combat, et en contrôle de sa magie – il compensait largement avec une puissance brute en faisant déjà l’égal de sa mère, pourtant loin d’être mauvaise.
Quant à Loarwenn – elle donna enfin à Ki’Ruz l’autorisation mentale qu’il attendait depuis le début du combat, tous ses instincts issus de générations de sélection le poussant à l’action.
Lâchant une série d’aboiements sonores, le cawrgi fonça dans la mêlée. Et à voir les dégâts qu’un seul d’entre eux, un avorton qui plus est, pouvait causer, il n’était guère surprenant que les Faë soient si fiers et protecteurs de leurs montures.
La jeune Morrigane, contrairement à son père ou aux chevaliers, n’était pas armée, considérée comme trop jeune pour avoir une arme personnelle, puisqu’elle allait tout juste sur ses onze ans.
Mais Loarwenn avait sa caellimancie de glace, et un nombre incalculable d’heures d’entraînement. L’air devint plus froid autour d’elle – et une longue hampe, couronnée d’une lame tranchante, apparue entre ses mains. Prête à trancher les Fléaux qui auraient réussi à échapper aux crocs et aux griffes de son familier.
La brèche avait duré près de trois minutes.
Trois chevaliers avaient été blessés, et avaient déjà pris une potion retardante, qui ralentirait la propagation de la corruption infligée par les Fléaux le temps qu’ils soient examinés par un sacris discipulus.
Loargann s’était écroulé sur la grève dès le combat fini, incapable de bouger tant il avait épuisé ses mana. Loarwenn, tout aussi épuisée, sentait son corps trembler involontairement à présent que l’adrénaline était retombée. Comme son père et sa monture, Ki’Ruz et elle étaient maculés d’un sang noir à l’odeur âcre évoquant celle du soufre ou du sulfure.
Leurs parents s’étaient précipités vers eux – aussi fiers que terrifiés pour eux – et la petite troupe s’était traînée vers le village le plus proche. Heureusement, Plouzane n’était qu’à quelques kilomètres, et la petite ville suffisamment grande pour y avoir une escouade de chevaliers à poste. Et parmi les vingt-cinq membres d’une escouade, en accord avec les lois du dugelezh Breizh, il y avait toujours un sacris discipulus.
Les chevaliers avaient été soignés, et le pique-nique si funestement écourté, tous étaient rentrés à Brest.
Cette nuit-là, Loargann s’était glissée dans son lit, comme faisait si souvent quand ils étaient enfants, mais qu’il avait lentement cessé de faire depuis l’année passée.
« Je ne veux pas devenir duged Breizh. »
Loarwenn ne fut pas surprise de l’affirmation.
Le combat contre les Fléaux avait cristallisé les peurs et les désirs du Morrigan – lui permettant enfin d’exprimer honnêtement quelque chose que sa sœur pressentait depuis des années.
Un duc avait un devoir de protection envers un vaste territoire.
C’était autant un gestionnaire – qu'un militaire, par la force des choses.
Tous les nobles partageaient ce devoir de protection, que ce soit contre les Fléaux, de simples créatures magiques, ou même en temps de guerre, contre d’autres personnes. Mais les ducs et les marquis étaient sans aucun doute ceux sur qui retombaient le plus cette responsabilité.
Et la Bretagne – était le duché le plus dangereux du Royaume de Francia, comportait pas moins de vingt-cinq marches, dont sept maritimes.
Loargann ne manquait ni de talent, ni de courage – mais il était bien plus intéressé par la magie pure, les théories et les recherches, contrairement à quand ils étaient plus jeunes et qu’il passait son temps au jardin…
« Tu n’as pas besoin d’hériter du titre de nôtre père. » Loarwenn le rassura immédiatement « Après tout, » un clin d’œil « tu n’es pas enfant unique. »
Son regard s’agrandit quand il réalisa ce que sa sœur lui disait.
« Les gens vont parler. » ne put-il s’empêcher de lui faire remarquer – voulant désespérément accepter son offre, mais sachant que cela ne se ferait pas si facilement
Il arrivait, de temps à autre, qu’une fille hérite du titre de ses parents – mais c’était généralement parce qu’ils ne possédaient pas d'héritier mâle, ou que celui-ci s’était fait déshériter. De plus, cela compliquait souvent le mariage de ces femmes, puisqu’elles devaient alors trouver un noble non titré ou prêt à renoncer à son titre, comme époux.
« Nous sommes Bretons, les gens parlent toujours de nous. » Loarwenn répondit avec un haussement d’épaules « Et puis... » son regard était sérieux « Ils ne parleront pas que de moi. » l’averti-t-elle
Il hocha la tête, son regard devenant plus résolu.
« Qu’ils parlent. »
Leurs parents avaient été surpris quand le lendemain, autour du petit-déjeuner, les jumeaux leur avaient fait part de leur intention d’échanger leur héritage. Mais s’il était le dugelezh le plus dangereux de Francia, le dugelezh Breizh était également par bien des côtés le plus ouvert aux changements.
Duged ou dugez, qu’importait finalement, tant que la personne en charge était capable de remplir son devoir !
Aussi, après avoir échangé un regard un peu surpris – mais pas tant que ça au final, ils connaissaient bien leurs enfants tout de même – Elouan ar C’hastel avait simplement commenté.
« Ça ne change pas grand-chose dans l'immédiat, les titres d’héritiers ne sont annoncés qu’à la grande présentation. Et même comme cela, il arrive qu’ils changent avant la passassion des titres ! » un haussement d’épaules « Mon père était le frère cadet... » il lança un clin d’œil à son fils « Tu tiens de ton grand-oncle Mael ! »
« Mael ? Comme le magister Mael ar C’hastel de Sainte-Geneviève ? » releva Loarwenn, reconnaissant le nom des lettres que lui envoyait régulièrement Rowan
« Celui-là même. » confirma le duged « Il est sans enfants, et a passé son titre à mon père dès que celui-ci est devenu adulte, pour à la place partir étudier à l’Altus Magia d’Andorra. »
A présent qu’elle savait qu’elle hériterait un jour du dugelezh, Loarwenn avait redoublé d’attention dans ses leçons, et avait convaincu son père de la laisser le suivre dans ses activités un jour par semaine.
Le duged avait été un peu inquiet de prime abord, sachant que ses activités journalières l’amenaient régulièrement près du danger – mais Loarwenn était persuasive, et Ki’Ruz un excellent gardien. Pour finir, c’était le souvenir des exploits du chien de guerre contre les Fléaux qui l’avaient convaincu…
Avec un gardien pareil, les chevaliers chargés de leur escorte seraient libres de se concentrer sur le combat, plutôt que sur la protection de son héritière !
En plus du temps qu’elle passait à présent avec son père, et de ses études au château de Lanniron, Loarwenn passait également du temps à Versailles – une quinzaine tous les deux mois, comme elle le faisait depuis sa moyenne présentation.
C’était le compromis auquel son père et le roi étaient parvenus, après que la jeune Morrigane ait chamboulé la cour en affirmant avoir trouvé des ruines anciennes dans le domaine royale – et en prouvant ses dires dans la foulée !
D’Enora, Loarwenn avait gardé une sensibilité à la magie aiguisée – assez surprenante venant de l’archéologue, qui n’avait par ailleurs aucuns talents magiques. C’était ce sixième sens qui l’avait alertée au fait que la convergence magique ayant créé le puits de mana de Versailles n’était pas aussi naturelle qu'on ne le pensait.
S’approchant du phénomène magique, elle avait alors aisément trouvé ce que tant d’autres avait manqué… Les infimes traces, si anciennes que seul un œil expérimenté pouvait les deviner, indiquant les délimitations d’une barrière magique Avalonanes pré-datant le puis de mana, et passée inaperçue en raison de la puissance de celui-ci.
Face à sa découverte, il était devenu impossible de cacher son passé en tant qu’Enora Casteleyn.
Les magisters appelés pour examiner les lieux, et le roi lui-même refusant de croire qu’une simple enfant, aussi ingénieuse soit-elle, ait pu remarquer un détail aussi subtil. Et ils avaient tout à fait raison – les barrières magiques n’étaient étudiés que par les magi ayant déjà terminé Sainte-Geneviève, et les barrières de civilisations anciennes par les plus doués d’entre eux.
S'en était ensuivi d’âpres débats entre le duged Breizh et les magisters présents, qui étaient tous fascinés par l’idée que plutôt que d’être devenue une Latérale, Enora se soit à la place réincarnée.
Mais Loarwenn avait bel et bien été réincarnée – et c’était la fille chérie d’Elouan ar C’hastel, un noble puissant, qui ne pouvait être contrarié à la légère.
Et il était hors de question qu’il laisse sa fille de sept ans à la merci de rats de bibliothèques – d’après ses propres mots.
Cependant – ladite fille étant, elle aussi, un rat de bibliothèque, elle était tout aussi intéressée par les magisters que ceux-ci l’étaient par elle. Et les uns comme les autres étaient bien entendu curieux d’en savoir plus sur les ruines qu’on savait à présent exister sous Versailles !
Finalement, il avait été convenu que le statut de Latérale-réincarnée ne serait pas divulgué plus loin que la famille royale et les magisters présents sans l’autorisation de Loarwenn elle-même.
En contrepartie, elle serait une invitée régulière au château royal. Durant ses séjours répétés, elle travaillerait avec les magisters locaux à explorer les ruines Avalonanes qu’elle avait découverte, et partagerait son savoir venant de sa vie en tant qu’Enora concernant les civilisations paléomagos.
Avec cet emploi du temps pour le moins chargé, la Morrigane ne vit pas le temps passer, entre le départ de Rowan pour Sainte-Geneviève – et celui où arriva le moment que Loargann et elle-même ne se prépare à intégrer l’École Centrale à leur tour.
À son grand dam, elle n’avait guère vu le Faë durant ses deux années – ne l’apercevant que durant les quelques bals et réceptions auxquels les enfants étaient conviés. Pire, elle ne pouvait guère l’approcher durant lesdits évènements, puisque Rowan, dont la grande présentation était passée, n’avait plus le loisir de rester avec les enfants.
Ils avaient tout de même échangé de nombreuses lettres au cours des années – mais les missives ne pouvaient remplacer les duels, balades et autres moments de complicité qu’ils avaient partagé avant leur séparation.
Après de derniers adieux avec ses parents, Loarwenn échangea un sourire avec son frère, et enfourcha Ki’Ruz. Ces deux années privées de son meilleur ami avaient été longues – mais elles touchaient enfin à leur fin.
« Prochain arrêt, Sainte-Geneviève ! » lança-t-elle au Morrigan d’un ton joyeux, le morvac’h(45) de celui-ci, un cadeau de Selaven, mettant un instant à emboîter le pas de son cawrgi, sous le regard amusé de leurs parents
41 Brèche : déchirure du voile entre les dimensions
42 Fléau: créatures, sentientes ou non, provenant d’une dimension voisine, dont le seul but est de semer la dévastation
43 Anomalie : se dit d’une brèche durant plus de 30 secondes et/ou d’un diamètre supérieur à trois mètres
44 Sacris discipulus : disciples sacrés, nom donné à tous les êtres sentients capables de magie sacrée
45 Morvac’h : cheval de mer d’origine Bretonne, élevé par les Morgazhoù d’Eusa, il peut courir sur les flots ou sous l’eau, il est reconnaissable à ses branchies et à sa robe aux teintes allant du bleue au vert
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