« Kieran ! Aide-moi ! »
Kieran se réveilla en sursaut, un cri sur ses lèvres, comme toujours.
« Enora... » murmura-t-il, sentant comme à chaque fois que le cauchemar revenait, la détresse l’envahir
En réalité, Enora n’avait pas pu crier – tout était allé si vite qu’elle n’avait pas eu le temps de dire quoi que ce soit, tout juste de tendre la main vers lui. Depuis, la culpabilité le rongeait.
Il se rappelait du regard brisé de ses parents, quand il était revenu de l’Himalaya seul.
Même s’ils n’étaient pas du même sang, Enora était sa petite sœur, et il avait su dès qu’il avait posé les yeux sur elle pour la première fois, qu’il serait le meilleur grand frère du monde. Son frère Meven, de trois ans son aîné, l’avait épaulé dans cette nouvelle résolution avec un enthousiasme sans faille, tombant tout aussi vite que lui sous le charme de leur nouvelle petite sœur.
Même si elle n'était pas une magus comme eux, Enora était leur petite sœur, et ils avaient pris leur rôle de gardiens et de protecteurs avec sérieux. Tant et si bien qu’une fois arrivée à l’adolescence, la jeune fille avait dû leur mettre les points sur les i pour pouvoir avoir un petit ami en paix.
Ils n’avaient plus jamais menacé aucun de ses soupirants – devant elle. Enora était une jeune fille indépendante, qui refusait qu’on pense qu’elle ait besoin de se cacher derrière les muscles de son frère aîné ou la répartie acide du cadet.
Mais s’ils avaient appris à mieux canaliser leur tendances sur-protectrice avec le temps, il n’en restait pas moins qu’Enora avait toujours été la benjamine de la famille. Et ils avaient tout fait pour faire disparaître la lueur de tristesse qui apparaissait de temps à autre dans son regard; quand la jeune fille se rappelait de ses parents biologiques, un couple d’alcins(59) proches de leurs propres parents, décédés lors d’un carambolage meurtrier, dont Enora elle-même ne s’était sorti que par miracle.

L’équipe avec laquelle Enora et Kieran s’était aventurée dans les ruines Agarthanes avaient fouillé les lieux des mois durant, pour finalement arriver à la conclusion que sa disparition était due à un accident pour le moins improbable. Une fluctuation de la magie dans la pièce, provoquée par l’arrivée de magi dans les lieux pour la première fois depuis près de dix millénaires; ayant activé le rituel incomplet sur lequel travaillaient les Agarthans qui avaient habité la cité.
Il faudrait plus de temps encore pour déchiffrer toutes les recherches présentes dans la salle où Enora avait été emportée, mais les conclusions étaient claires. Dans le meilleur des cas, la jeune femme avait effectué un voyage sans retour, vers une dimension non-liée — mais elle avait plus probablement été tuée par le rituel incomplet.
Et si ouvrir un portail vers une dimension-liée, c’est à dire ayant un point d’ancrage la liant avec la leur, était possible, bien que pas toujours évident… Identifier la bonne dimension non-lié, puis établir un portail vers celle-ci ? Certains avaient tenté une vie entière, sans jamais y parvenir. Quoi qu’il lui soit arrivé, la jeune archéologue était impossible à retrouver.
Alors Enora avait été déclarée officiellement disparue, et Kieran était rentré à Brest, annoncer la nouvelle à sa famille, et ramener les affaires de sa petite sœur à la maison.

Il avait passé les mois suivants à déprimer – et à boire assurément plus que de raison, devenant l'un des habitués du pub tenu par son frère.
Près de neufs mois s’étaient écoulés depuis la disparition d’Enora, quand une harde Centaure(60) passa non-loin de Brest. Comme souvent, la plupart était resté hors de la ville, mais parmi les plus jeunes et téméraires, quelques uns s’était aventurés en ville – puis au Karmzer Fougueux.
Parmi ces Centaures, Natska de la Harde de la Lune Blanche, une jeune adulte marchant déjà sur les traces de successeure à la Voix de sa Harde(61).
Ce n’est qu’alors que le pub s’était vidé, et que Meven s’apprêtait à fermer pour la nuit, qu’elle leur avait été saisit d’une vision, et prononcé une prophétie.

« Une sœur transmigrée
nouveau monde, nouvelle vie,
amour et danger.

Voyage sans retour,
pour une réunion heureuse,
telle est la question. »

Ce qu’avait vu la jeune Centaure n’était, sans grande surprise, pas très clair.
Enora était « vivante sans l’être » et « plus de ce monde, mais heureuse ».
Mais en y ajoutant la prophétie, et les recherches des anciens sages Agarthan, la situation devenait plus claire.
Leur petite sœur avait survécu au transfert vers une autre dimension, dans laquelle elle avait entamé une nouvelle vie. Une nouvelle vie heureuse, mais potentiellement dangereuse. Et la rejoindre était possible – cependant il n’y aurait pas de retour possible.
Kieran n’avait pris que quelques jours après le départ des Centaures pour prendre sa décision.
« J’y vais. »
Meven n’avait pas eu l’air surprit – ni leurs parents.
Bien sûr, ce n’était pas si simple, Natska lui avait ouvert les yeux sur une possibilité, mais tout le travail était encore à faire – et nul jusqu’à présent, n’avait jamais réussit ce que Kieran comptait accomplir.

Le Breton était reparti pour l’Himalaya, et avait passé l’année suivante à se plonger dans les notes des Agarthans, et à étudier le cercle magique incomplet qui avait emporté Enora.
Puis les six mois suivants à voyager, et étudier tous les témoignages de disparitions liés à phénomènes magiques ou des rituels échoués.
Trois mois de plus, à mettre au point son propre rituel.
Les trois derniers mois, auprès de ses parents et de son frère, à mettre ses affaires en ordre.
Le vieux Gurven, plus vieux Korrigan de la région et protecteur de Brest, leur avait ouvert l’arrière-boutique de sa vieille brocante. Et, Kieran avait à peine été surpris de constater que le meneur de l’Ene Bihan local avait dans son sous-sol une grande salle vide, ornée d’un cercle de rituel permanent.
Même les pierres précieuses, destinées à harmoniser la magie du rituel pour être sûr qu’il atteigne bien le monde dans lequel Enora avait été projetée, avaient été fournies par le vieux Gurven. Le Korrigan étant tellement en harmonie avec la terre qu’elle lui avait tout simplement fournie les pierres qu’il lui avait demandées.
Apparemment, le vieux Gurven avait parlé avec la Voix de la Harde, ce jour où Natska avait eut sa vision…

« Tu ne reviendras pas, oh non, » avait marmonné le Korrigan d’un ton définitif « Mais ton aide sera précieuse à l’Ene Bihan de l’autre côté, et l’Ene Bihan rembourse ses dettes. »
Il avait fait un geste vers le cercle magique, très différent maintenant que Kieran y avait serti les gemmes saturées de magie, et ressemblant bien plus à celui, Agarthan, par lequel Enora avait été emporté.
« Ton cercle est le premier pas vers un portail. » avait murmuré le Korrigan, le regard pétillant d’intérêt « Un jour, peut-être nous amènera-t-il quelque chose de l’autre côté. »
Le commentaire avait rendu Kieran songeur – certes, le voyage serait à sens unique pour lui – mais peut-être y avait-il, comme le disait le vieux Gurven, moyen d’envoyer quelque chose plutôt que quelqu’un, plus aisément.
Ce serait un projet pour plus tard.
Car la nuit de Yule approchait à grand pas, et son rituel avec elle.

Kieran avait rempli son sac de Chasseur, et celui d’Enora, de leurs effets personnels les plus précieux.
Les alliances des parents biologique de sa sœur ; le collier enchanté de runes protectrices que ses parents adoptifs lui avaient offert pour sa majorité – resté derrière elle lors de sa disparition ; sa peluche favorite – offerte par Meven quand elle avait cinq ans et qui la suivait partout à travers le monde ; et enfin son journal, offert par Kieran quand elle avait commencé ses études, et qui était devenu avec le temps un vrai grimoire(62), pleins de ses notes et pensées, et lourdement enchanté par le magus lui-même.
Il emportait également des messages, enregistrés et manuscrits, de leur famille et amis, ainsi que des albums photos, là encore sur support dématérialisé et physique.
Pour lui-même, outre sa baguette magique et son propre grimoire, il s’était vu offrir une copie du grimoire familiale par ses parents. Il emportait aussi la montre à gousset enchantée qu’il avait reçue lorsqu’il avait obtenu son meister et était l’un de ses biens les plus chers; son set d’outils de gravure magique favori, essentiel pour les runes; et quelques autres objets ayant une valeur, sentimentale ou réelle, à ses yeux.
Pour le reste, il s’était contenté du nécessaire de tout bon Chasseur(63): quelques tenues de rechange, un nécessaire de toilette et de soins d’urgence, une tente et une couverture, de quoi faire un feu, quelques épices de cuisine, et bien sûr, une bouteille d’alcool et une bonne lame – il en avait même prit deux, pensant qu’Enora apprécierait de revoir sa dague Gobeline.

Kieran s’était interdit de pleurer – et clairement, ses parents et Meven avaient prit la même décision.
Le vieux Gurven était présent également, témoin silencieux du rituel.
Déjà, la magie accumulée dans l’air commençait à faire vibrer les gemmes des mêmes teintes bleutés et opalines qui avaient accompagnés la disparition d’Enora.
Après une dernière étreinte avec sa famille, il s’était placé au centre du cercle – et le rituel avait fait son œuvre.

La douleur était horrible, comme si l’univers autour de lui tentait de réduire son corps en particules – et il n’aurait su dire combien de temps passa dans les ténèbres et le silence absolus.
Puis vint une lumière aveuglante, et il commença d'entendre, comme à travers un brouillard, des bruits sourds. Une fête, avec de la musique, des gens en train de parler, bien qu’il ne puisse distinguer qu’un seul mot, répété plusieurs fois, sur un ton de plus en plus inquiet.

« Loarwenn ? »

« Loarwenn ? »

« Loarwenn ! »

Au loin, une cloche sonna – la musique cessa, et l’impression d’être brisée en une infinité d’éclats fut remplacée par celle d’être soudain condensée en un seul objet, bien trop étroit.
La clarté aveuglante se dissipa, révélant une salle de bal fastueuse aux couleurs de l’automne, tout droit sortie d’un film d’époque.
Et un cri stupéfait capta immédiatement son attention.

« Kieran ! »
Avec les perles d’eau dans ses cheveux d’un bleu profond, et ses longues oreilles pointues décollées du crâne – c’était assez évidemment une Morrigane. Elle était néanmoins bien différente des petits êtres à l’apparence nettement humanoïde qui portaient ce titre dans son monde.
Mais surtout, bien qu’elle ait dix bons centimètres de moins, et paraisse adolescente – ses yeux étaient bien reconnaissables.
Kieran avait retrouvé sa sœur.

59 Alcin : être sentient possédant une réserve de mana, mais pas d’accès direct à celle-ci, lui permettant de faire usage de certains types de magies brutes, mais pas des magies fines, plus délicates et versatiles.
Cela leur donne quelques capacités utiles en Futuria, en revanche cela n’a que peu d’impact en Nobilia, où ils sont généralement assimilés au reste de la population non-magique.

60 Centaure : espèce magique sentient, réputé pour leur mode de vie nomade de chasseur-cueilleur, et leur talent pour la divination. Ils ont l’apparence d’un buste humain sur un corps animal, le plus souvent de cheval

61 Voix de la Harde : chef spirituel des hardes de Centaures, c’est souvent une femme ayant le plus grand don de clairvoyance

62 Grimoire : on parle de grimoire pour le journal contenant les découvertes magiques d’un magus, certains sont familiaux et traditionnellement, jalousement gardés, d’autres personnels.

63 Chasseur : en Futuria, un Chasseur désigne une personne officiellement habilitée à travailler dans les ruines paléomagos, ou aux côtés des forces de l’ordre et habituellement affilié à une Guilde. Les Chasseurs les moins expérimentés effectuent également des missions plus mineures.