XXIII. Loarwenn
Les premières semaines dans ce qu’elle et son commando avait commencé à surnommer Infernia, en références aux vieilles croyances voulant que les Fléaux soient des créatures des enfers, avaient été les pires.
Projetés dans un monde dont ils ne savaient rien, si ce n’était qu’il était dangereux, leur magie si instable que les sorts les plus simples de basse magie étaient difficiles à utiliser, pourchassés par des hordes de Fléaux jour après jour, et sans aucune certitude d’un jour revoir Nobilia…
Ils n’auraient sans doute pas survécu, si les Avalonans ne les avaient pas trouvés.
Loarwenn, comme ses camarades, avait presque perdu tout espoir.
Pire encore était la perte de son lien avec Loargann, qui s’il n’était pas brisé, était si silencieux que c’en était handicapant, pesait comme une blessure permanente dans sa psyché. Heureusement, il lui restait son lien avec Ki’Ruz, le cawrgi faisant tout ce qu’il pouvait pour la réconforter à sa manière.
Si elle ne possédait pas de lien mental avec lui, l’idée de ne plus revoir Rowan lui pesait également, et elle passait la plupart de ses rares instants libre à penser au Faë.
Infernia était un monde apocalyptique.
Le soleil rouge apportait peu de lumière, même au plus fort de la journée – en revanche, sa chaleur était suffocante, et sans les dons de la Morrigane pour la caellimancie d’eau, le commando aurait bien peiné à trouver de l’eau. Quant aux nuits – à l’inverse, elles étaient glacées, et Ki’Ruz et son épaisse fourrure était tout aussi essentiel à leur survie que sa partenaire. La nourriture était un autre problème, les plantes étant peu nombreuses en raison du terrain désertique, et les animaux tout aussi rares; sur ce plan, c’était Macha qui les avaient sauvés, grâce à sa haute magie de Lesovik et de Ved’ma, lui permettant de déterminer quelles plantes pouvaient être comestibles, et l’aidant à détoxifier la chair des animaux. Parce que le plus gros problème en Infernia, c’était la corruption omniprésente, qui avait atteint jusqu’aux plantes.
Les Fléaux étaient partout et décelaient leur présence quoiqu'ils tentent pour se dissimuler. Heureusement, la nuit, un répit leur était accordé, puisque les créatures rongées par la corruption devenaient léthargiques, probablement à cause du froid ou de l'obscurité.
Le simple fait qu’ils aient survécu aussi longtemps tenait du miracle, et les cinq magi étaient au bout de leurs forces.
Puis, à la douzième nuit, un groupe étrange avait surgi.
Ils ne parlaient pas, mais envoyaient des messages mentaux, comme les Fléaux – mais de manière bien moins brutale.
Plus grand qu’eux, leur peau était d’une pâleur telle qu’ils ne devaient que rarement voir la lumière du jour, leurs yeux luisants légèrement à la lumière de la lune confirmant l’hypothèse. Légèrement vêtus, comme s’ils étaient insensibles au froid, des tatouages ornaient leurs membres – et Loarwenn ressenti immédiatement la magie pulsant dans ceux-ci.
La communication par images mentale n’était pas si simple, mais néanmoins suffisante pour que les nouveaux venus leur fassent comprendre de les suivre.
Les étrangers les avaient menés vers des souterrains. Un dédale de tunnels, certains naturels, la plupart assez évidemment artificiels. Il était difficile de dire combien de temps était passé sous terre – mais finalement, ils arrivèrent sur une large caverne, des veines de minérai aux couleurs opalines, luisant d’une douce lueur iridescente qui suffisait à éclairer les lieux, courant le long des parois.
Enfin, les étrangers leur avaient parlé. Dans une langue inconnue, bien entendu – ou plutôt, une langue que Loarwenn avait vue écrite de nombreuses fois, mais jamais entendu parler.
Les étrangers étaient des Avalonans, l’une des neuf civilisations paléomagos disparues de longue date, aussi bien en Futuria qu’en Nobilia.
Les jours et les semaines suivantes, ils avaient appris à communiquer, dans ce mélange de parole et d’image qu’utilisaient les Avalonans.
Avaient enfin compris, également, pourquoi les Fléaux les retrouvaient toujours – ce n’était ni leur odeur, ni leur magie ou même leur chaleur corporelle qu’ils suivaient, mais bien leurs pensées.
Les cinq magi avaient donc reçu des leçons d’urgence en mentamancie, la magie de l’esprit – un type de magie qui existait pareillement, en Nobilia comme en Futuria, mais n’était pas particulièrement usité.
En Inferna – elle était vitale.
Ils apprirent au passage à mieux utiliser leur magie dans ce monde ou la magie se comportait si différemment, se rendant à l’évidence que la plupart des basses magies étaient inutilisables. Les magies restant utilisables, quoiqu’avec plus d’efforts qu’en Nobilia, étaient donc les hautes magies, et certaines anciennes magies comme la mentamancie.
Ayant à présent réglé la question de leur survie, le Karmzer Fougueux se posa bien vite la question de comment rentrer chez eux – ou même, de savoir si c’était possible.
Cela n’avait jamais été fait, la tiarn(81) du corbeau leur avait immédiatement répondu – tout en leur assurant qu’elle ne doutait pas qu’ils en soient capables. La guide spirituelle des Avalonans étant, comme bon nombre de ceux-ci, douée en divination, son affirmation redonna un peu plus espoir aux cinq magi en exil.
Effectivement, quelques jours plus tard – Loarwenn avait soudain ressentit le vide dans son esprit disparaître – et Loargann y retrouver tout naturellement sa place.
Cela n’avait été que temporaire, le temps d’une brèche, mais suffisant pour reprendre contact avec leur monde grâce à des celervis envoyé à la hâte.
Les mois suivants, le Karmzer Fougueux avait trouvé sa place dans la vie de la tribu Avalonane, apprenant leurs coutumes, et comment se rendre utile, tout en travaillant d’arrache-pied sur un moyen de rentrer chez eux.
Un des problèmes était de trouver les brèches elles-mêmes. En effet, celles-ci se produisaient toujours à la surface, et étaient provoquées par une trop grande concentration en corruption. Ce qui expliquait pourquoi elles étaient toujours à proximités de hordes de Fléaux, inexorablement attirés par l’absence de corruption émanent de Nobilia.
Vaincre les hordes de Fléaux sortants d'une brèche en Nobilia était déjà compliqué. Réussir à se frayer un chemin à travers leurs hordes côté Infernia était tout bonnement utopique.
De ce que Loarwenn apprit des heures passées avec la tiarn du corbeau, les civilisations paléomagos avaient suivi une évolution semblable à celle de Futuria et Nobilia.
Mais, ce n’était ni le vieillissement de leurs chefs, comme en Nobilia, ni une pandémie magique comme en Futuria qui avait provoqué la quasi-extinction de leurs civilisations. Non, en Infernia, le peuple Yamatai avait évolué différemment – ils étaient bien moins précautionneux dans leurs expérimentations magiques.
Une tentative de rituel, destiné à purifier la corruption provoquée par les pratiques magiques discutable des Tiwanaku s’était soldée de manière catastrophique quand ceux-ci, ayant eu vent de rituel en question, avait attaqué la nation Yamatai.
Interrompant le rituel de la pire manière possible.
Plutôt que d’être purifiée, la corruption avait été amplifiée, et s’était propagée à travers la planète, touchant aussi bien les espèces sentientes que les créatures et même les plantes – puis allant jusqu’à corrompre l’atmosphère.
Seuls avaient été épargnés ceux possédant une quelconque affinité pour la magie sacrée. Les civilisations paléomagos, autrefois florissantes, s’étaient réduites à quelques poches de résistance subsistant à droite à gauche.
Les Avalonans, comme plusieurs autres civilisations, ne construisaient pas leurs cités à la surface – ce qui les avait grandement aidés, puisqu’il s’était vite avéré que les Fléaux détestaient le froid et les ténèbres.
Il n’en demeurait pas moins que la vie était rude en Infernia, et qu’il n’y avait guère de place pour des bouches inutiles. Mais, les magi étaient vulnérables, bien plus qu’ils ne s’en étaient rendus compte leurs premières semaines. Chaque instant passé à la surface était pour eux un moment de plus passé à tenter le sort, car la corruption était bien plus virulente ici qu’en Nobilia.
C’était la tiarn du corbeau qui leur avait proposé la solution de l’adoption.
Non pas une simple adoption magique, qui n’était pas garantie de leur transmettre la magie sacrée nécessaire pour se protéger de la corruption ambiante. Mais, une adoption par le sang, qui ajouterait à leur code génétique et à leur magie un ou plusieurs nouveaux parents.
Les membres du commando étaient familiers avec le concept, bien qu’il ne soit que rarement utilisé. Il n’y avait pas de stigma à prendre pour héritier un cousin, même lointain, en Nobilia, donc seules les familles nobles aux lignées très réduites utilisaient ce procédé pour préserver leur héritage magique. Aucun d’entre eux n’aurait jamais pensé devoir y recourir – mais effectivement, c’était la solution la plus efficace dans leur situation.
Être adopté par un Avalonan signifiait obtenir non seulement la magie sacrée dont ils avaient tant besoin, mais également des changements physiques probables.
Quelques membres de la tribu s’étaient portés volontaire, et chacun avait été adopté, leur nouveau parent prenant en plus en charge leur éducation aux us et coutumes – et à leur utilité.
De leur adoption, ils ressortirent tous avec, en plus de la magie sacrée, des yeux adaptés à l’obscurité, et pour Kieran, une ouïe plus développée – que les quatre autres possédaient déjà.
Ils étaient en Infernia depuis trois mois lorsque les adoptions eurent lieu – et la cérémonie marqua réellement leur intégration dans la tribu. Même s’ils savaient que le commando repartirait un jour, ils avaient vraiment été acceptés par les Avalonans à présent. Ce qui se traduisit notamment par le fait qu’à présent, ils étaient les bienvenus à travers toutes les caves de la cité. Jusqu’au faunum, qui était tout autant leur lieu de culte, que l’endroit où les enfants étaient élevés, puisque c'était le lieu le plus sûr de toute la cité.
Loarwenn, adoptée par la tiarn du corbeau, avait été la première à passer sous ses aiguilles quelques mois plus tard. Les tatouages Avalonans, tenant le rôle de véritable carte d’identité pour quiconque sachant les déchiffrer, n’avaient pas qu’une portée sociale . C'étaient surtout des chaînes runiques, aux effets divers et puissants – aux effets magiques bien plus stables, et permanents, qu’un simple sort. Certains permettant de s'adapter aux changements de température drastique entre le jour et la nuit en surface, d'autres aidants à l'endurance, renforçant la magie, et ainsi de suite… Bref, tous destinés à améliorer les capacités de survie de chacun.
Un an plus tard, le commando du Karmzer Fougueux était bien changé – et s’ils étaient ravis de rentrer chez eux, ils savaient également que cette tribu, devenue la leur durant ces douze mois, leur manquerait.
Chacun d’entre eux laissait derrière plusieurs frères ou sœurs par le sang, avec lesquels ils avaient partagé leur propre héritage magique; même Kieran, qui pourtant n’avait pas de haute magie remarquable, mais avait en revanche partagé un savoir magique et technique primordial pour les Avalonans.
La tribu leur avait énormément apporté, leur apprenant à protéger leur esprit, partageant leur magie pour survivre à la corruption et les accueillant parmi eux – mais le Karmzer Fougueux avait contribué en échange autant que possible.
Les nouvelles générations de plantes cultivées par la tribu étaient déjà plus résistantes, et donnaient de meilleures récoltes; trouver de l’eau n’était plus le problème que ç'avait autrefois été; et les bases des nouvelles barrières posées par Kieran permettrait à la tribu de passer de quelques centaines d’individus protégés à plusieurs milliers à terme.
Enfin – un an après l’Anomalie de Wien, les cinq magi étaient une fois de plus face à une brèche, à travers laquelle ils pouvaient apercevoir un ciel bleu – et des visages familiers.
Loarwenn sentit son cœur s’emballer en apercevant non seulement son frère et sa mère, mais Rowan – et nouvelles amitiés ou non, pas un jour ne s’était écoulée sans qu’elle rêve de les revoir. Sans qu'elle ne repense à son enfance au kastell Brest, à ses années à Sainte-Geneviève, ou aux instants volés avec le Faë à Liège au cœur de la guerre.
Les yeux de Louise brillaient de larmes à peine contenues, la princesse ayant aperçu son frère – et Gabriel, comme Macha, avaient l’air prêts à se précipiter dans les bras de leurs pères respectifs.
Les adieux avec le reste de la tribu avaient été effectués la veille, un festin comme les Avalonans ne s’en autorisant que rarement ayant été organisé, et seuls leurs parents adoptifs étaient présents à présent. Un flot d’images et sentiments passa entre eux – amitié profonde / joie de les voir retrouver leur foyer et leur famille / reconnaissance d’avoir fait partie de leur vie ne serait-ce que pour une année / fierté de les avoir adoptés et éduqués, et de ce qu’ils avaient apporté en retour à la tribu.
L’échange mental restait quelque chose de profondément émotionnel, quoique moins chaotique maintenant qu’ils étaient formés à la mentamancie – et aucuns mots n’avaient besoin d’être échangés, leurs esprits ayant déjà partagé tout ce qu’ils avaient à dire.
Sur un dernier adieu – le commando du Karmzer Fougueux passa à travers la brèche.
Sans doutes parce qu’elle n’était pas accompagnée d’un rituel défectueux cette fois, la traversée entre les mondes, quoique déstabilisante, ne fut pas aussi terrifiante ou douloureuse, qu’elle l’avait été les fois précédentes.
Dans les bras de Rowan, Loargann et Awena – Loarwenn se laissa enfin à pleurer, tout autant de joie que de tristesse et de soulagement.
81 Tiarn : titre donné à leurs chefs par les Avalonans.
Chaque tribu est dirigée par un Tritiarn composé d’un tiarn du corbeau, préposé aux affaires magiques et spirituelles, d’un tiarn du sanglier, en charge des questions de chasses et militaires, et d’un tiarn du renard, en charge de la vie quotidienne.
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