Chapitre 11 — Là où il retombe
J’y suis allé.
Pas parce que je le devais. Pas parce qu’il m’attendait. Mais parce que je n’arrivais plus à ne pas y penser.
Je n’avais rien dit à personne. Je voulais juste voir. Écouter ce silence qu’il avait laissé entre nous depuis deux jours. M’assurer que je n’étais pas en train de rêver ce lien, cette tension, ce qu’on avait presque touché.
Le salon de tatouage était fermé, rideau baissé. Mais je savais qu’il habitait plus haut, dans un appartement discret. Là où il vit parfois. Là où il se cache quand il ne veut plus rien expliquer je m’en souvenais d’une de nos dernières conversations, un détail qu’il m’avait lâché entre deux silences.
J’ai hésité longtemps devant la porte. Puis j’ai frappé.
Pas de réponse.
J’allais partir quand quelqu’un a ouvert. Un mec, torse nu, une bouteille à la main. Il m’a regardé sans gêne.
— Tu cherches Jules ? Il est là. Entre.
Je suis entré. L’odeur m’a pris à la gorge. Alcool. Fumée. Corps. Une musique forte et sourde, un canapé où deux filles riaient trop fort, un gars étalé à moitié endormi. Et lui. Au fond. Jules. Assis en tailleur sur une table basse, torse nu, les yeux rouges. En train de rouler quelque chose.
Il m’a vu.
Il a mis quelques secondes à réagir. Puis un demi-sourire, fatigué.
— T’es venu…
J’ai avancé, sans comprendre s’il était heureux ou gêné. Autour, personne ne me regardait. Comme si je n’étais qu’un souffle de plus dans l’air chargé.
— Tu vas bien ? j’ai demandé.
Il a haussé les épaules.
— Ça va. On passe le temps.
Une fille s’est approchée, lui a chuchoté quelque chose à l’oreille, a ri. Il n’a pas réagi. Pas vraiment. Juste laissé faire.
Je l’ai regardé. Son torse, ses bras, ses jambes écartées sur la table. Son jean entrouvert. Ses doigts tachés d’encre et de cendre. Ce n’était plus le Jules que je connaissais. Ou peut-être que si. Peut-être que c’était ça, justement : le vrai.
Un garçon foutu, qui retombe toujours. Même quand on croit qu’il est prêt à se relever.
— Tu m’avais dit que c’était fini, ce monde, murmurai-je, me rappelant ses mots d’un soir où il avait presque avoué sa blessure.
Il a fermé les yeux. Longuement.
— J’ai jamais dit que j’étais guéri.
Il s’est levé, a vacillé un peu. S’est approché de moi. Trop près. J’ai senti son odeur. Cette chaleur abîmée. Il a levé la main, a caressé ma joue du bout des doigts.
— T’aurais pas dû venir.
— Pourquoi ? Parce que ça gâche l’image que je me faisais de toi ?
— Non. Parce que je te déçois. Et j’en ai plus la force ce soir.
J’ai baissé les yeux. Il y avait une brûlure dans ma gorge.
— T’as couché avec Franck, c’est ça ?
Il n’a pas répondu. Il a juste soufflé, à peine :
— Peut-être.
Je suis resté figé. Je ne voulais pas savoir. Mais je posais quand même la question.
Il s’est éloigné, est retourné s’asseoir sur la table basse cette fois, il s’est redressé un peu, pour que la fille qui s’est installée sur ses genoux soit plus à l’aise. Lui, il n’a rien dit. Il a juste attrapé son verre.
C’est moi qui ai fui.
Je n’ai pas claqué la porte. Je n’ai même pas dit au revoir. J’ai traversé le couloir lentement, comme on sort d’un rêve qui s’est brisé. J’ai descendu les escaliers sans me retourner. Le cœur trop lourd. La gorge trop sèche.
Ce soir-là, j’ai compris une chose : ce n’est pas toujours la violence qui détruit.
Parfois, c’est le retour. Le retour à soi, au chaos, au passé.
Et ce soir-là, il y est retourné.
Pas pour me blesser. Pas pour me punir.
Juste parce qu’il ne sait pas encore faire autrement.
Ce qui est important pour lui ne l’est pas toujours pour moi.
Mais c’est exactement pour ça que je m’accroche.
Parce que je crois que dans ses pires nuits, il attend encore qu’on le retrouve.
—
La Voix Qui Écrit
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