Le parc

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La journée avait été une succession de fortes averses orageuses annoncées par son cortège de gris, du perle le plus clair à l'anthracite le plus sombre et menaçant ourlé par moments d'une nuance de vert. Le tonnerre roulait au loin. Une dépression arrivait du nord et chassait les derniers feux estivaux dans un mois de novembre particulièrement clément jusqu’à ce jour. En fin d'après-midi, les lourds rouleaux tempétueux s'éloignèrent de la ville, le ciel s'uniformisa et les lignes de grains se transformèrent en une pluie épaisse mais régulière. Dans le même temps, le vent se calma.

Harassé par ma semaine de travail à l'hôpital, je n’avais pu me résoudre à braver la météo capricieuse pour ma balade quotidienne. J'étais resté chez moi à classer des papiers, à rattraper du retard dans des comptes-rendus d'opérations, à lire et à me reposer.

Avec Olivia, nous avions pris un brunch en fin de matinée puis un solide goûter vers seize heures. J'avais dans l'idée de dormir tôt pour récupérer de ma fatigue mais, quand je m'aperçus que la pluie avait fortement diminué pour se réduire à un crachin de saison, je décidai de sortir prendre l'air avant de me coucher.

Je préparai un thermos de thé puis j'enfilai mes bottes, mon manteau et mon chapeau, j'embrassai ma femme et sortis dans l'obscurité tombante de la cité. L'air était frais et humide, piquant sur mes joues qui ne tarderaient pas à rosir mais je le trouvais vivifiant. J'avais toujours aimé cette période des premières fraîcheurs hivernales, celles espérées tout au long d'un été accablant et qui n'étaient pas encore suffisamment pénétrantes pour vous faire frissonner.

Pendant un instant, debout sur le trottoir devant ma maison, ma besace en bandoulière, je ne sus trop où aller. J'hésitais entre descendre la colline pour aller flâner près de la baie, y sentir les embruns et peut-être pousser jusqu'à notre pâtisserie préférée pour y acheter quelques-uns de ces cheesecakes dont nous raffolions. Ou bien je pouvais suivre Phillips Street jusque dans le quartier français chez cette fleuriste dont les roses resplendissaient toujours, aussi fraîches qu'au moment de leurs cueillettes.

Le cable car que j'entendis arriver dans une rue transversale à la mienne décida pour moi. Me vint l'idée d’aller marcher dans le plus grand jardin de la ville, proche de la ligne de tramway. Assurément, Lovell Park serait un bel endroit pour se promener au coucher du soleil. Mais ce soir pas d'embrasement seulement un lent glissement terne et nuageux vers la nuit. Si je n'y perdais pas trop la notion du temps, en le traversant, je pouvais même arriver à la boutique de l'horticulteur avant la fermeture pour qu'il confectionnât un bouquet de ces Henryanes de Chaponay tant aimées d'Olivia.

Le trajet en trolley ne durait pas longtemps et je fus surpris par le peu de monde que j'y rencontrai. Seulement quelques travailleurs, que je devinais épuisés après une journée de travail avec leurs regards ternes et hagards, un jeune couple d'amoureux qui n’avait d’yeux que l’un pour l’autre et un vieil homme vêtu d'un épais manteau bleu foncé et un feutre à bords larges. A ses pieds était assis un gros chien noir aux oreilles dressées. L’homme se tenait strictement immobile, les mains enserrant le pommeau d’une canne. Quelque chose d’indéfinissable dans son expression me dérangeait. J'eus l'impression qu’il me fixait intensément, la figure tournée vers moi, sous l’ombre de son chapeau, son menton et sa bouche semblaient de cire rosâtre. Je contins difficilement un frisson et détournai le regard de cet étranger inquiétant.

Les places assises étaient nombreuses, je remontai le wagon, le plus loin possible du vieil homme et je trouvai un siège où j’hésitai entre le recueil de nouvelles que j'emmenais partout avec moi et laisser mon esprit s'abandonner à la contemplation de la ville. La cité entrait lentement dans sa coquille nocturne rendue miroitante par la pluie. Finalement, je me laissai bercer par le défilé des rues presque vides. Peut-être le temps exécrable avait incité les gens à rester chez eux.

A l'angle de Kraft Street, je quittai la rame et finis le trajet à pied jusqu'au parc. Sur ma gauche, en contrebas, j'apercevais le ruban d'asphalte qui descendait en ligne droite jusqu'à la baie au milieu de laquelle s'élevait l'ile-prison. Au-delà, à travers les nappes de brume gris-bleu, je devinais la rive nord, presque spectrale comme une contrée étrangère en bordure de notre monde, et ses vignobles. Sur les eaux, se croisaient un voilier, grand, fin, au pouvoir de séduction presque aristocratique et un vapeur solide, râblé, plein de morgue et de défiance. Deux époques, deux appréhensions de la mer qui semblaient se toiser à travers deux technologies différentes. Je n'avais pas souvent navigué mais l'océan m'attirait pour la possibilité infinie de ses destinations, ses promesses d'exotisme autant qu'il m'effrayait pour ses profondeurs insondables et mystérieuses. Je me demandais quelles maisons entre ma position et les quais réchauffaient ce soir un marin et sa famille. Je me sentais empreint d’une excitation étrange, philosophique peut-être causée par les ombres naissantes et les secrets qu'elles portaient.

Il me fallut faire un effort pour me libérer de ma contemplation et reprendre le chemin du parc. Les réverbères commençaient à lancer leurs premières lueurs encore précaires au même rythme que les intérieurs des habitations. L'heure des retrouvailles dans les foyers approchait. De ma situation surélevée sur le flanc de la colline, je distinguais une multitude de petites taches d'un jaune orangé réconfortant qui apparaissaient dans le crépuscule. De ce que je pouvais en voir, la rue était déserte.

Le crachin faiblissait, à peine plus fort qu'une bruine. Je remontai Kraft Street jusqu'au parc, dépassant les maisons proches du carrefour pour atteindre les boutiques de luxe de Hyde’s Corner. Dans la nuit tombante, les vitrines me renvoyaient un reflet à la pâleur fantomatique tandis que, sur les pavés mouillés, mon ombre grisée, floue et tremblotante courait autour de moi dans une ronde incessante. Quelque chose d'inquiétant, de funeste louvoyait, indicible, dans ces visions chargées d'onirisme. Je frissonnai non pas à cause du froid mais parce que je n'étais pas coutumier de ce genre de mélancolie macabre.

Plus loin, les échoppes laissaient, juste après l’Eglise presbytérienne de la Rédemption et son square, la place à nouveau à un quartier résidentiel, le plus bourgeois de la ville entre beaux immeubles du XIXème siècle et hôtels particuliers d’une splendeur immarcescible. D'un pas rapide, je traversai Edgar Avenue très peu encombrée de circulation et me présentai devant la Golden Gate qui était selon moi la plus majestueuse entrée du parc avec son imposant portail peint en vert anglais et or étincelant, des couleurs qui évoquaient en moi l'été malgré l'hiver sur le seuil du monde, surmonté de grandes lanternes carrées. Le travail de gravure sur les parties métalliques relevait de l'orfèvrerie la plus fine.

Dans l’enceinte du parc, je croisai là aussi peu de monde, quelques irréductibles promeneurs et des jeunes gens membres du club d'aviron qui revenaient du plan d'eau, portant sur leurs larges épaules des canoés.

Même si le parc était presque désert, je quittai rapidement les larges allées, comme bien souvent lorsque je venais ici, pour aller flâner sur les étroits sentiers plus intimes, plus propices à la libération de l'imagination en dépit du morne élan que j'avais éprouvé un peu plus tôt. Lovell Park était un écrin apaisant au sein du tumulte de la ville, de la même façon que Central Park à New York et j'y venais souvent me reposer l'esprit. C'est même sur un banc que j'avais demandé Olivia en mariage quelques années plus tôt. Dans mon souvenir, elle était assise près d’un parterre de jonquilles naissantes. Comme elles me semblaient loin, l’époque de ces belles fleurs, avec l’hiver qui venait.

Malgré ce doux souvenir, je me retrouvais partagé, tiraillé entre l'excitation de l'exploration du parc au couchant et une appréhension perturbante comme si quelque menace planait au-dessus du lieu ou de mon être. J'éprouvais la même sensation que lorsqu'on détecte une odeur d'ozone dans l'air à l'approche d'un orage. Mon esprit revenait inlassablement ce soir à la sinistre réputation qu'avait possédé jadis le jardin. Il n'avait pas toujours été ce havre de quiétude et de terribles histoires avaient circulé. Des rumeurs oubliées de tout le monde ou presque aujourd'hui. Des racontars mi-superstitieux mi-effrayés nimbés de complotisme qui remontaient à la mort horrible de plusieurs doctorants en médecine près d'un siècle plus tôt.

Quelques années auparavant, comme tout jeune homme, j'avais eu une phase de ma vie où je m'étais intéressé à tout ce qui touchait au surnaturel, à l'ésotérisme, à l'inexplicable. Une période qui avait à peu près coïncidé avec mon installation en ville et mon entrée à la faculté de médecine. J'avais découvert cette légende sur le parc par mon compagnon de chambrée et qui se transmettait depuis l'incident d’étudiants en étudiants.

Allan Pickman, mon colocataire en première année, m’avait raconté l’histoire qu’il tenait lui-même d’un élève plus âgé. J’avais beau savoir que le récit comportait sûrement autant de versions que de conteurs, qu’il pouvait très bien s’agir d’une mise en scène pour un bizutage, son talent de narrateur me piqua au vif.

Ce soir-ci, le temps était à l’orage, je m’en souvenais très bien encore aujourd’hui. Une bourrasque noire de fin d’été qui venait appuyer impeccablement les propos de Pickman. Pour accentuer davantage l’atmosphère pesante et lugubre, il avait allumé quelques bougies, débouché une bouteille de bon cognac et accaparé toute l’attention de mes compagnons d’étude et moi-même.

D’après lui, l’origine de l’histoire se situait dans les faubourgs mal famés de la ville. Un des étudiants d'une fraternité du campus dénicha, dans une très vieille librairie près du front de mer, un ouvrage de sinistre réputation à cause de sa teneur blasphématoire, son apologie d’une culture ancestrale maudite. Un livre ancien que le jeune homme, s’empressa de ramener dans son havresac par goût d’aventures. Dans les semaines qui suivirent, lui et les autres membres de son groupe s’adonnèrent à quelques incantations tirées de ce grimoire. Puis, par une sombre nuit automnale, sans lune mais très venteuse, résonna dans tout le bâtiment où siégeait la congrégation une forte détonation suivie d'un grondement sourd comme une secousse sismique puis une fumée âcre, brune envahit le salon qu'ils occupaient. Interrogés après une courte hospitalisation, les condisciples ne se montrèrent pas très coopératifs et demeurèrent résolument mutiques sur l’incident. Par peur, par arrogance ou traumatisés par une quelconque vision cauchemardesque, il fut impossible de le déterminer avec exactitude. Malgré les fortes pressions qu’ils subirent de la part de la police, aucun, d'un commun accord, ne pipa mot. Des soupçons planaient, des regards en coin les foudroyaient, les conversations se suspendaient quand on les croisait dans les couloirs.

Pendant les quelques semaines suivantes, le calme sembla revenir sur le campus. Mais bientôt, des élèves rapportèrent à intervalles d’abord sporadiques puis de plus en plus réguliers que des voix résonnaient souvent jusque tard dans la nuit, dans les coursives des dortoirs, s’exprimant parfois dans un vieil anglais mais le plus souvent dans des langues étrangères que l’on identifia comme de l’espagnol, du créole, plus rarement du français et du portugais. Mais ce qui alerta sérieusement les instances furent les dialectes impossibles à identifier, aux consonances gutturales, aux timbres menaçants, d’outre-tombe. Le doyen diligenta une enquête interne et les membres de la confrérie furent menacés, en dépit du rang social important de leurs familles respectives, d’être exclus de l’université.

A partir de ce point, l’histoire devenait floue et mystérieuse, entachée de nombreuses incertitudes et d’interprétations diverses. Pour Pickman, l’avertissement n’avait pas effrayé les jeunes gens. Mais par souci de discrétion, ils avaient continué leurs rites impies au parc à l'époque nommé Silverstone Square. Il nous précisa sur le ton de la confidence murmurée que d’autres versions suggéraient davantage un piège mortel qui s’était refermé sur eux initié dès les premières tentatives d’incantations ou bien que, grisés par leurs précédentes expériences, ils poussèrent trop loin leur science occultiste, persuadés de leur capacité à maîtriser le pandémonium innommable qu’ils avaient découvert. Même si cela pouvait s’avérer dangereux pour le continuum espace-temps géodésique qui est le nôtre.

Devant le retour des rumeurs, le doyen de la faculté ordonna une surveillance discrète des jeunes gens. On chargea un détective privé d'assurer la mission. Pourtant, le soir du drame, ils réussirent à lui échapper en quittant leurs chambrées par les fenêtres. Sept ombres furtives s'enfonçant dans la nuit pour s'adonner à d'obscurs projets.

Le dernier témoignage concernant le groupe en vie provenait d’un vigile en train d'effectuer sa ronde horaire sur le campus. Il raconta aux policiers avoir croisé sept jeunes hommes en train de sortir de leurs dortoirs par les fenêtres et les avoir vus s’enfoncer dans la brume épaisse en direction du parc. Il était presque minuit. On retrouva au petit matin leurs corps désarticulés, défigurés, tout juste reconnaissables. Six dépouilles horriblement mutilées. Sur place, la pelouse semblait avoir brûlée selon un dessin runique étrange dans un vaste cercle de bougies écrasées. Les inspecteurs de police furent stupéfiés par les profondes marques d’empreintes dans la terre comme marqueurs d’une masse titanesque, anthropoïde qui s’était tenue là et qui avait ensuite rampé jusqu’aux limites du square, laissant derrière elle des sillons dans la terre. Les enquêteurs ne réussirent pas à faire la lumière sur ce mystère. Hommes cartésiens de nature, jamais ils ne penchèrent pour l’hypothèse surnaturelle et l’affaire resta officiellement non résolue. Ils conclurent en un crime crapuleux commis par un vagabond ou un rôdeur non identifié et les traces pouvaient, d’après le rapport d’investigation que je dénichai plus tard, correspondre à celles d’un corps traîné dans la boue. Une dépouille qui ne fut jamais retrouvée, probablement jetée dans la baie et emportée par les courants. Encore plus de questions non élucidées, j'en fis la remarque à notre conteur du soir.

L’histoire de Pickman s’arrêtait là, nous laissant tous en suspens et malgré notre insistance, il refusa catégoriquement de nous en dévoiler davantage.

Frustré de ne pouvoir en savoir plus sur cette affaire restée en suspens sur les caprices de mon voisin de chambrée, je cherchai à enquêter, mettant à profit chaque moment de liberté que me conféraient mes études à la résolution de ce mystère envoûtant au point d’en devenir obsédant. Je me plongeai, tel un drogué, dans les arcanes de l’histoire de la cité.

Tant bien que mal, je remontais les échos, à la manière d’un pêcheur qui ramène sa ligne vers son esquif. Je découvris une multitude de paraboles mais desquelles semblaient émerger deux courants. Qui pouvait se résumer entre ceux croyant qu’ils avaient ouvert une porte vers un monde parallèle à notre Univers et ceux qui optaient pour un démon invoqué d’un enfer souterrain sur leur appel. Ensuite, tous seraient morts ou bien l’un d’eux aurait survécu, sombrant dans la folie la plus démente, rendu aveugle, sourd et muet par une rencontre survenue à ce moment-là. Les plus audacieux laissaient supposer que l’homme était toujours vivant, d’un âge à présent canonique mais piégé par une malédiction luciférienne, tenu au secret par sa famille, l’une des plus puissantes de l’Etat. Une ascendance qui était parvenue secrètement à un accord avec la municipalité de l’époque et le doyen de la faculté pour étouffer l’affaire. Afin d’éviter toute enquête ou tout pèlerinage et sauver sa réputation, le clan dont le nom n’avait jamais réellement fuité, avait racheté la parcelle maudite, marquée du sceau de l’infamie et l’avait cédée à la mairie qui avait fait construire dessus un vaste auditorium. On rebaptisa même le parc avec le nom qu'il portait encore aujourd'hui. Toutefois, comme dans chaque histoire, on retrouvait toujours un soupçon de conspirationnisme et celle-ci n'échappait à cette règle. Ici, il avait tenu autour des familles impliquées, on parla des Abbott, magnats de la presse, des Goldfarb dont la fortune provenait de l’immobilier et des chemins de fer, des Stonecypher, propriétaires de vastes champs pétrolifères dans les vallées intérieures de l’Etat.

Je consultais notamment les plans du cadastre de la ville et je découvris qu’effectivement une salle de spectacle avait été construite sur un ancien terrain de la faculté à peine un an après les faits supposés mais rien ne venait étayer la version de Pickman. Soit parce qu’il n’y avait là absolument rien de suspect soit parce que l’affaire, dans son inhumation, avait été extrêmement et discrètement bien menée.

Puis mes études reprirent leur cours normal. Car, trop plongé dans ces fantasmagories passionnantes mais stériles, mes notes et les appréciations de mes enseignants pâtirent de mon manque d'implication et je dus travailler d’arrache-pied pour combler le retard que j’avais laissé s’accumuler.

Olivia était ensuite entrée dans ma vie et j’oubliai presque complètement mon investigation, je perdis mes carnets de notes et je ne fis aucun effort pour les retrouver. Les années avaient passé, mon intérêt avait pâli sous les effets du temps, chassé par d’autres passe-temps, d’autres préoccupations.

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