Chapitre 5
Le matin se leva sur le quartier avec des tons doux d’orange et de rose. Mathis ouvrit les yeux en entendant les premiers chants d’oiseaux et l’odeur du café que sa mère préparait dans la cuisine. Il s’étira longuement, un peu fatigué par la veille, mais impatient : il savait que le nouvel élève, Elior, allait encore passer la journée à l’école. Et cette fois, Mathis voulait être attentif à chaque détail.
Après un petit-déjeuner rapide, il enfila son sac et sortit, saluant Clara et Julien qui l’attendaient déjà devant le portail. Le soleil caressait les façades des maisons, et l’air frais sentait la terre humide d’une nuit de pluie récente.
— Alors, prêt pour une nouvelle journée ? demanda Clara avec un sourire.
— Oui… répondit Mathis, mais d’un ton pensif. Je veux juste voir comment il va aujourd’hui.
Julien secoua la tête avec amusement.
— Tu passes trop de temps à observer les autres. Mais bon, je comprends… c’est un peu fascinant.
Arrivés au lycée, le hall était déjà animé. Les élèves discutaient, riaient, et certains couraient pour ne pas manquer le début des cours. Mathis jeta un coup d’œil vers la salle de classe, où Elior avait pris place. Son voisin était assis, un peu en retrait, le sac soigneusement posé à côté de lui. Il semblait concentré sur ses notes, mais de temps en temps, il levait les yeux pour observer la classe, comme pour s’assurer que tout était en ordre.
La première heure fut la physique. Le professeur, M. Lemoine, commença la leçon en expliquant un nouveau concept sur les forces et les équilibres. Mathis suivait attentivement, mais son attention se portait parfois sur Elior, observant la façon dont il prenait ses notes, avec précision, chaque geste mesuré, chaque ligne soigneusement tracée.
— Alors, demanda M. Lemoine en écrivant au tableau, si une force de 10 N agit sur ce point et une autre force de 15 N sur ce point opposé, quelle sera la résultante ?
Elior leva légèrement la main, mais se ravisa, préférant continuer à noter sur son carnet. Mathis nota mentalement cette hésitation : il ne voulait pas se montrer trop en avant, mais il ne voulait pas non plus rester passif.
Quand la sonnerie annonça la fin du cours, Mathis se dirigea vers Clara et Julien pour discuter un peu avant la récréation.
— Tu l’as vu ? demanda Clara. Il prend ses notes tellement sérieusement… j’ai l’impression qu’il pourrait passer des heures à les relire.
— Oui… murmura Mathis. Et j’ai l’impression qu’il observe tout en même temps. Chaque geste, chaque mot. C’est… étrange, mais fascinant.
L’heure du club arriva rapidement après la première récréation. Les élèves se rassemblèrent dans la salle dédiée, un petit espace aux murs tapissés de journaux anciens et de photos d’événements passés. Les fenêtres étaient grandes, laissant entrer la lumière douce du matin, et une odeur de papier et d’encre flottait dans l’air. Mathis prit place à une table au fond, observant Elior s’installer à l’autre bout, un carnet à portée de main.
— Salut, lança Mathis avec un sourire. Tu veux t’asseoir ici ? Il reste de la place.
Elior hésita, puis acquiesça doucement et s’assit à côté de lui, posant son carnet sur la table.
— Merci… murmura-t-il, la voix à peine audible.
Le professeur responsable du club, Mme Granger, commença par expliquer l’objectif de la séance : choisir les sujets pour le premier numéro et organiser la façon dont chacun allait contribuer. La plupart des élèves parlaient déjà de sujets qu’ils trouvaient intéressants, de petites enquêtes locales ou d’articles sur la vie à l’école.
Mathis, qui avait préparé quelques idées, se tourna vers Elior :
— Tu as déjà une idée de ce que tu aimerais écrire ? demanda-t-il doucement.
Elior sembla réfléchir un instant, ses yeux balayant la salle, observant les autres élèves sans vraiment les regarder.
— Je… je pensais… euh… raconter… les événements de la semaine… mais pas trop… juste des petites choses… murmura-t-il, jouant nerveusement avec le coin de son carnet.
— Ah oui ? fit Mathis avec intérêt. Quelles sortes de petites choses ?
Elior baissa légèrement la tête, hésitant :
— Des choses… que j’ai remarquées… rien d’important… mais qui montrent… le quotidien. Je veux juste… observer et raconter.
— C’est déjà bien ! s’enthousiasma Mathis. Parfois, ce sont les petites choses qui sont les plus intéressantes… je peux t’aider si tu veux.
Elior leva légèrement les yeux et esquissa un sourire très discret :
— Merci… mais je préfère juste… essayer d’abord.
Le reste de l’heure passa rapidement. Mathis et Elior restèrent côte à côte, chacun prenant des notes, mais Mathis glissa de temps en temps un petit commentaire, un encouragement discret.
— Tu as un très joli style pour écrire… dit-il en feignant un commentaire sur la calligraphie des notes d’Elior.
— Merci… murmura Elior. C’est… important de faire attention aux détails…
Mathis sentit qu’Elior commençait à se détendre un peu. Le nouvel élève ne parlait pas beaucoup, mais chaque mot était choisi avec soin, chaque geste précis. La confiance semblait fragile, mais présente.
— Tu sais, parfois, il suffit de raconter ce qu’on voit… et pas ce qu’on pense que les autres veulent lire, dit Mathis. Ça rend les histoires plus vraies.
Elior hocha la tête :
— Oui… c’est ça… je pense que… c’est mieux d’observer… avant de parler…
Quand l’heure se termina, Mme Granger invita les élèves à noter leurs idées sur des feuilles individuelles pour les partager la semaine prochaine. Elior se leva doucement, rangea son carnet avec soin et murmura un léger “merci” à Mathis avant de se diriger vers la sortie, discret et réservé comme toujours.
Mathis resta quelques instants à observer son carnet, notant mentalement la précision avec laquelle Elior écrivait et organisait ses idées. Une part de lui sentait qu’il venait de vivre un petit pas vers la confiance. Chaque geste et chaque mot de l’après-midi avaient été subtils, mais pour Mathis, c’était déjà beaucoup.
Alors que la sonnerie annonçait la fin du club, Mathis glissa une dernière remarque :
— À demain, pour continuer à écrire… et observer.
Elior hocha la tête, un peu plus sûr de lui, et partit. Mathis le regarda s’éloigner, notant intérieurement que la prudence d’Elior ne diminuait pas, mais qu’un lien fragile commençait à se tisser.
La sonnerie annonçant la reprise des cours de l’après-midi retentit dans les couloirs. Mathis se dirigea vers sa salle, son sac sur l’épaule, le carnet du club encore à portée de main. L’air sentait la craie et le papier chaud des salles de classe, et la lumière tamisée des fenêtres baignait les bureaux d’un éclat doré.
Elior était déjà assis, calme et attentif. Il semblait plus serein qu’au matin, ses gestes précis et mesurés. Mathis s’installa à une table à quelques rangs derrière lui, observant sans se faire remarquer. Il avait l’impression de connaître un peu mieux le rythme de son voisin : attentif mais discret, mesuré dans chaque mouvement, jamais brusque.
La première heure de l’après-midi était la chimie. Le professeur, Mme Rousseau, expliquait les réactions acide-base avec patience et clarté. Elior notait chaque formule et chaque détail avec soin, mais semblait aussi suivre les gestes du professeur, prêt à intervenir ou à poser une question si nécessaire.
Puis, vers la moitié du cours, Elior rangea brusquement son sac et leva la main.
— Excusez-moi, je… je dois sortir, murmura-t-il, la voix légèrement tremblante.
— Pour quelle raison ? demanda Mme Rousseau.
— Pour… raison médicale… répondit-il, le regard baissé.
Mathis sentit un frisson le parcourir. Ce départ précipité contrastait avec la matinée où Elior avait semblé en pleine forme. Ses mains devinrent moites, et son esprit s’emballa de questions : était-ce vraiment médical, ou cachait-il quelque chose ?
— Très bien… mais reviens dès que possible, dit la professeure d’un ton calme, sans insister davantage.
Elior hocha la tête et sortit rapidement de la salle. Mathis suivit son départ du regard, notant mentalement chaque détail : son sac bien fermé, ses pas rapides, sa précipitation inhabituelle. Quelque chose clochait. Une partie de lui voulait courir après, demander, comprendre, mais il se retint.
— Quelque chose ne va pas… murmura-t-il pour lui-même.
La dernière heure de la journée passa en histoire. Mathis essayait de se concentrer, mais son esprit revenait sans cesse à Elior. Il avait remarqué la manière dont le nouvel élève avait quitté la salle, la tension dans ses gestes, et la rapidité de ses déplacements. Tout semblait calculé, précis, mais cela ne rassurait pas Mathis.
Après la sonnerie finale, il quitta la salle rapidement. Le soleil déclinait derrière les toits, projetant de longues ombres sur la rue. L’air était frais et chargé de l’odeur de feuilles et de terre humide. Mathis décida de s’approcher discrètement de la maison de son voisin.
Depuis sa propre fenêtre, il observa la maison. Les volets étaient légèrement entre-ouverts, laissant filtrer une lumière vacillante. Mathis sentit son cœur battre plus vite. Il savait que ce qu’il s’apprêtait à faire n’était pas approprié, mais la curiosité et l’inquiétude étaient plus fortes.
Il sortit silencieusement dans le jardin, chaque pas mesuré pour ne pas faire de bruit. Le vent faisait bruisser les feuilles, et chaque craquement semblait amplifié dans le silence de la nuit. Mathis se pencha doucement pour regarder par la fenêtre entre-ouverte du premier étage.
À l’intérieur, il vit une scène qui le figea sur place. Des adultes et des adolescents étaient assis en cercle, jambes croisées, les yeux fermés. Seule la lumière des bougies éclairait leurs visages et leurs mains croisées. Tout semblait minutieusement organisé, presque rituel.
Une inquiétude sourde monta dans la poitrine de Mathis. Son instinct lui criait de partir, mais ses yeux restaient rivés sur cette scène étrange, sur le silence pesant et le rythme des gestes. Il comprit alors que la vie d’Elior n’était pas seulement secrète : elle était régie par des règles invisibles, strictes, imposées par d’autres.
— Ce n’est pas normal… murmura-t-il.
Sans prendre davantage de risques, Mathis fit un pas en arrière, puis un autre, et se retira rapidement dans l’ombre du jardin. Chaque bruit de la nuit, le souffle du vent, les branches craquant sous ses pieds le faisait sursauter. Une fois rentré chez lui, il verrouilla soigneusement la porte et s’assit sur son lit, le cœur encore battant.
Il nota mentalement chaque détail de ce qu’il venait de voir, mais n’écrivit rien pour l’instant. Il savait qu’il venait de découvrir un élément crucial sur le quotidien étrange de son voisin, et que ces indices seraient importants pour comprendre Elior.
Pour la première fois, une part de lui ressentit la peur mêlée à l’inquiétude : la vie de son voisin n’était pas comme celle des autres, et il fallait avancer avec prudence. La curiosité de Mathis venait de franchir une frontière qu’il ne pourrait plus ignorer.
Et même dans la sécurité de sa chambre, avec le carnet fermé à côté de lui, il savait qu’il ne verrait plus jamais Elior de la même manière.
Mathis dormait enfin, fatigué par la journée longue et étrange. Ses paupières se fermèrent dans un mélange de sommeil léger et d’inquiétude, mais son esprit ne trouvait pas le repos. Très vite, il se retrouva dans un cauchemar où la réalité et ses peurs se confondaient.
Il se tenait devant la maison d’Elior, mais quelque chose n’allait pas. Les murs étaient plus hauts, les fenêtres noires comme des yeux vides, et une odeur de cire et de terre brûlée flottait dans l’air. Le vent soufflait avec force, faisant claquer les volets qui semblaient presque vouloir l’avaler. Mathis avançait, pieds nus, sur le gravier froid, ses mains tremblantes.
À l’intérieur, il entendait des murmures. Une voix douce, presque chantante, appelait Elior. Mathis s’approcha, mais dès qu’il tenta de franchir la porte, celle-ci s’ouvrit sur une pièce immense où des silhouettes étaient disposées en cercle. Les bougies vacillaient, projetant des ombres gigantesques qui semblaient danser sur les murs. Les figures avaient des visages flous, mais il devinait qu’il y avait des adultes et des adolescents, tous immobiles, tous les yeux fermés.
Puis, il vit Elior. Il était assis au centre du cercle, le visage pâle, les yeux ouverts mais vidés d’expression. Chaque fois que Mathis essayait de s’approcher, Elior reculait, comme retenu par des forces invisibles. Sa voix tremblante sortit d’entre ses lèvres :
— Mathis… je… je ne peux pas…
Les murmures se firent plus insistants. Des mains invisibles semblaient pousser Mathis vers le cercle, tandis que les silhouettes autour d’Elior se penchaient vers lui, leurs gestes rituels devenant menaçants. Le jeune garçon sentit une chaleur suffocante et un vertige qui le faisait vaciller. Il voulait crier, mais aucun son ne sortait de sa bouche.
— Pourquoi… ? murmura-t-il, désespéré.
Soudain, Elior se leva et s’éloigna en courant, mais le cercle se refermait sur lui. Les bougies explosèrent en flammes qui ne brûlaient pas vraiment, mais projetaient des ombres déformées et mouvantes, comme des monstres de cire. Mathis sentit un froid glacial lui traverser le corps et la terre semblait se fendre sous ses pieds. Chaque pas qu’il faisait pour suivre Elior l’enfonçait davantage dans un sol noir et visqueux.
Il crut toucher Elior, mais le jeune garçon disparut dans un nuage de fumée sombre. Les murmures se transformèrent en un rire étouffé, et Mathis sentit une main invisible le saisir par l’épaule. Il se retourna, mais il n’y avait personne. Le cercle, les silhouettes et les flammes se rapprochaient de lui à chaque battement de son cœur.
Puis, tout s’arrêta. Le silence absolu. Mathis se retrouva seul dans une pièce noire, seulement éclairée par une faible lueur venant d’une fenêtre haute. Il essaya d’appeler Elior, de le retrouver, mais le souffle lui manquait et sa voix restait bloquée. Le désespoir monta en lui, chaque seconde s’allongeant comme un cri silencieux.
Et alors, il sentit un souffle derrière lui. Une voix douce murmura son nom, mais elle était déformée, étrangère et glaciale. Mathis voulut se tourner, mais ses membres refusaient de bouger. Le visage d’Elior apparut dans la pénombre, mais ses yeux étaient noirs, sans vie.
— Mathis… ne regarde pas…
Puis tout disparut. La pièce s’effondra, les flammes et le cercle se dissipaient dans un vent glacial qui s’engouffra dans sa poitrine.
Mathis se réveilla en sursaut, le cœur battant à tout rompre. Il était quatre heures du matin. La chambre était silencieuse, mais l’air semblait chargé d’une tension invisible. La lumière de la lune filtrait à peine à travers les rideaux, projetant des ombres tremblantes sur le sol. Ses mains tremblaient, son souffle était rapide.
Il se retourna dans le lit, essayant de calmer son esprit, mais le cauchemar persistait dans son imagination. Chaque ombre, chaque bruit, chaque souffle lui rappelait le cercle et les flammes. Impossible de se rendormir. Il se leva, marcha doucement jusqu’à la fenêtre et observa la maison d’Elior dans la nuit. Les volets étaient fermés, mais il se souvenait de ce qu’il avait vu plus tôt dans son rêve et la peur s’infiltra comme un poison.
Il s’assit sur le rebord de sa fenêtre, essayant de respirer profondément, mais la tension dans ses muscles et l’inquiétude pour Elior l’empêchaient de retrouver le sommeil. La peur sourde, celle qu’il n’arriverait pas à expliquer, restait avec lui. Et pour la première fois, Mathis réalisa que sa curiosité pour Elior n’était plus seulement une simple fascination : elle était mêlée à une inquiétude qui le maintiendrait éveillé, nuit après nuit, tant qu’il ne saurait pas ce qui se passait réellement.
Le vent sifflait doucement dehors, et dans le silence de la nuit, Mathis resta immobile, à écouter le monde autour de lui, conscient que le sommeil ne viendrait pas avant longtemps.

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