XXI. Loarwenn
Vu l’importance des informations que le commando du Karmzer Fougueux rapportait, il n’avait pas fallu longtemps avec que l’état-major soit convoqué.
Cela avait permis à Loarwenn de revoir son père pour la première fois depuis l’hiver 1914 – et bien entendu le duged Breizh n’avait pas manqué de remarquer le fáinne Chladaigh ornant sa chevelure. Non pas que l’ornement ait été une surprise, Loarwenn comme Loargann ayant évoqué le sujet dans les nombreuses lettres qu’ils échangeaient avec leurs parents.
Elouan ar C’hastel s’était laissé aller à quelques instants d’émotivité, étreignait sa fille avec enthousiasme, et affirmant haut et fort que le fils ar Ro’han allait devoir prouver sa valeur s’il voulait l’épouser… Avant d’éclater de rire et de la féliciter de vive voix, puisqu’il l’avait déjà fait par courrier, réitérant avec mélancolie qu’ils organiseraient une réception extraordinaire pour fêter leurs fiançailles – quand la guerre serait terminée.
Loarwenn n’avait jamais été particulièrement friande des réceptions huppées de la noblesse Francianne. Mais, en cet instant, repenser à la salle de réception du kastell de Brest, décorée avec élégance par sa mère, et l’imaginer remplie de sa famille et de ses amis, lui fit monter les larmes aux yeux.
La Morrigane était épuisée, aussi bien physiquement que mentalement. Elle n’avait plus hâte que d’une chose, revoir tous ceux lui étant cher, rentrer chez elle, et enfin pouvoir passer du temps avec Rowan sans plus penser aux horreurs de la guerre.
Comme s’il lisait dans ses pensées, le duged l’étreignit une fois de plus d’un bras puissant, tandis qu’ils entraient dans la large salle de réunion.
« Aussi longue et atroce qu’elle soit, cette guerre ne durera pas éternellement. » lui rappela son père dans un murmure
Loarwenn hocha la tête, sachant bien qu’il avait raison – et même, qu’elle avait trouvé la clef pour y mettre fin, grâce aux informations glanées à Köln.
Le conseil de guerre avait duré des heures, et n’avait été que le premier de plusieurs, des représentants Russes et Italians promptement conviés à la planification de ce que tous espéraient être la fin des hostilités.
Une offensive simultanée sur tous les fronts, dont le commando du Karmzer Fougueux tirerait parti pour retourner à Köln. Et, cette fois, détruire l’université, abattre tous les meisters impliqués dans le projet Inferna, et détruire ou saisir toutes traces du sujet.
Les cinq membres du commando avaient échangé des regards sombres, mais pas surpris, en recevant leurs ordres. Ce ne serait bien entendu pas la première fois qu’ils tueraient, aillant passé la plupart de leur temps depuis qu’ils avaient quitté Sainte-Geneviève derrière les lignes ennemies ou au front, c’était inévitable. En revanche, c’était la première fois que leurs ordres incluaient si explicitement des exécutions.
L’idée de jouer avec les brèches, un phénomène naturel déjà meurtrier au demeurant, avait déjà profondément choqué les mentalités à travers le monde – et les moyens utilisés étaient, de l’avis unanime des magi, militaires et dirigeants rassemblés, bien pire encore.
Non pas par pitié pour les Fléaux, pour lesquels il était difficile d’éprouver de la compassion, en raison leur monstruosité notoire. Mais en raison des limites franchies en expérimentant sur eu – même s’il était impossible de communiquer avec eux, tous s’entendaient sur le fait que certains des Fléaux étaient sentients.
Si des magi commençaient d'expérimenter sur ceux-ci – alors quelle serait la prochaine étape ? Expérimenter sur d’autres espèces sentientes ? Sur leur propre espèce ?
L’idée même était une abomination, contre laquelle tous étaient unanimes – même la représentante du koven des Baba Yaga, pourtant réputés pour les pratiques jugées parfois discutables.
Il était évident à leurs regards sombres que le roi, comme le père de la Morrigane – et plusieurs autres à travers la pièce – détestaient leur donner cet ordre.
Mais le commando du Karmzer Fougueux avait prouvé son efficacité. Cependant, il était également le témoin des changements profond que le conflit en cours avait provoqué dans les mentalités.
Certains effets étaient positifs – le fossé entre les nobles et le peuple avait été comblé sur le front, et de nombreux jeunes magi, dans les lettres envoyés à leur famille, témoignaient d’une volonté de réduire les écarts entre classes sociales.
Les avancées sur les pierres de mana, dont Lotti était devenue la pionnière incontestée, avaient beau pour l’instant surtout être utilisées au front; elles auraient pareillement d’importants effets sur la vie quotidienne des non-magi une fois la guerre terminée, c’était déjà évident.
D'autres effets étaient bien plus sombres. La guerre était devenue plus dure, moins honorable, et le fait d’avoir fait des brèches une arme de guerre avait symbolisé l’absence de toutes limites dans les actes de guerre. Tenter de détruire toutes traces du projet Inferna, aussi utopique que cela paraisse, n’était finalement qu’une tentative de refermer la boîte de Pandore que les Germaniques avaient ouverte.
Bien qu’elle n’ait aucune intention d’échouer sa mission – Loarwenn ne pouvait que se désoler, car comme Kieran, elle se doutait bien que cette tentative serait probablement vaine.
Malheureusement— une Deuxième Guerre Mondiale avait suivi en Futuria, il y avait donc fort à parier que Nobilia n'y échapperait pas non plus.
Le Karmzer Fougueux était reparti pour Köln.
Détruire l’Universität sans se faire prendre serait difficile– et il fallait également identifier les magi impliqués dans le projet. Autour de mi-Août, les Germaniques commençant à paniquer face à l’offensive massive de l’Alliance, ils finirent par avoir vent d’une réunion rassemblant la plupart des magi, mais aussi plusieurs haut-gradés de l’état-major. Une réunion prévue pour début Septembre — et surtout, dans les locaux de l’Universität.
Les deux semaines suivantes s'écoulèrent rapidement. Le commando passant ses nuits à inscrire des chaînes de runes à travers le bâtiment – qui contribueraient à propager l’explosion initiale à tout le bâtiment tout en s’affranchissant de l’utilisation de plus d’explosifs, ceux-ci étant plus difficiles à dissimuler.
S’il y a bien une règle universellement connue de tous les militaires – c’est qu’un plan ne survit jamais au-delà du premier contact avec l’ennemie. L’adage s’était révélé vrai une fois de plus, quand un magus avait, contre toute attente, repéré les chaînes runiques, pourtant utilisées pour leur discrétion, et lancé l’alerte.
Oubliant toute idée de discrétion, le commando avait mené une attaque frontale contre l’Universität. Heureusement, celle-ci était bien moins protégée que durant leur premier passage en ville – la plupart des troupes encore disponibles ayant été envoyées au front pour tenter de ralentir la progression de l’Alliance.
Ils s’étaient frayé un chemin vers le laboratoire d’expérimentation, une des dernières zones à ne pas encore être reliée aux chaînes runiques, et avaient déclenché l’explosion depuis là.
C’était pendant que le bâtiment s’écroulait autour d’eux, que Loarwenn avait ressenti une sensation étrange, simultanément douloureuse et horriblement désagréable.
Un contact mental.
Avec un esprit alien, très différent de celui de Ki’Ruz, ou de son frère.
Se retournant en sursaut, elle comprit qu’un des Fléaux avait son regard fixé sur elle – un regard intelligent et déterminé.
Elle n’avait rien pu faire contre l’assaut mentale, et avait été submergée par les émotions, puissantes, violentes, et chaotiques de l’être. L’esprit du Fléau était très différent de celui de n’importe quelle autre espèces sentientes, que ce soit en Nobilia ou en Futuria, il n’y avait aucune place pour des émotions positives dans cet être, simplement un torrent de haine et de douleur. Et, la certitude qu’il mourait dans ce laboratoire.
Mais, avec leur arrivée, un nouvel espoir l’avait étreint – celui de la vengeance.
Les images l’assaillant pêle-mêle, Loarwenn mit un instant pour comprendre ce que l’autre tentait de lui faire comprendre.
Enfin, une image ressortit du lot.
« Wenn ! »
Le cri angoissé de Kieran ressortit la Morrigane de la transe dans laquelle elle était plongée. Elle était tombée à genoux, pendant l’assaut mental, des larmes maculaient ses joues – et elle saignait même du nez. La bataille ne s’était pas interrompu pour autant, le bâtiment s’écroulait toujours autour d’eux, et il y avait toujours des magi à empêcher de fuir.
Elle se releva, chancelant un instant avant de retrouver son équilibre. Jetant un regard à l’être venu, comme elle, d’un autre monde, trois lames de glace se matérialisèrent autour d’elle — se plantant droit dans le cœur de chacun des Fléaux.
Avant qu’ils ne meurent – elle ressentit une dernière vague d’émotions, venant des trois, cette fois.
La première émotion positive venant d’eux.
De la gratitude – pour les avoir enfin achevés.
« Niklas Lehner est un viatores, il s’est échappé avec ses recherches. » dit-elle à son commando
Ils échangèrent des regards inquiets. Le meister, diplômée de l’Alma Mater Rudolphina, n’était certes pas le seul magus à travailler sur le projet Inferna – mais c’en était, sans l’ombre d’un doute, le père et la tête pensante.
Le commando du Karmzer Fougueux parti immédiatement en chasse, laissant derrière eux un cratère à la place de l’Universität zu Köln.
Niklas Lehner avait rallié la magna porta locale – les cinq membres du commando durent donc se séparer et utiliser les amulettes de Lotti pour se faire passer pour des Gnomes voyageant vers Berlin.
Les gardes à l’entrée de la structure avaient jeté un regard intrigué à Ki’Ruz – mais le cawrgi, pas plus gros qu’un corgi normal, fut classé comme animal de compagnie sans trop d’hésitation. Loarwenn sourit, envoyant une vague de fierté à son familier.
Durant leurs premiers mois en dehors de Sainte-Geneviève, c’était la Morrigane qui avait dû user de biomorphose sur lui pour lui donner une apparence plus discrète. Mais, avec le temps, tout comme il avait appris à matérialiser lui-même l’armure de glace qu’il portait au combat – il avait également assimilé de lui-même la capacité de biomorphose, prouvant à quel point leur lien était fort. Seul un lien puissant permettait à un familier d’assimiler de nouvelles compétences magiques de leur maître, et le fait que le cawrgi en ait appris trois – la troisième étant le viatores – avant sa première décennie prouvait qu’ils s’entendaient à merveille.
Il avait fallu quelques jours au commando pour retrouver la trace de Niklas à Berlin, le meister étant venu consulter le Kaiser. Mais, Wilhelm II avait vu le vent tourner, et meister fut bientôt éconduit. Le réseau de parva porta internationales étant surveillé bien plus étroitement, et ne fonctionnant qu’avec d’autres nations de l’Entente, Loarwenn et son équipe durent trouver un autre moyen de rattraper Niklas, dont ils n’apprirent que trop tard le départ pour Wien.
Il leur fallut plusieurs jours encore, pour se rendre, grâce aux réseaux nationaux de magna et parva portae, jusqu’à Passau, ville du Königreich Bayern la plus proche de la frontière avec l’Autriche-Hongrie. De là, ils firent un usage libéral du viatores pour passer la frontière peu gardée et rejoindre la ville Autrichienne possédant une parva porta la plus proche.
Quand le Karmzer Fougueux arriva à Wien – c’était trop tard.
Le chaos régnait en ville, soldats de toutes nations coopérant pour lutter face à une gigantesque anomalie. Comprenant que le meister était forcément derrière la brèche, ils se dirigèrent vers l’Alma Mater Rudolphina toute proche – où ils le rattrapèrent enfin.
En quelques minutes, les cinq magi avaient déjà deviné que quelque chose de dangereux se passait avec l’anomalie, ayant aperçu sur le sol de la place sur laquelle elle était apparue les traces d’un cercle de rituel. Quand vint le moment de choisir entre capturer Niklas Lehner – ou s’emparer de ses recherches, ils n’hésitèrent pas.
Ils se plongèrent dans les documents, familiers à présent, du projet Inferna – et plus précisément, du rituel en cours.
« Cette abomination est faite pour s’auto-alimenter. » comprit le premier Gabriel
« Plus les soldats et les magi tuent de Fléaux autour de la brèche, plus longtemps elle reste ouverte. » ajouta Kieran, arrivé à la même conclusion
« Comment l’arrêter alors ? » se demanda Macha, observant les papiers épars avec attention
Ils échangèrent des regards impuissants. Étudier plus avant les recherches du meister fou leur fournirait certainement une réponse – mais après combien d’heures, ou de jours ?
« Le seul moyen serait de s’en prendre au rituel lui-même. » spécula Loarwenn, s’attirant des regards aussi terrifiés que songeurs
La Morrigane désigna l’immense tracé d’études, affiché sur un mur de la pièce dans laquelle ils se trouvaient.
Elle pointa un doigt vers les symboles bordant l’anneau extérieur du tracé.
« C’est du Sequoyah Mu, l’écriture des Tiwanaku, la civilisation paléomagos la plus sanguinaire, mais également la plus érudite en matière de rituels. Particulièrement de rituels sacrificiels. »
Ce qui expliquait probablement les cadavres de meisters trouvé sur la place, ne présentant aucunes blessures visibles.
Le regard de Kieran s’éclaira, le magus comprenant aisément où elle voulait en venir. Entre ses études sur les rituels pour la rejoindre en Nobilia, et les années passées à la suivre à travers diverses ruines paléomagos, son raisonnement était limpide pour lui.
« Si la plupart des rituels sont dangereux quand ils sont déstabilisés, généralement en interférant avec le cercle, les Tiwanaku palliaient ce problème grâce aux sacrifices. » se rappela-t-il
« Le seul moyen de déstabiliser un cercle Tiwanaku serait donc de reprendre le sacrifice... » un haussement d’épaule « Ce qui est loin d’être évident. Il est possible de nettoyer du sang versé, mais récupérer de la magie drainée ? »
Les yeux de Gabriel s’illuminèrent.
« Un memento mori. »
Loarwenn hocha la tête « Exactement. » un soupir « Bien sûr, rien ne garantisse que ça marche… Et, si ça marche... »
« On sera au milieu d’un cercle ritualistique instable. » conclu sombrement Louise
Rien de plus n’avait eu besoin d’être dit.
Loarwenn pensa fugitivement à Rowan, à qui elle n’avait guère eu le temps de donner de nouvelles durant ces près de deux semaines de poursuite. Priant pour avoir la chance de le revoir.
C’était la première fois qu’elle utilisait le sort du memento mori pour une personne qui n’avait pas été tué par un Fléau. Leur corps, elle remarqua immédiatement, disparu pendant que l’incantation était lancée – et la jarre cristalline résultante était remplie de cendres blanches, plutôt que noire.
Au fur et à mesure que les corps sans vie des meisters étaient remplacés par leur memento mori, elle ressentit la note sur laquelle la magie vibrait se modifier autour d’eux. L’écho discordant, qu’elle assimilait à présent aux brèches artificielles, mais également à la douleur des Fléaux, disparaissant au fur et à mesure.
Le processus était lent — trop lent. La place était débordante de Fléaux et de combattants, les meisters parfois ensevelis sous une couche de cendres de Fléaux ou de soldats tombés au combat. De plus, le sort, déjà difficile d’ordinaire, était encore plus compliqué quand lancer pour un parfait inconnu.
A eux cinq, la Morrigane et son équipe effectuèrent le sort du memento mori près d’une soixantaine de fois, sentant leurs réserves magiques diminuer dangereusement au fur et à mesure..
Sous leurs pieds, le cercle, pulsant d’une lumière noire irréelle, devint soudainement blanc.
Les cinq membres du Karmzer Fougueux échangèrent un regard, et d’un commun accord, se rapprochèrent les uns des autres. La magie était bien trop instable pour tenter de fuir par viatores même s’ils en avaient eu l’énergie et le sol tremblant sous leurs pieds rendait impossible toute échappatoire vers l’extérieur de la place.
Le sol s’écroula sous leurs pieds – et Loarwenn eut à peine le temps de remarquer avec satisfaction la disparition de la brèche, avant que le cercle ritualistique n’implose, les emportant avec lui.
Elle se sentit projetée hors de son corps, plongée dans les ténèbres, puis happée par une magie puissante et intégralement reconstruire.
La sensation, bien qu’elle ne l’ait éprouvée qu’une fois auparavant, était horriblement familière.
Après ce qui lui paru une éternité, l’abysse dans laquelle elle était plongée fut remplacée par une lumière blanche aveuglante.
Graduellement, ses sens lui revinrent – et les premiers bruits qu’elle entendit furent les gémissements désorientés de son équipe.
Ils étaient sur une plaine aride, desséchée par les vents et la chaleur. Le ciel rougeoyait, faiblement éclairé par un soleil qui n’était pas de la bonne couleur. La magie était oppressante, mais familière.
Similaire à celle que le Fléau avait utilisée pour envahir son esprit.
« Et merde. » résuma Kieran
Annotations
Versions