XVIII. Rowan

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Aussi cliché que cela paraisse - Rowan détestait la guerre. L’avait détesté dès les premières semaines passées à subir brèche après brèche, à se battre avec acharnement des heures, voire des jours entiers pour quelques mètres de terrain dans un sens ou dans l’autre.
Il n’en demeurait pas moins ébahi par la résilience de tous.
Par les chevaliers sous ses ordres, qui mettaient leurs vies entre ses mains dès qu’ils obéissaient à ses ordres. Par les régiments de gendarmes aux côtés desquels ils combattaient, dépourvus de magie, mais certainement pas de courage.
Sur le champ de bataille, la magie déterminait les armes qu’on avait à sa disposition – mais c’était guère tout. Nobles ou pas, tous vivaient dans les mêmes conditions, et l’adaptation avait été loin d’être facile pour eux. Pour la première fois, il comprenait le dépaysement brutal qu’avait dû subir Loarwenn en se réveillant en Nobilia, elle qui était née dans un monde dans lequel la noblesse n’existait pratiquement plus. Parce que apprendre à connaître ces hommes et femmes de toutes espèces aux côtés desquels ils vivaient et combattaient lui avait aisément démontré qu’ils ne vivaient pas dans le monde. Et comprendre infiniment mieux les ambitions de Paul.

La guerre éprouvait tout le monde, et même les roturiers, autrefois terrifiés à l’ouverture d’une brèche, étaient devenus presque insensibles – à voir des atrocités chaque jour, elles finissaient par sembler banales.
Il y avait tant que brèches que les nobles s’épuisaient à les contenir, ce qui laissait les roturiers à mener le front contre les Germaniques. Qui avaient, eux, leurs nobles frais et disponibles, puisqu’ils ne subissaient pas l’assaut constant des brèches.
Fort heureusement, pour toute la bravoure dont ceux qui étaient au front faisaient preuve – ceux qui étaient restés loin du combat faisaient preuve de tout autant d’ingéniosité.
En quelques années, le Faë avait vu les armes à la disposition des non-magi devenir de plus en plus performantes. Le RSC 17 était tout aussi performant que Mauser 96 de l’ennemie, et ce n’était pas la seule arme à avoir vu ses performances doubler, voire tripler en l’espace de quelques années.
Fort heureusement, les armes n’avaient pas été la seule chose à s’améliorer.
Un nouveau sort avait été développé, mélange de sortilège et de thaûmagraphie(68), permettant de s’échanger des messages écrits courts, mais instantanés, entre magi, permettant de relayer des ordres ou des mouvements de troupes ennemies bien plus rapidement que le télégraphe.
Et, aussi, des mots tendres avec ses proches, pour peu qu’ils connaissent le sort, qui nécessitait quand même une éducation de cinquième année pour être maîtrisé…
De même, les barrières étaient devenues bien plus performantes depuis que Kieran avait réussi à adapter les chaînes runiques aux pierres de mana. Quand il repensait à sa jalousie initiale envers le Futurian, Rowan se sentait bien stupide – sans le savoir, le magus lui avait depuis sauvé la vie un bon nombre de fois, grâce à ses innovations! Il comprenait mieux, maintenant, pourquoi Loarwenn avait paru si fière quand elle avait évoqué le titre de Clausa Meister de son frère adoptif…
Mais l’avancée la plus précieuse avait, sans aucune doute possibles, été la barrière d’alerte, mise au point par les magisters royaux grâce à la capacité de Loarwenn à prédire les brèches, et perfectionné depuis.

Une sirène bien trop familière retentit, et se tirant de ses pensées, le Faë siffla, et Aodhán déboula, tandis qu’autour de lui, ses hommes trouvaient leurs propres montures.
Il y avait trois sigils lumineux flottant dans les airs – en forme de large flamme holographique. Deux d’entre elles, jaune, indiquaient le lieu où des brèches de moins de quinze secondes allaient apparaître dans quelques minutes. La troisième, rouge, indiquait le lieu d’ouverture d’une brèche de plus de trente secondes.
Il retint un soupir soulagé – au moins, il n’y avait pas la flamme noire, indiquant une anomalie de plus d’une minute, apparue de plus en plus souvent ces derniers temps.
« ar Ros’coat, jaune nord ! Von Kienheim jaune sud ! Le reste avec moi ! »
Les deux lieutenant-sergents firent écho à ses ordres pour confirmer qu’ils avaient été entendus, et eurent tôt fait d’entraîner leurs sections respectives dans les directions qu’il avait désignées.

Il ne put retenir un léger sourire incrédule – si on lui avait dit, quand il était enfant, que son cousin deviendrait son bras droit, il aurait eu bien du mal à le croire.
Le hasard des choses les avait rassemblés dès les premiers jours de Rowan au front. Et, il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre que le Korrigan avait bien changé, depuis la dernière fois qu’il l’avait vu, près de dix ans auparavant.
Ayant échoué à entrer dans une école prestigieuse en Europe, Gwilherm avait fini par se rabattre sur l’École Centrale de Québec.
Les Nouveaux-Francians était un peuple mixte, n’apportant pas tant de valeur aux titres de noblesse qu’aux compétences, quelles qu’elles soient. Le choc culturel avait été terrible – mais salutaire. L’arrogant garçon dont le Faë se souvenait avait disparu, remplacé par un guerrier puissant, à l’assurance tranquille.
L’une des premières choses qu’il avait faites, quand il avait reconnu Rowan, avait été de s’excuser, éberluant le jeune Faë – mais il avait choisi de laisser une chance au Korrigan, et ne l’avait pas regretté.

Trois minutes plus tard, comme prévu, les Fléaux commençaient d'apparaître.
Au même instant, l’offensive Germanique commença, repoussée par l’autre escouade noble, et le régiment de gendarmerie affecté à leur bastion.
Rowan et ses hommes passèrent de la bataille de brèche au champ de bataille traditionnel sans discontinuer. Quelques heures plus tard, ils avaient progressé de trois mètres. Un tireur d’élite des gendarmes avait réussi un coup particulièrement judicieux, détruisant la pierre de mana alimentant l’une des barrières mobiles de l’ennemie avant qu’elle ne puisse s’activer.
Blessés envoyés à l’infirmerie et prisonniers confiés aux gendarmes, il put enfin se retirer dans la tente qu’il partageait avec les quatre autres membres de sa section.
Il était posé sur son lit de camp depuis quelques secondes à peine quand il sentit l’air se refroidir autour de lui, le faisant sourire. En un instant, le sigil de Loarwenn se matérialisa, et quelques mots apparurent, d’un bleu nuit légèrement iridescent, tracés dans les airs de l’écriture si familière de la Morrigane.

« Une balade au petit Paris pour ton anniversaire, ça te dit ? »

Ses yeux s’agrandirent – l’endroit surnommé petit Paris le plus proche était la ville de Liège, distante d’à peine 25 kilomètres, et aux mains des Germains depuis les premiers mois de la guerre. Et, à en croire le message de la jeune femme – non seulement la Francia s’apprêtait à reprendre la ville, mais en plus, elle y serait !
Le Faë sentit son sang bouillonner, d’un mélange d’inquiétude pour la Morrigane, bien qu’il la sache tout à fait capable de se protéger – et de hâte à l’idée de la revoir.
Le lendemain, c’était un celervis(69) du duc de Wallonie qu’il recevait – et l’ordre de se préparer à lever le camp. Après des années à tergiverser, les Royaumes-Unis allaient enfin entrer en guerre – et les Francians comptaient bien profiter de l’effet de surprise pour repousser l’Empire Germanique autant que possible.
Les préparatifs avaient été effectués à la tombée de la nuit pour plus de discrétion, et à l’aube le lendemain, une coalition de troupes Franciannes et Britaniannes lançaient une attaque surprise sur deux fronts contre les Germaniques.
Grâce aux troupes Faë, l’un des plus gros avantage que l’Empire Germanique avait encore sur le Royaume de Francia, à savoir leur aéronautique, fut promptement éliminé.
Certes, les troupes du Royaume-Unis ne possédaient pas les gigantesques dirigeables des Germaniques, mais de simples ballons plus modestes, comme leur allié Francian. Mais, ce qu’ils avaient en quantité – c'étaient des Faë. Et, quelle que soit la cour dont elles soient originaires, toutes les Faë savaient voler.
À cela s’ajoutait la cavalerie lourde cawrgi…

Le premier jour, l’alliance reprit cinq kilomètres.
En trois jours, ils étaient presque à mi-chemin vers Liège.
Et étrangement, s'ils s’étaient momentanément repris face à l’assaut inattendu des Francians et du Royaume-Unis, les Germaniques semblèrent vite perdre pied à nouveau.
« Comme s’il y avait un autre front ouvert... » avait dit Gwilherm songeusement alors que les hommes discutaient autour du feu au quatrième soir
Rowan n’avait pas pu s’empêcher d’éclater de rire, se repassant en tête l’équipe de choc qu’avait assemblé Loarwenn pour son unité spéciale. Face à un ennemi se croyant en sécurité dans ses frontières, il n’avait aucun mal à croire qu’ils aient provoqué tant de chaos à eux seuls, qu’ils aient si bien déstabilisés les Germaniques.
C’était précisément pour ce genre d’opérations hors norme qu’ils avaient été créés !
Ses hommes avaient étés dubitatifs quand il avait évoqué, sans trop donner de détail, le commando du Karmzer Fougueux. Le Faë ne s’en était pas trop formalisé – son instinct lui disant que la véracité de son affirmation serait prouvé à tous tôt, plutôt que tard.

À l’aube du septième jour, fourbus, mais victorieux, ils entraient à Liège, arrivant simultanément à la division menée par le grand dauphin lui-même.
Comme son cousin l’avait si bien deviné – c’était déjà le chaos en ville. Les habitants s’étant apparemment soulevés, menés par le Karmzer Fougueux, et malgré les bâtiments détruits, témoins de ce qu’un cawrgi bien motivé, même seul et chétif, pouvait accomplir, et de la résistance Germanique, ce furent les habitants qui les accueillirent avec le sourire.
« Wow, une entrée triomphale, ce n'est pas tous les jours. » murmura Gwilherm à ses côtés, sa voix trahissant le flot d’émotion que les hourras provoquaient en lui
Rowan ne pouvait qu’approuver – après des mois, voire des années, de combat presque statique, enfin avancer était déjà important. Mais, voir que leur combat n’était pas vain était encore plus crucial, redonnant du baume au cœur de tous les hommes qui avaient commencé à perdre espoir à force de constater que la guerre s’enlisait.
Toutes ces considérations – Rowan les oublia en un instant, quand il aperçut à travers la foule, une large silhouette familière.
Ki’Ruz.
Le chemin jusqu’au commando spécial n’était long que d’une centaine de mètres, pourtant, il lui sembla durer une éternité.

Enfin, il fut face à Loarwenn.
Le monde disparu de ses sens, alors qu’il sautait du dos de son familier pour étreindre la jeune femme. Il y avait près de trois ans qu’ils ne s’étaient vus – une éternité. Malgré la fatigue sur ses traits, sa tenue de combat simple et solide, et les traces encore visibles du combat sur sa peau, elle était plus belle que jamais.
Un murmure taquin.
« Bon anniversaire. »
« Je n'aurais pas pu rêver meilleur cadeau. »
Graduellement, le monde autour d’eux réapparu à ses sens, les nombreux sifflements et autres remarques de ses troupes leur rappelant qu’ils n’étaient pas seuls. Il fit un pas en arrière à regret pour saluer le reste de leurs amis – elle fit un pas en avant, et déposa un baiser papillonnant sur ses lèvres, avant de s’éloigner et saluer le grand dauphin non loin de là.
Ce fut la voix de Macha qui le fit sortir de sa stupeur.
« Et voilà ! Elle a cassé notre Faë ! »
En sept ans, la jeune femme avait bien changé – sans grande surprise. Ce n’était plus une enfant, ses cheveux avaient poussé, et s’il était clair que sa spécialité était les armes, elle n’avait pas non plus négligé sa magie, une aura dangereuse, assez caractéristique des Ved’ma, émanant d’elle.
Louise d’Orléans était bien changée aussi – et si son physique était toujours le même, il était bien en peine de reconnaître la princesse gâtée dans cette jeune magus assurée, à la ceinture débordante d’artefacts étranges, et aillant évidemment vécu à la dure récemment.
Gabriel et Kieran étaient peut-être les moins changés du commando du Karmzer Fougueux – bien que comme le reste de leur équipe, ils aient gagné de nouvelles ombres dans leurs regards, témoignage des atrocités auxquels ils avaient été confrontés.
Les mêmes ombres que Rowan savait avoir dans son regard, et qu’il retrouvait également dans le regard de tous les soldats autour de lui.

Les trois jours qui suivirent, ils passèrent ensemble à chaque instant possible, sachant que les ordres de marche les sépareraient bientôt. Il avait reçu des regards amusés et des remarques salaces de sa section après avoir disparu des nuits entières…
Même si, à dire vrai, il ne s’était rien passé qui mérite lesdites remarques. Tous deux étaient bien trop épuisés pour songer à autre chose qu’à simplement se blottir l’un contre l’autre pour la trop courte nuit, à discuter des heures durant, parlant de tout ce qu’ils n’avaient pu se dire par lettres.
Au troisième jour, les nouveaux ordres étaient arrivés.
Rowan à présent lieutenant d’un bataillon de cavalerie, était remplacé avec ses hommes par un bataillon plus frais.
Ils auraient sept jours de permission, avant de repartir pour le front de Lorraine.
Loarwenn et son commando, en revanche, repartaient au-delà des lignes ennemies, pour continuer à déstabiliser les Germaniques, et trouver plus d’informations sur la manière dont ils parvenaient à invoquer les brèches.

À regret, le couple se sépara — et cette fois, ce fut le Faë qui surprit sa partenaire par un dernier baiser, un peu moins innocent que le premier.
Ces quelques jours passés ensemble n’avait fait que solidifier sa résolution – c’était avec elle qu’il voulait passer sa vie. Quitte à renoncer à son titre.
« Dis Gwilherm, ça t'intéresse de devenir kont Sans Brieg ? »
Son cousin, qui enfourchait son fidèle Postier Breton, manqua de tomber au sol. Se rattrapant de justesse au pommeau de sa selle, il lui lança un regard noir « C’est une blague ? »
« C’est très sérieux. » le contredit le Faë
Enfant, il ne lui serait jamais venu à l’esprit de céder son titre à Gwilherm – mais ses années passées à Québec l’avaient changé, il avait eu amplement le temps de le constater en presque trois années à combattre à ses côtés. Et, ce nouveau Gwilherm était un Ene Bihan à qui il pouvait se voir confier le pays de son enfance, qu'il avait longtemps rêvé d'hériter, sans regrets.
À présent juché sur sa monture, le regard du Korrigan devint songeur, réalisant.
« Loarwenn est dugez-hêrez… »
« Précisément. »
« C’est sérieux à ce point-là ? » ne put-il s’empêcher de demander, avant de lever les yeux au ciel « Qu’est-ce que je dis, bien sûr que c’est sérieux à ce point-là. Depuis la première fois où tu l’as vue, tu ne l’as plus jamais quitté des yeux... »
Rowan sentit un peu de rouge lui monter aux joues au commentaire amusé, mais il ne le contredit pas – Gwilherm avait raison, après tout.
« Et c’est à moi que tu donnerais le titre ? Après notre enfance ? » l’autre ne put s’empêcher de demander, un peu incrédule
« Jamais ça ne me serait venu à l’idée quand nous étions enfants. » affirma Rowan immédiatement, ce qui eut paradoxalement l’air de soulager l’autre « Mais maintenant... » il haussa les épaules « Penses-y. Je ne te forcerai pas bien sûr. Cependant, tu es honnêtement le meilleur candidat. »
« J’y réfléchirais. » promis le Korrigan sérieusement, son regard s’assombrissant déjà, pendant qu’il se perdait dans ses pensées

68 Thaûmagraphie : type de magie dans lequel le magus infuse un effet temporaire sur un medium par le biais de l’écriture, précurseur de la magie runique

69 Celervis : sort permettant d’envoyer un message écrit instantané, généralement long de quelques mots, à un autre magus. L’identité de l’envoyeur est confirmée par son sigil en début de message.

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