Chapitre 1
17 janvier 2025
Comme tous les jours ou presque, Jean-Luc Martin, jeune retraité, installé depuis quelques années à Dirinon, sortit pour promener son chien. Enfin sa chienne, un mélange assez indéterminé, bouledogue français et pinscher, lui avait-on dit, une vraie boule d’énergie dans tous les cas, avec certainement aussi un peu de chiens de chasse. Quand il faisait ses cinq kilomètres de marche quotidiens, elle devait en parcourir le double ou le triple.
Il quitta sa maison, dans le lotissement proche de l’école catholique du village puis prit le chemin transversal, emprunté principalement par les engins agricoles et par quelques automobilistes ne craignant pas de bousiller leur véhicule. Il espérait terminer son périple avant l’arrivée de la pluie annoncée un peu plus tard dans la matinée.
Auparavant, juste après avoir traversé la rue Bel-Air, allant de Lesquivit au bourg, il contournait le calvaire de Lesquivit Huella et montait sur la droite, dans les bois. Mais depuis la tempête, l’accès aux petits sentiers était interdit par arrêté préfectoral. Ceux-ci étaient souvent coupés par des arbres tombés, déracinés ou cassés par le vent extrêmement violent de fin octobre. D’autres menaçaient de chuter. Une grande partie de la balade se passait désormais sur des chemins plus larges, voire des routes.
Depuis qu’il avait repris ses pérégrinations en forêt début décembre, le spectacle de cette nature dévastée lui brisait le cœur. Cette tempête, arrivée alors que les sols étaient détrempés par les pluies abondantes, avait arraché de nombreux arbres. Quelques-uns, sans doute mieux implantés que les autres, avec la force incroyable du vent soufflant à plus de 160 kilomètres par heure dans l’intérieur du Finistère, avaient tout simplement été rompus comme des fétus de paille.
« Comment vont faire les agriculteurs ? » se demandait-il en marchant, devant ce spectacle de désolation. Le travail de remise en état semblait titanesque.
En ce mois de janvier, certains terrains avaient déjà été dégagés, les fûts coupés et débités en bûches pour les cheminées et plus gros tronçons pour les scieries, mais il restait encore tellement à faire.
Il avait entendu fréquemment, à partir de mi-novembre, des bruits de tronçonneuse. D’ailleurs, il en avait également perçu ce matin quand il avait ouvert à son chien en se levant. Dorénavant, tout semblait calme, le bucheron en herbe avait sans doute terminé son travail.
Il prit la grande allée forestière au bout de la route. Celle-ci était bien dégagée, personne n’était en vue. Il détacha donc sa chienne, ne lui laissant que son harnais. Elle en profita pour batifoler, se faufilant dans les sous-bois alentour. Au bout du chemin, s’apprêtant à tourner à gauche, pour descendre vers le centre équestre quand il vit son chien le devancer et partir à bride abattue.
« Encore un lièvre ou un chevreuil dont elle aura senti la trace, se dit-il. Dans deux minutes, elle l’aura perdu et va revenir. »
Il était habitué à de tels départs en trombe et aux retours penauds qui suivaient. Deux minutes passèrent, puis cinq et toujours pas de chien. Il commença à s’inquiéter, se demandant si elle ne s’était pas coincée quelque part avec son harnais. Il la siffla, l’appela et écrasa plusieurs fois la balle qui couinait et la faisait systématiquement ressurgir à ses pieds. Toujours pas de chien. Angoissé, car cela n’était encore jamais arrivé qu’elle parte aussi longtemps, il se dirigea vers l’endroit où il l’avait vue disparaître, contourna le tronc couché en travers de l’allée et déboucha sur une parcelle en cours de nettoyage. Son chien demeurait vraiment introuvable. Il l’appela de nouveau et siffla plusieurs fois. Soudain, il l’entendit gémir dans un coin du terrain caché par le talus faisant bordure.
« J’espère qu’elle ne s’est pas fait mal, s’angoissa-t-il ».
Il avança un peu, jusqu’à l’endroit où le versant diminuait puis enjamba des arbres et branches tombées, manquant de s’écorcher aux extrémités coupées par le vent. Il se félicita d’avoir repris une certaine activité physique depuis son arrivée en Bretagne. Quelques années auparavant, il n’aurait jamais réussi à escalader de cette façon.
Il finit par la découvrir : elle était en train de tirer sur un bout orange à moitié caché sous un pin couché. Curieusement, celui-ci semblait tronçonné à la base. S’approchant, il constata qu’il ne s’agissait pas d’un « machin », mais bien d’une veste avec un bras dedans. Saisi d’effroi, il se frotta les yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.
Non, sa chienne essayait de tirer un corps de là. Il s’agenouilla en repoussant l’animal qui insistait pour tracter la manche et vit qu’il y avait bien quelqu’un sous cet arbre. C’était la première fois qu’il découvrait un blessé, en vrai. Il l’avait tant lu dans les polars dont il était friand, mais là, c’était bien réel !
Passant de l’autre côté et se souvenant de ses cours de secourisme du travail qu’il avait suivis jusqu’à son départ en retraite récent, il put accéder partiellement à la gorge et fut bien obligé de constater l’absence de pouls. Le bucheron, puisqu’une tronçonneuse gisait à proximité, semblait avoir pris l’arbre sur lui et, écrasé par le poids du tronc, en était mort. Il fit le rapprochement avec le bruit entendu ce matin. Se relevant, il s’aperçut qu’il pataugeait dans le sang de la victime. Vu la situation, il n’était pas possible de prodiguer un massage cardiaque et tout indiquait que cela n’aurait servi à rien.
« Que pouvait-il faire ? ». Ce n’était pas un blessé mais bien un cadavre ! « Vite, appeler les gendarmes » fut son second réflexe. Pour les pompiers, c’était manifestement trop tard. Et puis, dans les polars dont il était friand, quand un témoin trouve un cadavre, il appelle le 17. Ce qu’il fit après avoir rattaché son chien en laisse pour qu’il ne retourne pas tirer sur une manche. Il aurait bien fini par arracher le bras de ce pauvre type.
— Gendarmerie de Plougastel-Daoulas à votre écoute, que puis-je pour vous ?
— Bonjour, je suis à Dirinon, je promenais mon chien et j’ai découvert un corps coincé sous un arbre, fit Jean-Luc Martin d’une voix un peu affolée.
Le brigadier de permanence, sans doute habitué à des situations autrement plus dramatiques, répondit d’un ton calme et posé :
— Qui êtes-vous et où vous trouvez-vous à Dirinon, monsieur ?
Curieusement, la voix du gendarme fit retomber un peu le stress du retraité :
— Je m’appelle Jean-Luc Martin, j’habite Dirinon. En partant de Lesquivit Huella, j’ai continué la route qui passe devant une maison, puis poursuivi par l’allée forestière dégagée avant de tourner à gauche pour descendre vers le centre équestre, répondit-il d’un ton plus calme.
— Avez-vous pu voir dans quel état était la personne ?
— Je ne suis pas médecin, précisa-t-il, mais avec un tel arbre sur lui, il doit être mort. Il n’y a pas de pouls à la carotide et il baigne dans le sang.
Il entendit du bruit derrière le combiné.
— J’appelle un collègue de Dirinon, pourrez-vous lui répéter vos explications ? Il va me montrer où cela se situe sur notre carte numérique en même temps. Ne raccrochez surtout pas.
Il se rappela qu’il s’agissait de la procédure apprise lors de ces recyclages de secourisme : quand on alerte les secours, le 15, le 18 ou le 17, on ne coupe pas, ce sont eux qui signifient quand la conversation est terminée. Ils utilisent d’ailleurs sans doute du temps d’échanges pour localiser l’appel.
À ce moment-là, l’eau se mit à tomber du ciel. La pluie fine se transforma très vite en une sorte d’averse continue, avec de grosses gouttes bien froides. Il se rappela que cela correspondait bien aux prévisions de la journée. Il devait pleuvoir de façon exceptionnellement importante. C’est ce qui avait motivé l’heure aussi matinale de la balade avec son chien : passer avant les précipitations. Manifestement, c’était raté !
Le retraité frissonna, et referma la veste qu’il avait pris la précaution de mettre sur son dos avant de partir. La capuche serait précieuse, d’autant plus s’il devait attendre longtemps l’arrivée de la maréchaussée.
Le gendarme dirinonais étant enfin parvenu au bout du fil, il répéta ses explications et les précisa. Il leur annonça également que cela commençait à tomber dru.
— Ne bougez pas de là où vous êtes, monsieur, on arrive avec les pompiers, lui dit-on de Plougastel-Daoulas. Vous pouvez raccrocher
« Ne pas bouger, ils en avaient de bonnes », grommela-t-il une fois la communication terminée. Il chercha à se mettre sous l’abri d’un arbre, sans perdre de vue la parcelle de terrain, lieu du drame, essayant de prendre son mal en patience.
À Plougastel-Daoulas, trois gendarmes sautèrent dans un Kangoo pendant que celui de permanence appelait les pompiers et la Brigade de recherches de Landerneau.
Angélique y fut la première à décrocher :
— Gendarmerie nationale, Brigade de recherches de Landerneau, que puis-je pour vous ?
— C’est Plougastel, le brigadier de permanence. On a un corps écrasé par un arbre découvert par un promeneur dans les bois autour de Dirinon. Vous prenez ? entendit-elle.
« Évidemment qu’on prend, pensa-t-elle, agacée, on est là pour cela. C’est la mission des brigades de recherches ». Puis, sur un ton plus cordial, elle répondit :
— Bien sûr, on arrive ! On vous retrouve sur place. Il respire encore ?
— On a une équipe qui est en train de partir. Je vous envoie la localisation exacte par SMS. Il semble bien que le type soit mort, écrasé par un arbre. On a aussi appelé les pompiers.
Son capitaine étant en réunion, elle avertit son collègue Merlot qui assurerait la permanence à la Brigade et embarqua les deux gendarmes TCIP[1]. Un peu d’action allait lui faire du bien, encore qu’un accident, c’était léger comme « action », mais il fallait bien être pro. C’était dans sa nature, le professionnalisme.
— Le Quellec et Jaouen, venez avec moi. On a un corps sous un arbre. Sans doute un type mort. Vous prenez le matériel pour les premières constatations ?
— On arrive, Angélique, lui répondit le maréchal des logis-chef Clélia Le Quellec.
Angélique appréciait cette collègue, efficace, pointilleuse et avec un sens de l’observation incroyablement aiguisé.
— Je préviens Morvan dès qu’il rentre, bon courage à vous trois, il va faire un temps de chien aujourd’hui, leur annonça Merlot qui visiblement préférait rester à l’abri.
— Bah pour le moment, ça va, réagit Angélique.
— Tu verras, dans pas très longtemps, il va tomber des seaux et ça va durer. Mes articulations ne se trompent jamais, précisa l’adjudant-chef.
— Un vrai temps à faire de la paperasse, admit-elle, mais tant pis, ce ne sera pas le cas cette fois-ci. Et puis, ce n’est que de la pluie et l’eau, ça sèche, pas vrai ?
Merlot était plutôt en fin de carrière et rester au bureau lui convenait parfaitement. Elle, en réalité, était ravie de retourner sur le terrain.
Sortant de la caserne et se dirigeant vers le pick-up de service, Angélique sentit les premières gouttes tomber. « Il avait raison, Merlot », songea-t-elle. Comme pour renforcer encore le propos de l’adjudant-chef, très vite le crachin se transforma en grosse averse.
Elle houspilla gentiment ses collègues :
— Allez, allez, on se presse, on a un cadavre qui nous attend !
— Il n’ira pas bien loin, lui répondit le brigadier Arnaud Jaouen, se dépêchant tout de même de rejoindre le véhicule en portant deux valises de constatations.
— Ce n’est pas une raison. Pensez aussi au type qui l’a découvert et qui doit patienter sous la pluie, réagit-elle d’un ton un peu cassant.
Elle avait du mal avec ces réflexions « à la con » de gendarmes ne comprenant pas qu’ils étaient au service de la population et non l’inverse.
Une fois le matériel embarqué et ses collègues assis, Angélique démarra sur les chapeaux de roues, sirène et gyrophare allumé, direction Dirinon et ses bois alentour.
Pendant ce temps-là, le retraité cherchait désespérément à se réfugier sous un arbre. En cette saison, seuls les pins – ceux qui n’avaient pas été déracinés – offraient encore un abri précaire, tous les autres avaient perdu leurs feuilles, avec l’automne et l’hiver ainsi que les tempêtes qui s’étaient succédées depuis Ciarán.
Il bougea pour essayer de trouver un meilleur havre, sa veste devenant poreuse à l’eau. Sa petite chienne avait le pelage tellement trempé qu’elle se secouait toutes les deux minutes, aspergeant ses jambes.
« Quand même, il ne faut pas être très doué pour se prendre un arbre dessus en le tronçonnant », se dit-il au sujet du type découvert sous le tronc, en attendant la maréchaussée.
Des gouttes froides s’insérèrent dans son cou et coulèrent le long de son dos le faisant frissonner. « Pourvu qu’ils arrivent vite, les gendarmes », pensa-t-il, en essayant de se concentrer sur autre chose que cette pluie qui tombait sans discontinuer et qui traversait joyeusement ses vêtements.
Tendant l’oreille, il commença à distinguer les sirènes au loin.
« Ce n’est pas trop tôt, je vais finir congelé bientôt, trempé et frigorifié. Je vais bien choper la crève à ce rythme-là », songea-t-il pressé d’en terminer avec tout cela et de rentrer se changer et se mettre au chaud chez lui.
[1] TICP : Techniciens en Identification Criminelle de Proximité. Premiers maillons de la chaîne d’identification criminelle, les techniciens en identification criminelle de proximité (TICP) réalisent les actes élémentaires de police technique et scientifique (PTS) (Source gendarmerie nationale).
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