XV. Loarwenn
Les mois qui suivirent l’arrivée de Kieran étaient le calme avant la tempête, et tous s’en doutaient.
L’arrivée d’un Latéral avait grandement inquiété le gouvernement, que ce soit du côté de la chambre des nobles ou de celle du commun. Il était de notoriété publique que les Latéraux apparaissaient toujours en période trouble, et l’ambiance était déjà tendue entre divers pays Européens.
Les inspections officieuses du grand dauphin furent remplacées par des préparatifs plus concrets – si guerre il y aurait, le pays serait prêt.
Puis, le 21 Mars 1915, une anomalie se déclencha au beau milieu du bal de printemps annuel ayant lieu au Palais d’Hiver des Ved’ma Romanov. Ladite anomalie dura près de quinze minutes, faisant de cette anomalie, la plus longue jamais enregistrée à travers le monde. Elle avait provoqué le chaos, et causé la mort de nombreux nobles et du tsar – qui n’avait aucun hérité d’officiellement nommé pour prendre sa suite…
Le pays était déjà au bord de la révolution depuis ascension au pouvoir de son père Aleksándr II Nikoláyevich, qui avait saisi le pouvoir à la mort de sa femme, plutôt, comme le voulait la tradition, de devenir régent en attendant l’ascension de la prochaine Ved’ma Romanov.
Aleksándr II avait été assassiné en 1880 — mais son unique fille étant décédée dans l’enfance d’une maladie infantile, c’est de nouveau un homme qui lui avait succédé, son fils Aleksándr III Aleksándrovich. Celui-ci n’avait pas tardé à confirmer les velléités de son père à mettre fin au régime matriarcal Russe — ce qui n’avait pas été vu d’un très bon œil. De plus, le nouveau tsar avait durci le régime, régnant par la terreur — et seul une maladie soudaine en 1894 avait finalement suspendu le rythme effréné de ses réformes, repoussant la révolte imminente.
Il se murmurait, dans l’Empire de toutes les Russies, comme dans tous les milieux nobles en Europe; que la maladie soudain du Ved’mak était dû à une malédiction lancée par le koven des Baba Yaga(64), furieuse de la manière dont il avait réduit leur pouvoir politique.
Quoi qu’il en soit, pas une seule Ved’ma, ni même un Ved’mak n’était né de la lignée du tsar depuis son ascension au pouvoir, contribuant à ternir sa réputation dans le pays, puisque seuls ceux-ci étaient autorisés à accéder au trône.
Fort heureusement, les enfants du tsar n’étaient pas aveugles aux tensions régnant dans le pays. Par conséquent, son fils aîné Nikolai Alexandrovich avait pris l’initiative d’immédiatement garantir le rôle de tsarina à la plus jeune Ved’ma majeure de la lignée Romanov, comme le voulait la coutume.
En quelques jours, Maria Pavlovna avait prêté serment au koven des Babas Yaga, renouant avec les traditions que son oncle avait tenté d’éradiquer, et calmant les esprits échaudés dans le pays. Le peuple comme la noblesse, ravis de voir l’intention évidente de la jeune tsarina de rétablir l’ancien ordre, se rallia derrière elle. Son premier acte international fut d’exiger des réparations quant à l’anomalie qui avait si lourdement touché leurs magi.
La Triple-Alliance, à laquelle elle avait envoyé sa demande d’explications, avait vocalement protesté de son innocence. Mais les Francians n’étaient pas les seuls à avoir remarqué l’absence d’augmentation des brèches sur le territoire de ceux-ci, et les Russes étaient furieux, et bien moins patients qu’eux.
Les mois suivants virent les nations de la Triple-Entente tergiverser, refusant de donner accès aux magisters Russes pour leur prouver qu’ils n’étaient pas à l’origine de l’anomalie qui avait tant meurtri leur pays.
En réponse, Maria III Pavlovna commença à mobiliser ses troupes aux frontières de l’Empire.
Les Francians étaient hésitants à s’engager dans un conflit, malgré l’accord de défense mutuelle qu’ils partageaient avec l’Empire de toutes les Russies et les Royaumes-Unis, aussi tentèrent-ils de jouer les intermédiaires diplomates entre les nations concernées.
Du côté de la Triple-Alliance, les Royaumes Italians semblaient tout aussi hésitants au conflit, acceptant même de recevoir une délégation Francianne dès la fin du mois d’Avril. Et, dès l’arrivée de la délégation à Rome, les brèches avaient commencé d'augmenter à travers le pays.
Certains habitants avaient immédiatement demandé le départ de la délégation, prétextant qu’elle avait attiré le malheur sur le pays.
Cependant, ni le roi Vittorio Emanuele II, ni son Parlement n’étaient dupes — le problème n’était pas la délégation Francianne, mais bien leurs collègues de la Triple-Alliance.
Le roi, satisfait d’être épargné par les brèches, avait préféré ne pas se mêler des affaires de l’Empire Germanique et de la Monarchie d’Autriche-Hongrie, évitant de les questionner à ce sujet, bien que se doutant que le phénomène ne pouvait être naturel. En revanche, il refusait de se laisser dicter la manière de gouverner son propre royaume !
Vittorio Emanuele II avait donc rompu son alliance avec les deux autres nations, rentrant au passage dans les bonnes faveurs de l’Empire de toutes les Russies. Il avait dans la foulée fait lever des troupes, afin de préparer le pays aux brèches qui n’allaient certainement plus les épargner à présent.
En quelques mois, le ressentiment avait commencé à grandir dans les Royaumes d’Italia, dirigé contre les alliés de la veille.
Puis vint le bal d’été de Sainte-Geneviève.
Que ce soit parmi ses amis, ou le reste des élèves, Loarwenn n’avait pu s’empêcher de remarquer l’exubérance grandissante des tenues. Comme s’ils tentaient, en organisant une fête plus fastueuse encore que d’habitude, de repousser l’ombre de la guerre que tous savaient à présent planer sur leur tête.
Tous les élèves ayant un quelconque talent en caellimancie de terre, magie de la nature ou de la flore avaient collaboré, faisant des jardins de l’école un havre multicolore, plus somptueux qu’elle ne l’avait jamais vu.
Les jeunes filles avaient tressé leurs cheveux de fleurs, et même les jeunes gens avaient été couronnés de verdure.
Pourtant, toute la joie et l’allégresse disproportionnée que tous affichaient ne pouvait effacer le fait que contrairement à la coutume, tous les professeurs étaient armés et équipés de focus magiques — de même qu'une grande partie des élèves.
Nul n’avait oublié, que c’était pendant un bal que le premier Latéral depuis Mingan Lavigne était apparu — et ce qui était désormais appelé la Grande Anomalie de Printemps était encore frais dans l’esprit de tous. Si même une demeure royale n’était pas en sécurité, alors qui l’était ?
Pas Sainte-Geneviève, en tout cas.
Loarwenn ressenti l’ouverture de l’anomalie comme un hurlement à ses sens, plus que le bourdonnement grave qu’elle entendait généralement,peu avant l’ouverture d’une brèche. Cependant, malgré la sensation discordante, il n’y avait aucun doute à ses sens.
« Code S ! »
Immédiatement, professeurs et étudiants saisirent leurs armes, et d’un coup d’œil, Loarwenn comprit soudain pourquoi il y avait eu tant de victimes au Palais d’Hiver.
Contrairement aux civils, les nobles étaient entraînés à se rapprocher d’une brèche quand elle s’ouvrait. Et, les centaines de magi, à proximité les uns des autres, ne réussissaient qu'à se gêner les uns les autres — ils n’étaient pas entraînés à se battre en groupe comme les chevaliers ou les mousquetaires l’étaient.
Dès les premières secondes, plusieurs élèves tombèrent.
« Magi, écartez-vous de la mêlée, prenez de la hauteur ! » lança-t-elle « Guerriers, faîtes de la place autour de la brèche ! »
Autour d’elle, ses amis relayèrent ses instructions, comprenant vite son intention — dégager l’espace pour permettre à tous de mieux combattre.
Si les magi obéirent sans trop de contretemps, l’instruction concordant avec leur style de combat, l’idée de s’écarter de la brèche allait à l’encontre de tous les instincts de ceux combattant une arme à la main. Cependant, ils réalisèrent vite ce qu’elle avait déjà vu — que rester si près les paralysaient plus que cela n’empêchait le flot de Fléaux d’entrer en Nobilia.
Graduellement, ils s'éloignèrent, la bataille gagnant en fluidité. Les secondes passaient, et l’anxiété montait — les magi seraient-ils capables de tenir le rythme effréné d'une brèche, si l’anomalie durait aussi longtemps qu’en Russie? Et, sans magi pour les soutenir, les guerriers seraient-ils aptes à endiguer le flot de Fléaux ?
Fort heureusement, Sainte-Geneviève avait un avantage certain sur le Palais d’Hiver — l’abbaye était peuplée de sacris discipuli.
La plupart étaient des potentiae, n’aillant jamais vu le combat, et au regard terrifié; mais chacun d’entre eux était redoutable face aux Fléaux, et rapidement, ceux qui semblaient le moins à l’aise au combat avaient été rejoints par magi et guerriers pour les protéger. D’autres étaient déjà en train de se faufiler à travers le champ de bataille, faisait reculer la corruption des blessures infligées par les envahisseurs, ou érigeant des barrières permettant de protéger ceux qui étaient hors d’état de combattre.
À la cinquième minute, Rowan, en plein cœur de la mêlée, pas très loin d’elle, avait décidé qu’il n’était plus temps d’hésiter — le kont-hêr avait rejeté la tête en arrière, un hululement lancinant, qui aurait dû être impossible pour ses cordes vocales, résonna.
Quelques instants plus tard, des aboiements familiers résonnèrent, suivis d’une cavalcade.
Aodhán et Ki’Ruz étaient peut-être les seuls cawrgis de l’école – ce n’était en revanche certainement pas les seules montures de guerre, et toutes avaient répondu à l’appel du bestias lyra.
Utilisant sa magie interne, Loarwenn se propulsa sur son chien, plusieurs autre faisant de même, et le combat repris de plus belle.
« Jamais plus, je ne me moquerais du temps que vous passez avec vos boules de poil ! » promis Vinzans quelques instants plus tard, tandis que Ki’Ruz brisait d’un coup de croc le Fléau qui l'avait projeté à terre l'instant d'avant
Entendant un hurlement terrifié, Loarwenn bondit dans la direction du cri. Elle reconnut le baronnet de Roupy au sol, contemplant la large estafilade sanguinolente et s’assombrissant déjà avec un regard défait; visiblement, il s’était jeté entre Louise d’Orléans et un Fléau qui avait réussi à se frayer un chemin jusqu’eux, prouvant qu’aussi agaçant qu’il était, le noble avait accompli son devoir de protection jusqu’au bout.
Jusqu'à en mourir. La corruption pouvait être ralentie par les potions – mais une fois qu’elle avait touché le torse, il n’y avait plus rien à faire.
Tranchant en deux le Fléau, qui était à présent presque au contact avec la princesse, Loarwenn se tourna vers le baronnet, lui tendant une potion retardante. Il lui adressa un sourire reconnaissant, et se dirigea vers le contenu d’une table, tombé au sol dans la cohue – saisissant une plume et une feuille du matériel de jeu qui traînait.
Loarwenn resta à proximité – laissant le jeune homme écrire ses derniers mots tandis qu’elle continuait à détruire les créatures environnantes.
Louise, recouverte du sang du Fléau tué par Loarwenn, s’était relevée et l’assistait avec une efficacité inattendue de la part de la princesse gâtée — et ce malgré les tremblements nerveux qui parcouraient visiblement son corps. Cependant, son regard dérivait, toutes les quelques secondes, vers le courtier qui l’avait suivi durant toute sa scolarité.
« Jacques ! » appela-t-elle alors que le jeune homme apposait son sigil d’un mouvement de magie sur la lettre qu’il venait d’écrire, ses mouvements indiquant qu’il n’en avait plus pour longtemps
Le baronnet se retourna vers elle, surprit – Loarwenn l’était tout autant, Louise d’Orléans n’utilisait jamais le prénom des nobles.
Juste leur titre ou leur nom de famille.
« Princesse ? »
« Merci. »
« C’était un honneur. »
La princesse éclata en sanglots, alors que le corps du jeune homme retombait en poussière noire au sol, comme celui d’un Fléau. Elle ne s’arrêta pas de combattre pour autant.
L’anomalie dura douze minutes – trois minutes de moins qu’en Russie.
Peut-être parce qu’ils craignaient une attaque, Sainte-Geneviève s’en était bien mieux sortie que le Palais d’Hiver et ses prêts de cent-cinquante victimes.
L’École Centrale n’avait souffert « que » de cinquante-sept victimes.
Trente-sept élèves, trois professeurs, onze mousquetaires et six sacris discipulus.
Plus encore de blessés, les sacris discipulus étant trop épuisés pour soigner les blessures en plus de dissiper la corruption.
Un bon tiers des magi s’était également écroulé en cours de combat, utilisant bien plus de magie que raisonnable, et en payant les conséquences.
L’école était passée en état de siège, fermant ses portes et levant les contraignantes barrières magiques qui la rendraient quasiment inattaquable. Des barrières qui, selon la légende, pouvaient même protéger des brèches, mais étaient si gourmandes en magie qu’elles n’avaient été activées que trois fois dans son histoire.
Au vu du nombre d’élèves, bien plus élevé que par le passé, les réquisitionner, quelques heures chacun à tour de rôle, pour recharger les réservoirs magiques alimentant les barrières n’était pas si compliqué – mais pas nécessaire en temps de paix…
Mais, Sainte-Geneviève, et le tout le Royaume de Francia n’étaient plus en paix.
Le 22 Juin 1915, Philippe VII avait officiellement annoncé l’entrée en guerre du pays.
La chambre des nobles et celle du commun avaient été unanimement derrière lui pour cette décision – s’attaquer à Sainte-Geneviève, c’était s’attaquer au futur du pays.
Bien entendu, les Belges et la Nouvelle-Francia avaient suivi – attaquer leur suzerain revenait à les attaquer.
Maintenant que les Francians ne jouaient plus les pacificateurs, l’Empire de toutes les Russies s’était empressé de déclarer la guerre à l’Empire Germanique et à la Monarchie d’Autriche-Hongrie.
En réponse, la Roumanie et la Bulgarie avaient officialisé leur alliance avec les deux membres restants de la Triple-Alliance le 26 Juin, et étaient rentrés en guerre à leur tour.
Les Italians, remontés contre leurs anciens alliés, avaient rejoint la guerre le 1er Juillet.
En quelques semaines, l’Europe toute entière s’embrasa, le chaos s’étendant progressivement au reste du monde.
La Première Guerre Mondiale avait commencé.
64 Koven des Baba Yaga : institution rassemblant les Ved’mas les plus puissantes, ayant joué un rôle de conseil auprès des tsarina depuis les premiers temps de l’Empire en 826.
Ce sont également elles qui, traditionnellement, intronisent la nouvelle tsarina.
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