Les berceuses impies

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Ma femme a toujours été un peu spéciale. D'habitude, c'est une joyeuse et pétillante excentrique aux yeux fascinants. On s'est connu lors de longues conversations autour de la table basse de mon appartement. Après ça, nos quotidiens sont devenus un. C'est là que j'ai remarqué une étrange habitude : son regard se perdait parfois au beau milieu d'une prise de parole, elle s'éteignait brutalement et - toute une soirée durant - elle semblait s'enfermer dans sa trop féconde réalité.

Et ce soir, ça recommence. Alors dans notre lit, avant d'éteindre la lumière, je tente le tout pour le tout. Et si la tendresse ne suffit pas pour avoir une réponse : je sors mes gants de boxe amoureux pour attirer la verbeuse combattante qui vit en elle.

« Il va falloir me le dire tu sais, j'en ai marre de cette situation : dis moi si oui ou non tu es heureuse avec moi... »

Je fais le fier mais n'espère qu'une chose, pouvoir comprendre ce qu'elle peut me dire. Elle ne réagit pas, elle ne regarde rien. Essayons autre chose :

"Ne me laisse pas seul, là, avec ce corps étranger. Je sais le poids de tes vérités, leurs natures assassines. Mais ne me laisse pas seul, s'il te plaît. Je préfère mourir à tes cotés que de ne jamais te comprendre."

Elle me parle parfois comme les vieux philosophes allemands, c'était peut être là le meilleur langage que son âme n'ait jamais trouvé. Elle me regarde alors avec un léger, un unique sourire. Voilà venu le temps des réponses :

" N'aies pas peur, tu sais, je vais bien. Je suis juste enfermée avec moi-même, voilà tout.

- Dis-moi ce qui se passe."

Elle détourne maintenant son regard toujours inexpressif.

"Dans... Dans la solitude émerge simultanément l'impuissance et l'espérance. C'est pour cela que j'évite de me perdre dans le réel, que je reste près de toi. Etre seule et victorieuse, voilà une tâche qui me semble impossible à réaliser : comprends-moi bien, je ne sais même pas formuler ma souffrance.

La seule chose que je vois là, en ce moment, c'est mon incapacité à être la maitresse de mon temps. Mais je suis un être humain, je ne peux vivre dans une telle domination. Mais le rêve, l'espoir d'être autre chose que soi est une croix trop lourde pour moi. Alors je fuis le réel, voilà tout, c'est bien plus simple. C'est le monde entier qui me l'a appris.

Mais le réel me rattrape parfois, et alors quoi ? J'en sais rien, je reste juste là et j’attends, pour ne rien briser de trop fragile."

Je ne plongerai jamais dans son âme, ni n'observerai de mes yeux nus ses mystérieuses ondulations. Mais j'ai ses mots imparfaits quand elle tente de franchir toutes ces barrières qui nous sépare.

Cette soirée sera la bonne. Allons, courage, elle doit parler.

" Comment fais-tu alors pour te mentir si tu es si consciente de la vérité ?

- Tout n'est pas si simple. Tu sais, je ne suis pas une. Il y a des conflits violents dans le coeur d'une même personne. Y faire face est un art, mais toute l’éducation de l'homme moderne est faite pour la nier.

Je veux paraître un, me convaincre moi même par l'autre, mais le réel me rattrape parfois : dans mes instants de lucidité, je deviens une étrangère pour moi-même. Je vois soudain toutes les stratégies grossières de mon égo qui détournent mon être de lui même. Je vois alors mon quotidient absurde, oui mais si peu souvent.

La grande partie de nos vies passe sous nos yeux clos, comme un rêve. Si l'on surprend le réel, tout devient si grand, si fort que c'en est insupportable. Qui sera assez fou pour vouloir percer un si dangeureux mystère ? Pas moi, je ne suis pas une héroine, même pas une adulte. Je n'ai pas été élevée dans la bonne société pour vivre la grande aventure existentielle : même si je porte le regard du réel, je demeure une enfant, tu sais. Et un enfant n'affronte jamais une telle violence. "

Voilà la grande pensée qu'elle me cachait, sans doute ne l'avait-elle jamais exprimé avant ce soir. On se regarde alors, dans le silence des yeux, comme pour me transmettre cette état dont elle m'a parlé, sans passer par ces mots. « Des mots menteurs » me disait son regard : il y avait autre chose encore, une petite gaité. Je ne voyais pas là une enfant seulement désespérée. Je relance à nouveau:

"- Alors dis moi, que veux-tu faire de tout cela ? Tu portes le regard du réel, n'est-ce pas vain de se condamner àl'ignorance ainsi ? N’alimentes-tu pas toi même l'éternel retour ?

- Je suis une enfant de la terre, à jamais privée de Dieux. Aujourd'hui, je ne suis plus assez naive pour croire au bonheur complet. Jamais je ne me surmonterai. J'en ai fait le deuil avant de te connaître tu sais, la douleur est passée. Puis, je suis tombée dans tes bras, parce que le monde entier m'y guidait - non la destinée, mais "l'empire absolu de la nécessité". Tu ne pouvais m'offrir l'aurore Vénitienne du 19ème siècle, alors rien ne présageait l'apaisement.

Mais voilà, dans ce lit avec toi, au matin quand le réveil est encore fébrile, il y a cette chaleur. La lumière timide perce la couverture : près de toi, toutes violences s'arrêtent. Là, dans tes bras endormis, j'ai trouvé une paix au goût de celle promise par les grands philosophes.

Ma vision du réel s'ouvre sans arme ni violence. C'est ma douceur, ma satisfaction au delà du monde. Je me sens une sage accomplie pendant un instant. Je revois les bois joueurs et denses de mon enfance, les puissantes montagnes muettes de adolescence et puis, aussi, l'odeur des vivants que l'on hume si souvent au bord de mer, où se perd l’horizon."

*

Il était déjà dans mes bras, mon pétillant, fébrile, sage, et fragile cristal. Où est le temps ? Je ne sais plus, je suis là à l'enlacer, à soutenir l'univers et rien d'autre n'importe. Tout est tempête dans mon âme, mes émotions volent au dessus de ma métaphysique : voilà que ma belle m'offre sa vue. N'aie-je jamais été si proche d'un autre être ? Mais je ne me souviens de rien, je ne sens que la puissance de l'instant. Est-ce cela le réel dont elle parle si souvent ?

Elle colle son front au mien, comme si les impies avaient eux aussi droit aux prières. Nos mains se touchent, se caressent puis se serrent fort, si fort. Elle n'a pas fini :

" Et là, que vois tu ?

- Je... Je n'ai jamais compris les poètes mais chaque matin, je partage avec eux cette beauté qui les ont habités dans leurs soirées de création. Me voilà Homme partageant avec l'Histoire le bien innommable de la transcendance, de la tranquille et joyeuse transcendance. Le voilà, le ciment de l’existence. Et même si c'est un simple instinct, rien qu'une odeur, si cela demeure toujours si loin du gai savoir, et bien, tu sais, je n'ai jamais rien vécu de plus fort.

Je suis trop usée pour espérer. Je nais et meurs chaque matin, quand venu l'heure du réveil, je retourne aux dominations ignorantes, en oubliant l’existence même de cette instant. Mais l'oubli est nécessaire, pour supporter tout le reste, tout ce qui inévitablement arrive.

Mais, tu le sais non ? Vient un moment où l'être ne souhaite plus qu'un sommeil léger et rapide. C'était impossible avant, sans promesse pour stopper la solitude, les vérités assassines. Mais tu es arrivé là, dans ce lit et chaque soir, j’attends que la nuit me prenne et m'offre l'aurore : j’attends l'arrivé du matin, ce cadeau qui m'est offert, comme une retrouvaille avec mes vieilles promesses, quand rien de plus n'est nécessaire."

Et là, elle a sourit, d'un sourire d'or, du sourire de l'ange qui vient de se libérer, prêt à s’envoler, si beau, prêt à s’endormir qu'elle est déjà plongé dans son rêve. L'aurore Venitienne peut être ? Qu'importe, elle sourit et pour moi commence une nouvelle naissance...

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