Chapitre 5

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17 janvier 13 h 30

Josiane Tanguy était arrivée moins de trente minutes après que son amie Maryse Guillou l’avait appelée. Elle avait laissé son salon de coiffure en plan, prévenant ses clients en catastrophe.

Les deux femmes semblent vraiment très liées, se dit Angélique quand elle les vit se prendre dans les bras l’une de l’autre.

Les abandonnant un instant, elle se mit en quête de sa collègue qui jouait les nounous intérimaires.

Elle la trouva dans la chambre nursery. Laura avait enlevé sa veste et ses chaussures. Son pantalon était mouillé là où il avait été percuté par la couche sale. Elle avait eu le temps de se laver un peu avant de s’amuser avec les deux enfants sur le tapis. Le bébé dormait sagement dans son transat.

Angélique envia sa collègue qui, elle, avait pu se nettoyer. Elle portait toujours sa veste gluante de purée, ses cheveux collés par les brocolis et le potiron ainsi qu’un bout de jambon qui pendait de son oreille. Elle s’en débarrassa nerveusement et rappela gentiment Laura à l’ordre :

— Euh, tu ne crois pas qu’on a autre chose à faire ?

— Si, si, bien sûr, fit-elle en se rhabillant rapidement.

— J’ai appris quelques infos intéressantes pendant que tu pouponnais, lui dit Angélique avec un clin d’œil.

— Ah bon ?

— Oui. La femme qui est venue se trouve avec elle dans le salon en ce moment, c’est Josiane Tanguy, l’épouse d’un certain Jean-Michel avec qui son mari devait aller bûcheronner.

— Il ferait un bon coupable ! fit Laura, mais ce n’est sans doute pas aussi simple….

— Non, en effet, d’autant plus que ce matin, vers 8 h, Jean-Michel Tanguy a envoyé un SMS à Alain Guillou pour lui dire qu’il n’avait pas besoin de bois et qu’il allait plutôt courir. C’est ce que les deux femmes m’ont appris.

— Faudra contrôler les téléphones portables.

Angélique y pensait et se rappela qu’elle avait déjà récupéré celui de Paul Guillou, trouvé dans sa veste. Il faudrait vérifier les dires de Maryse Guillou ainsi que les horaires.

— J’en ai un sur les deux, celui que j’ai pris dans la veste de la victime

— Ah oui, restera plus qu’à saisir celui de Tanguy.

— Si tu peux me ramener à Landerneau, j’y prendrai un véhicule pour aller l’interroger.

— Tu te changeras aussi, Angélique, tu pues la purée de brocolis, lui fit sa collègue avec un clin d’œil.

Satanés gosses, pensa Angélique.

Elles abandonnèrent les deux femmes et les trois jeunes enfants pour regagner Landerneau et la brigade de recherches. Elles durent rouler fenêtres ouvertes, malgré la pluie, à cause de l’odeur des diverses régurgitations et excréments qui souillaient leurs vêtements. Lorsqu’elle la laissa devant la caserne, Laura s’étonna en charriant Angélique:

— Tu ne passes pas par l’entrée principale ?

— Tu rigoles ? Tu as vu ma tête ? En plus, tu l’as dit toi-même, je pue. Ça va faire le tour de la caserne en quelques heures. Non, non, je passe chez moi me changer avant d’aller retrouver mon capitaine. Merci, Laura, et à bientôt.

— Je t’en prie, Angélique et à la prochaine.

Cette dernière se faufila discrètement par l’entrée de service et regagna rapidement son logement où elle ne résista pas à l’envie d’une bonne douche brûlante. Elle en avait bien besoin après la pluie froide de la forêt de Dirinon, puis les régurgitations et autres émissions de ces enfants chez les Guillou.

Une fois lavée, réchauffée et rhabillée de propre, elle se présenta au bureau de Morvan pour lui faire un premier point en face à face. Celui-ci était avec Merlot en train de regarder une carte de Dirinon et ses environs.

— Alors, Angélique, tu as pu te sécher ?

Elle acquiesça, mais passa sous silence ses déboires chez la victime. Suite au coup de la clé à molette, elle ne voulait pas encore se rajouter d’autres casseroles. Elle leur fit part des derniers éléments, à savoir le fait qu’Alain Guillou aurait dû couper du bois avec un certain Jean-Michel Tanguy, mais que celui-ci s’était décommandé au dernier moment.

— Intéressant, ça, tu ne crois pas ? lui demanda Morvan. Un coupable potentiel ?

— Possible, il faut qu’on vérifie les deux portables. J’ai déjà récupéré celui de la victime. Reste à saisir celui de Tanguy. Si seulement ça pouvait être aussi simple que cela…

Morvan approuva de la tête, il avait une totale confiance dans Angélique, mais il préférait s’assurer que tout se déroulait parfaitement dans les règles :

— Attends un peu, je vais d’abord en informer le procureur. Il a dû nommer un juge d’instruction à la suite des premières constatations du légiste. Je vais voir avec le juge qu’il te délivre une commission rogatoire au cas où ce monsieur Tanguy refusait de te donner son téléphone. Vu qu’il n’est pas en garde à vue ou en examen, il en a la possibilité. Et puis, s’il y a quelque chose d’intéressant dans son portable, c’est mieux qu’on soit couvert par la procédure[1].

— Ok, j’attends ton feu vert. Pour patienter, je vais aller mettre par écrit ce que j’ai appris jusqu’à maintenant.

Cela n’était jamais très agréable de se faire rappeler la règle par son responsable hiérarchique. Un peu vexée, prenant congé de ses deux supérieurs, elle se rendit à son bureau et alluma son PC. Toutes ces pertes de temps l’agaçaient.

Elle nota scrupuleusement tout ce qu’il s’était passé sur place ainsi que ce qu’elle avait pu enregistrer chez les Guillou. Puis, prenant un moment pour se poser, elle fit également une liste de tout ce qui devrait être entrepris par la suite. Il faudrait aussi qu’elle se renseigne sur le moment où l’autopsie de la victime aurait lieu.

Avec une synchronicité parfaite, son capitaine passa la tête par la porte de son bureau :

— Angélique, tu viens avec moi ? Autopsie dans trente minutes.

Enfin du nouveau ! espéra-t-elle. Elle verrouilla son PC, enfila sa veste, prit sa casquette et rejoignit son chef dans le couloir. Même si elle n’appréciait pas particulièrement de voir un corps disséquer sous ses yeux, elle tenait à y assister pour avoir les informations de première main.

Arrivé dehors, Morvan fit le tour du pickup, se plaçant côté passager. Il lui lança les clés par-dessus le capot.

— Tu conduis ?

— Avec plaisir ! fit-elle, saisissant le trousseau au vol.

Angélique adorait piloter ce véhicule. Elle n’avait jamais autant ressenti une telle impression de sécurité qu’au volant de cet engin construit autour d’un châssis de camion.

Elle prit la direction de Pencran et du centre hospitalier Fernand Grall où résidait le petit service de médecine légale de Landerneau. L’utilisation du deux-tons ne fut pas nécessaire, la circulation était fluide. Angélique était presque un peu déçue. Une fois arrivée, elle se gara sur une place réservée au corps médical sachant que personne ne viendrait leur chercher des noises pour cela.

Les deux gendarmes pénétrèrent dans l’hôpital et, ignorant les formalités d’accueil, se dirigèrent vers le sous-sol et la morgue. Le docteur Nivélec s’apprêtait à officier, secondé par un étudiant en médecine qui paraissait se demander ce qu’il faisait là. Son visage avait pris la couleur des murs, une sorte de blanc verdâtre. Il semblait sur le point de défaillir.

Pourvu qu’il ne se blesse pas en tombant dans les pommes, se dit Angélique en s’emparant du pot de Vicks que lui tendait son capitaine. Elle s’en passa un peu sous le nez. Il n’y avait pas mieux pour supplanter l’odeur de mort qui régnait dans ces locaux.

— Bon, tout le monde est là, on y va ? demanda le médecin légiste. Le juge ne vient pas ? fit-il avec un clin d’œil adressé aux gendarmes.

— Non, je ne crois pas, intervint Morvan en souriant. Vous pouvez y aller.

La dernière fois qu’un magistrat avait été présent lors d’une autopsie, il avait fait un malaise et s’était ouvert le front contre une table en inox, nécessitant son envoi aux urgences pour se faire recoudre. Il avait mis du sang partout. Le crâne, ça saigne beaucoup. Cela datait de plusieurs mois, mais c’était devenu une question rituelle avant d’attaquer une dissection.

— Allez, c’est parti, mon kiki ! Nous avons devant nous cet après-midi, Alain Guil… Mince, comment s’appelle-t-il déjà ce type ?

— Guillou, compléta Angélique, agacée.

— Oui, c’est ça, Alain Guillou, environ quarante ans, homme caucasien, plutôt bien proportionné, assez musclé. Pas un corps d’athlète, mais presque…

En quoi cela pouvait-il bien faire avancer l’enquête ? se demanda Angélique, sentant la moutarde lui monter au nez.

Le médecin jeta un coup d’œil à l’indicateur de pesée intégré à la table et précisa :

— Il fait soixante-dix-huit kilogrammes, en supposant qu’environ deux à trois litres de sang se sont répandus sur le sol quand il a été écrasé, il devait initialement faire dans les quatre-vingts voire quatre-vingts un kilos. Un mec bien balancé pour son mètre soixante-dix-neuf.

Vivement qu’il en arrive aux faits et aux causes de la mort, songea Angélique qui rongeait son frein. Aux doigts de Morvan qui s’agitaient nerveusement, elle se dit que celui-ci devait être dans le même état d’esprit qu’elle. Imperturbable, Nivélec poursuivait sa description :

— Notre victime, présente plusieurs atteintes physiques sur la face avant du corps : un orifice au niveau de l’œil droit, dans lequel était fichée une branche reliée au tronc qui était sur lui. Puis, en descendant le long du corps, au niveau de la troisième côte, côté droit, un orifice d’environ deux centimètres de diamètre, semblant brûlé sur les bords, qui correspond à un tir à bout touchant avec un fusil de type arme de chasse. Nous analyserons plus tard le plomb afin d’essayer d’en déterminer avec exactitude le diamètre des projectiles ainsi que la marque des cartouches.

L’étudiant devenait de moins en moins blanc, mais de plus en plus vert. Il s’appuyait lourdement sur une table pour rester debout. Inquiète, Angélique se dirigea vers lui, mais, d’un geste, le toubib l’arrêta.

— Non ! Il faut que le métier rentre.

Puis s’adressant à son stagiaire :

— Hubert, s’il vous plait, faites juste attention de ne pas vous blesser si vous tombez dans les vapes, je n’ai pas très envie de vous autopsier. J’ai autre chose de plus intéressant à faire.

Passant outre l’avis du médecin, Angélique tendit au jeune interne le pot de Vicks en lui disant à voix basse :

— Si c’est l’odeur qui vous rend malade, mettez ça sous votre nez, ça devrait aller mieux.

Avec un sourire plein de gratitude, l’étudiant se saisit du pot et se mit une grosse noisette de pâte sous le nez.

Pas certaine que ça suffise, se dit Angélique.

Sans s’émouvoir de l’état de son stagiaire, Nivélec poursuivit :

— Un peu en dessous, de l’autre côté, donc côté droit, nous avons un orifice beaucoup plus gros, cinq à dix centimètres de diamètre, correspondant à une autre branche qui a pénétré le corps de la victime. Celle-là est entrée assez profondément puisque des traces de poumon sont présentes sur les bords de l’ouverture.

L’évocation des « traces de poumon » effaça sans doute tout le bénéfice du Vicks. Le malaise atteignit son paroxysme quand le légiste se lança dans les détails des dégâts plus bas, sur le cadavre.

— On a du mal à distinguer quoi que ce soit dans la bouillie qui correspond à l’abdomen de la victime. Le péritoine a dû être totalement déchiré, lacéré sous la pression du tronc d’arbre. Le contenu des intestins, et aussi de l’estomac, s’est mélangé aux organes internes. Une chatte n’y retrouverait pas ses petits.

La description de l’état du ventre, fut sans doute ce qui eut raison de l’étudiant. Celui-ci s’effondra dans un grand bruit, évitant les coins de table, à la satisfaction de tous.

— Laissez-le, intima le médecin à Angélique qui se précipitait vers le stagiaire évanoui.

N’en tenant aucun compte, la gendarme vérifia qu’il respirait bien et installa le jeune en PLS avant de se relever. Il n’a vraiment aucun cœur ce toubib, pensa-t-elle. Appréciant le geste de sa collègue, Morvan, coupa court aux descriptions sanguinolentes du praticien qui poursuivait dans le gore, l’interrogea sur ce qui motivait leur présence lors de cette autopsie :

— Pouvez-vous nous dire quelle est la cause de la mort entre l’écrasement par le tronc et le coup de fusil ?

— Ecoutez, sans prendre beaucoup de risques, je peux vous assurer que c’est le coup de fusil qui a été fatal. Le tronc est arrivé plus tard.

Les deux gendarmes échangèrent un regard entendu : on était bien sur un meurtre. L’idée d’un accident de bûcheronnage n’était plus qu’un lointain souvenir.

— D’autant plus qu’il était impossible de tirer ce coup de fusil avec le tronc sur lui, ajouta le médecin avec un clin d’œil.

[1] Concernant l’utilisation du contenu des portables, un tournant majeur est intervenu avec l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 4 octobre 2024, dans l’affaire CG c. Bezirkshauptmannschaft Landeck (C-548/21). La CJUE a statué que l’accès aux données contenues dans un téléphone portable devait être subordonné à l’obtention préalable d’une autorisation d’une juridiction ou d’une autorité administrative indépendante, et ce, même en cas d’enquête de flagrance. Cette décision vise à renforcer la protection des données personnelles et à garantir le respect des droits fondamentaux des individus. Cette disposition n’était toutefois pas encore en vigueur lors de cette histoire.

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