Chapitre 3

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17 janvier 11 h 30

Précédant les engins agricoles de quelques minutes, une seconde fourgonnette en provenance de Plougastel amena une tente. Quatre militaires jaillirent du véhicule est se dépêchèrent d’en sortir le matériel.

Les deux sous-officiers, Angélique et sa collègue, Laure Le Gall, vinrent les rejoindre.

— L’endroit est un peu plus loin, dit cette dernière à ses hommes. On va vous y conduire.

Chargés des morceaux de toiles et de poteaux, les quatre gendarmes suivirent les deux femmes. L’un des porteurs se retrouva les quatre fers en l’air dans la gadoue, déclenchant l’hilarité des trois autres, dont deux trébuchèrent peu après. Les éclats de rire cessèrent, laissant place à la concentration pour ne pas finir tout crottés.

— Ils avaient annoncé une journée pluvieuse à la météo, ils ne se sont visiblement pas trompés, lança le plus gradé des quatre, un brigadier-chef. Autour de quinze millimètres, ils ont dit.

— D’où la tente, conclut Le Gall.

Ils débouchèrent enfin sur la parcelle et voyant la situation, les quatre hommes s’arrêtèrent.

— Allez, faut pas trainer, cela fait un bout de temps qu’il est sous l’eau, les encouragea Angélique.

— Bah, il ne doit pas trop s’en rendre compte, ergota l’un des militaires.

— La conservation de l’état du corps pour l’autopsie, ça te rappelle des trucs de l’école de gendarmerie, Jean-Paul ? répliqua, acerbe, le Gall. Ou t’as déjà tout oublié ?

D’un regard, Angélique remercia sa collègue. Visiblement à Plougastel-Daoulas, ils avaient aussi des types du genre d’Arnaud Jaouen.

Piqués au vif, les autres militaires se hâtèrent pour déployer la protection, une sorte de petit barnum blanc de trois mères sur quatre par-dessus la victime ensevelie sous le tronc d’arbre. Il s’avéra difficile de trouver le bon emplacement qui permettait aux quatre pieds de reposer au sol, à peu près à la même hauteur, tout en couvrant bien le cadavre. Ils fixèrent solidement les piètements en terre avec de grandes sardines.

Une fois les poteaux de la tente calés, il ne fut guère plus aisé de déplier les côtés en toile avec les branches qui dépassaient un peu partout. Il fallut en couper plusieurs. Un instant, les gendarmes envisagèrent de se mettre à l’abri sous le barnum, mais un seul regard de Le Gall suffit à les dissuader. Ils repartirent, penauds, jusqu’à leur véhicule, laissant juste l’un d’entre eux surveiller l’emplacement.

Délaissant sa collègue en train de superviser le montage, Angélique s’en fut retrouver les agriculteurs-bûcherons qui s’efforçaient de dégager l’accès. Ils s’affairaient et avaient déjà réussi à enlever un tronc sur les six qui barraient le passage.

Et cette pluie qui n’arrête pas, pesta-t-elle, bientôt il nous faudra des bottes pour avoir les pieds au sec. Ces bûcherons-ci, au nombre de trois, semblaient bien connaître leur travail. Ils œuvraient de façon coordonnée et efficace : ils commençaient par éliminer les branches dépassant du fût, puis tronçonnaient celui-ci en deux ou trois morceaux avant de les prendre avec la grosse pince d’un chargeur. Les tronçons étaient ensuite mis sur le côté et toute l’équipe avançait afin de réserver le même sort à l’arbre couché suivant.

Deux bonnes heures furent toutefois nécessaires pour arriver en vue de la tente blanche. Il fallait que les engins puissent approcher du corps pour dégager le bois qui l’écrasait. Il demeurait quelques branches tombées ou cassées qui durent être enlevées pour permettre l’accès.

Le médecin légiste débarqua vers quatorze heures, anticipant un peu l’horaire que Morvan, au vu des informations d’Angélique, lui avait donné au téléphone. Il put donc se rendre compte de la situation exacte, avant la levée du tronc qui aplatissait la victime. Il avait des bottes ressemblant plus à des waders qu’à des chaussures et qui lui montaient presque sous les bras. Il arborait un parapluie qui aurait pu abriter cinq personnes et une blouse blanche ouverte, qui avait été trempée le temps qu’il déploie son pépin « de guerre ». Il resta trois bonnes minutes, silencieux, à tourner autour du corps et donna son verdict en se relevant :

— Rien qu’avec le poids du bois sur lui, la cage thoracique doit être complètement enfoncée, les côtes ont dû perforer les poumons et, certainement, le cœur aussi. Il a dû exploser sous le choc et envoyer des jets de sang à l’intérieur de ce pauvre type. Le bassin est, à coup sûr, en miettes et la boite crânienne a dû éclater comme une pastèque trop mûre, ou un melon pourri, dit-il à Angélique et sa collègue Le Gall après ce premier examen.

La dernière, sans rien dire, s’éloigna et alla vomir dans un coin. Ah oui, se dit Angélique, l’estomac sensible de Laure….

Sans s’en émouvoir le moins du monde, le médecin poursuivi :

— Je ne vous détaille pas l’état des viscères, il n’y a même pas de paroi osseuse pour les protéger, cela doit être de la bouillie. Si vous aviez le moindre doute, il est bel et bien mort… Finalement la plus belle mort possible pour un bûcheron, non ? fit-il dans un sourire.

— Euh, sans doute, balbutia Angélique.

L’humour de médecin était quand même un peu particulier.

Avisant le retour de sa collègue, bien qu’encore pâle comme un linge, elle s’inquiéta :

— Ça va, Laura, tu tiens le coup ? en lui posant la main sur l’épaule.

— Oui, oui, t’en fais pas. J’ai dû manger un truc qui n’est pas passé ce matin.

Pas dupe, Angélique n’insista pas. Elle se souvenait des réactions de son estomac quand elle avait vu son premier cadavre et changea de sujet :

— Tu pourrais dire à tes gars d’enlever la tente maintenant ? On devrait bientôt pouvoir lever le fût.

D’un bref coup de tête, Le Gall la remercia de ne pas la mettre dans l’embarras et s’en fut rappeler ses troupes à la rescousse.

Les quatre militaires plougastels se déployèrent et débutèrent le démontage de ce qu’ils venaient d’installer moins de trois heures plus tôt.

— Sérieusement, on a fait tout ça sous la pluie battante pour seulement ce temps-là ? ronchonna l’un des gars.

— Ménard, à toi aussi il faut que je te rappelle encore les cours de l’école de gendarmerie ? aboya Le Gall.

— Non, mais quand même…

Angélique sentait bien que la moutarde commençait à monter au nez de sa collègue, mais décida de la laisser gérer la situation seule, avec ses hommes. Elle l’observait reprendre de plus en plus de couleurs et même devenir presque rouge.

— Dis-moi, quel grade tu as chez nous ?

— Brigadier…

— Et qui a demandé qu’on installe une tente ?

— L’adjudante.

— D’autres questions ?

Ledit Ménard hésita un peu, puis, voyant l’expression du visage de sa cheffe, se ravisa.

— Euh non, allez, vous autres, activez-vous, bon sang !

— On ne t’a pas attendu, Ménard, tu fais chier, comme toujours ! surenchérit le brigadier-chef.

Les piquets qui servaient à fixer les pieds opposèrent un peu de résistance conduisant deux des quatre hommes à finir les fesses dans la boue. Vu l’état d’esprit de leur cheffe, ils ne firent pas les malins et se remirent rapidement au travail pour finalement réussir à démonter la tente en moins de dix minutes.

— Ramenez-moi ça à votre véhicule et rentrez à la caserne, je n’ai plus besoin de vous, les congédia Le Gall.

— Pas toujours facile avec les mecs, hein ? fit Angélique dans un geste de solidarité féminine, une fois que les quatre hommes furent partis.

— Non, en effet, mais celui-ci, Ménard, c’est le pire. Je ne sais pas ce qu’il a après moi. On dirait qu’il me cherche.

— Tu as fait ce qu’il fallait. Tu sais, des fois, faut pas essayer de comprendre, c’est juste des cons. Au moins, ses collègues ne le suivent pas, c’est déjà ça.

Les gendarmes femmes n’étaient pas si nombreuses et Angélique se souvenait qu’à ses débuts, elle aurait bien aimé qu’une plus ancienne la soutienne. Elle s’était souvent sentie un peu seule durant sa carrière encore récente. Sa mère avait toujours été là, mais à distance. De plus, une mère, ça n’est pas pareil qu’une collègue, même si elle cumulait les deux fonctions.

— Vous avez vu ça ? les interrompit le médecin débordant d’enthousiasme après avoir replié son immense parapluie, en désignant un autre arbre couché à proximité.

— Non, quoi ? firent-elles toutes les deux surprises.

— Ce tronc-ci est couvert d’amadouvier. Vous savez que c’est avec ce type de champignon qu’on préparait l’amadou, autrefois ? C’est extrêmement inflammable. Bon, là, juste maintenant, je doute que ça brûle, mais une fois sec, c’est du tonnerre pour allumer un feu.

Franchement, est-ce que c’était le sujet du moment ?

Avisant les agro-bûcherons qui avaient terminé de dégager les branches alentour et qui approchaient, un chargeur et un tracteur doté de bras avant, elle suspendit le monologue du médecin, qui avait commencé à détailler toutes les sortes de champignons parasites des arbres :

— Ils sont quasiment prêts à la manœuvre, Docteur Nédélec. Vous devriez peut-être vous mettre de l’autre côté afin de ne pas être gêné par les engins quand ils lèveront le tronc ?

— Très bonne idée, Mademoiselle… ou Madame ?

— On dit madame pour toutes les femmes depuis quelque temps, vous savez ?

— Ah oui, mais je trouve ça tellement ridicule !

Un débat sur la féminisation de la langue française maintenant. Et s’il se concentrait sur son travail plutôt ?

Les deux engins, chacun à un bout du tronc, avaient leurs bras au-dessus du fût. Les conducteurs enroulèrent des élingues autour du bois, de part et d’autre du corps, avant de les accrocher aux extrémités des bras articulés. Ils regagnèrent enfin leur cabine, levant le pouce en direction du troisième homme, vêtu d’un gilet fluorescent.

Celui-ci s’adressa au médecin :

— Vous ne devriez pas rester dessous, Monsieur, ça peut être dangereux de se trouver dans la zone de levage.

— Si, je reste là ! Je veux voir le cadavre quand il va apparaître, fit-il alors que les mèches de ses cheveux, trempées, masquaient une partie de son visage.

— Non, ce n’est pas possible ça ! C’est moi le responsable de la sécurité de l’opération et je ne prendrai pas ce risque-là, insista l’homme d’une façon péremptoire. On ne lève pas dans ces conditions !

Angélique devait intervenir sinon, jamais le corps ne serait dégagé. En plus, elle commençait sérieusement à avoir faim. Son ventre gargouillait de plus en plus fort et la pluie ne cessait pas. Elle avait bien compris qu’il s’agissait d’une question de responsabilité en matière de sécurité, mais il fallait que l’opération avance.

— J’en prends la responsabilité, Monsieur, dit-elle au chef de manœuvre.

Il réfléchit quelques instants puis acquiesça

— Si vous en prenez la responsabilité, ça ira. Mais Monsieur, éloignez-vous d’un mètre au moins.

— Docteur, faites ce qu’il vous dit, s’il vous plait, sinon, on sera encore là demain. Vous n’en avez pas marre, vous ? argua la gendarme.

— Non, pas vraiment, mais pour vous faire plaisir, Mademoiselle, je veux bien.

Qu’est-ce qu’il ne fallait pas accepter… De mauvaise grâce, mais avec un grand sourire en direction de l’adjudante, il finit par reculer, mais ne put s’empêcher une dernière remarque en s’adressant aux deux conducteurs d’engin :

— Faites attention, je n’ai pas envie de me retrouver dans la même posture que lui. Vos élingues sont bien accrochées ? Vous êtes certains ?

Tous deux hochèrent la tête dans leur cabine. C’était leur métier.

— Si tu as si peur que cela pète, tu n’as qu’à t’éloigner, marmonna Angélique à voix basse.

Le troisième homme débuta le pilotage de l’opération, effectuant des signes dont la signification échappa quelque peu à Angélique. Le médecin, lui, ne quittait pas le cadavre du regard.

Le chef de manœuvre leva la main droite, puis se mit à tourner lentement l’index droit en décrivant des petits cercles horizontaux avec la main gauche, fixe au-dessus. Les élingues se tendirent et le tronc trembla.

Tout doucement, centimètre par centimètre, il s’éleva, entrainant le corps avec lui au début. Des restes de branches dépassant du fût étaient plantées dans la chair, l’une dans ce qui avait dû être une cavité orbitale et l’autre dans le thorax. Seuls les pieds demeuraient au sol.

Puis, dans un bruit de ventouse qui se décolle, le cadavre se désolidarisa de l’arbre et retomba mollement dans la boue, malgré un début marqué de rigidité cadavérique.

Comprenant qu’il ne servait plus à rien de prendre des précautions dans le levage, le chef de manœuvre enleva sa main gauche et se mit à faire de plus grands cercles de l’index droit. Le tronc fut rapidement à plus de deux mètres au-dessus du sol.

Sans attendre l’accord de qui que ce soit, le docteur Nédélec se précipita sur la victime, impatient de l’examiner. En catastrophe, l’homme pilotant l’opération fit dégager les engins, afin que le toubib ne se trouve pas directement sous la charge devant peser plusieurs centaines de kilos. Même vérifiée, une élingue peut toujours lâcher.

Angélique comprenait maintenant pourquoi Morvan ne l’aimait pas trop, ce médecin légiste : il n’en faisait qu’à sa tête, n’écoutant rien ni personne. Toutefois, il était l’un des plus qualifiés et compétents de la région. À ce titre, il restait l’un des éléments incontournables d’une enquête quand il y avait un mort.

Il fit plusieurs tours du corps en marmonnant. Angélique était trop loin pour appréhender ce qu’il disait. Il fit des allers et venues, parfois debout, d’autres fois accroupi et se releva finalement en se grattant le crâne. Il y avait un truc qui semblait le contrarier.

Mince se dit celle-ci, cette affaire n’allait sans doute pas être aussi simple que tous l’escomptaient.

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