Chapitre 6
Le vendredi matin s’annonçait plus doux que la veille. Une lumière pâle filtrait à travers les rideaux, et Mathis, encore marqué par sa nuit blanche, s’étira avec un grognement. Ses yeux étaient cernés, mais il n’avait pas dormi suffisamment pour effacer les images de son cauchemar. Chaque détail de la veille, la scène du cercle, les flammes et les silhouettes silencieuses, revenait à lui par vagues qui lui glaçaient le sang.
Il prit rapidement son petit-déjeuner, le café légèrement tiède et le pain un peu sec, et quitta la maison avec Clara et Julien. Le trajet jusqu’au lycée était silencieux, chacun perdu dans ses pensées. Mathis, lui, fixait le trottoir devant lui, le souffle légèrement court, les doigts crispés sur les bretelles de son sac.
— Tu as l’air ailleurs, dit Clara doucement. Ça va ?
— Oui… répondit Mathis, mais sa voix trahissait l’incertitude. Il n’osait pas parler du cauchemar, ni de ce qu’il avait vu la veille soir chez Elior. Il n’était pas encore prêt à partager ces pensées.
Arrivés à l’école, le hall bourdonnait d’activité habituelle. Les élèves riaient et se pressaient vers leurs salles. Mathis sentit son cœur se serrer en apercevant Elior entrer, calme et précis comme toujours. Il s’assit à sa place habituelle, observant le nouvel élève du coin de l’œil, notant les moindres détails, mais sans attirer son attention.
La matinée passa lentement. Les cours s’enchaînèrent avec la routine habituelle, mais Mathis avait du mal à se concentrer. Chaque bruit, chaque mouvement autour de lui semblait se mêler à ses pensées obsédantes. Ses notes étaient brouillonnes, et il se surprenait à regarder par la fenêtre, imaginant la maison d’Elior et les volets entre-ouverts, la lumière vacillante des bougies.
— Tu n’écoutes rien, lança Julien en lui donnant un coup d’épaule.
— Si… je… murmura Mathis, reprenant ses notes, mais le mot « si » semblait perdu dans le vide de son esprit.
L’heure du club de journal arriva. Mathis s’installa à la table, son carnet ouvert devant lui, mais il était incapable de se concentrer. Elior entra, calme comme d’habitude, et s’assit quelques places plus loin. Il leva légèrement les yeux vers Mathis et esquissa un petit sourire, mais ce geste ne suffit pas à apaiser l’angoisse qui le tenaillait.
Le professeur du club lança la séance en demandant aux élèves de finaliser leurs idées pour le prochain numéro. Mathis feignit l’intérêt, prenant quelques notes, mais son esprit vagabondait toujours vers ce qu’il avait vu la veille. Il ne parlait pas à Elior. Il n’avait pas osé. Il n’était pas sûr de ce qu’il avait vu, ni de ce qu’il devait comprendre. Peut-être qu’il ne connaissait pas encore suffisamment Elior pour poser des questions, pour parler de cette inquiétude qui le rongeait.
— Tu penses trop, lui murmura Clara en passant près de lui. Respire un peu.
Mais Mathis ne pouvait pas. Chaque instant était habité par l’image du cercle, des silhouettes, et de la nervosité dans le comportement d’Elior. Il avait besoin de temps pour comprendre, pour rassembler ses pensées avant de pouvoir en parler à qui que ce soit.
La fin de la matinée arriva et Mathis retourna en classe pour la dernière heure avant le déjeuner. Puis ce fut l’après-midi, et c’était déjà un vendredi, le dernier cours de la semaine. Les élèves semblaient pressés, impatients de partir en week-end. L’atmosphère était légère, mais Mathis se sentait lourd, englué dans ses propres inquiétudes.
Puis, comme la veille, Elior rangea précipitamment ses affaires deux heures avant la fin des cours.
— Excusez-moi… je dois partir… pour… raison médicale… dit-il, la voix légèrement tremblante.
Mathis sentit son cœur se serrer. La répétition de ce départ, si semblable à celui de la veille, renforçait son inquiétude. Il voulait se lever, demander à Elior si tout allait bien, mais il resta assis, incapable de parler. Il n’avait ni l’audace, ni le droit apparent d’interroger son voisin de cette manière.
— À tout à l’heure, dit Mathis doucement pour lui-même, espérant que le jeune garçon l’entendrait, mais Elior était déjà parti.
Les minutes qui suivirent semblèrent durer une éternité. Mathis se perdit dans ses pensées, imaginant la maison d’Elior, les allées et venues étranges de la veille, et la scène du cercle dans son cauchemar. Il n’osa rien dire à ses amis. Clara et Julien discutaient du week-end à venir, mais pour Mathis, le temps semblait suspendu, chaque seconde pesant lourdement sur ses épaules.
— T’es sûr que ça va ? demanda Clara, remarquant son silence.
— Oui… je… je réfléchis juste, murmura-t-il, les yeux perdus dans le vide.
Il comprit alors que ses pensées sur Elior n’étaient plus seulement de la curiosité. C’était une inquiétude profonde, une nécessité de comprendre ce qui se passait chez lui, et peut-être aussi de protéger son voisin, même s’il ne savait pas encore comment.
La sonnerie finale retentit, libérant les élèves dans la cour. Mathis traîna un peu derrière les autres, encore absorbé par ses réflexions. Le week-end promettait un répit, mais pour lui, la préoccupation restait. Il savait qu’il devrait trouver un moyen d’approcher Elior, de comprendre ce qu’il vivait, mais seulement quand il se sentirait prêt et sûr de ses gestes.
Alors qu’il quittait l’école, le soleil déclinait déjà, projetant de longues ombres sur le sol. Mathis jeta un dernier regard vers la maison de son voisin, les volets fermés, l’air calme. Une part de lui savait que la curiosité allait continuer à le hanter, mais il savait aussi qu’il devait avancer avec prudence.
La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Mathis, incapable de trouver le sommeil, se leva silencieusement. Les images du cauchemar de la veille le hantaient encore, et l’inquiétude pour Elior ne s’était pas apaisée. Les rues étaient désertes, baignées dans l’obscurité et le silence. Le vent faisait bruisser les feuilles, et parfois un léger craquement d’un arbre secouait la quiétude nocturne.
Mathis s’approcha de la fenêtre et observa la maison de son voisin. Les volets étaient légèrement entrouverts, laissant filtrer une lumière chaude et vacillante. Ses yeux se plissèrent : il y avait du mouvement à l’intérieur. Des silhouettes semblaient disposées en cercle, immobiles, comme la veille. Mais cette fois, un détail supplémentaire le fit frissonner : il entendit une voix.
Elle parlait en français, d’une manière étrange, rythmée, presque chantante, avec des phrases cryptiques et inquiétantes :
— « Celui qui marche dans l’ombre de Lumen Aeterna… que le souffle guide la flamme… »
« Le cercle ne respire que par l’absence… le vide est la clé… »
« La main invisible trace le chemin que les yeux ne voient pas… »
« Celui qui écoute connaît la peur de ce qui ne dort jamais… »
« La flamme garde le nom que l’on ne peut prononcer… »
« Que l’ombre révèle ce que la lumière cache… »
« Le souffle de la pierre parle aux enfants du silence… »
« Celui qui boit la nuit voit les visages derrière les murs… »
« Le murmure de l’éternel ne s’adresse qu’à ceux qui franchissent le cercle… »
Mathis sentit un frisson glacé le parcourir. Ses mains devinrent moites et sa respiration s’accéléra. Chaque phrase semblait lourde de sens, mais il n’en comprenait rien. Pourtant, son esprit avait retenu « Lumen Aeterna », comme un mot-clé au centre d’un mystère qu’il pressentait mais ne pouvait encore saisir. Le nom résonnait dans sa tête, persistant comme une note obsédante.
Soudain, une des silhouettes tourna la tête. Les yeux, grands ouverts, le fixèrent directement. La lumière des bougies projetait un éclat inquiétant dans leur intensité glaciale. Mathis recula d’un pas, trébucha sur un caillou dans le jardin et perdit l’équilibre. Le souffle court, il sentit son cœur tambouriner contre sa poitrine.
— Non… murmura-t-il, paralysé par l’effroi.
Avant même de réfléchir, il se mit à courir. Ses pieds martelaient le sol, et chaque craquement semblait amplifier le rythme de son cœur. Arrivé devant sa porte, il la claqua en entrant, trop précipitamment. Le fracas résonna dans la maison.
— Mathis ! cria sa mère depuis la cuisine. Il est quatre heures du matin ! Respecte ceux qui dorment ! Même si c’est le week-end, tu dois être respectueux !
Mathis, le souffle court, la voix tremblante, murmura :
— Désolé… je… je voulais juste…
— Va dormir maintenant, dit-elle d’un ton ferme mais calme.
Il acquiesça et monta dans sa chambre, le cœur encore battant, le visage pâle et les mains tremblantes. Les images de la maison d’Elior, des yeux ouverts et de la voix mystérieuse tourbillonnaient dans sa tête. Les syllabes et les phrases cryptiques résonnaient encore comme des échos dans son esprit.
Il posa son sac sur le bureau et alluma l’ordinateur. Peut-être qu’en cherchant sur Internet, il trouverait un indice sur ces mots étranges. Il tapa les mots qu’il avait retenus, surtout « Lumen Aeterna », sans savoir ce que cela signifiait réellement. Les résultats furent rares, mais il tomba sur un blog au nom étrange, rempli de textes cryptiques, d’observations mystérieuses et de récits bizarres.
Les articles parlaient de cercles, de rituels, de lumières vacillantes et de voix mystérieuses. Quelques textes évoquaient de façon cryptique « Lumen Aeterna », mais Mathis ne comprenait pas le lien avec Elior. Il lut plusieurs posts, le cœur battant, chaque ligne résonnant avec les mots qu’il avait entendus. Les phrases étaient poétiques, presque hallucinantes :
"Le souffle absent devient éclat, celui qui ferme les yeux voit la main, la flamme connaît ce que le silence garde. L’ombre s’étend où la lumière ne s’aventure jamais… Le cercle veille sur ceux qui marchent au bord du vide…"
Mathis ne pouvait pas être sûr que ce blog ait un lien avec Elior, mais chaque mot résonnait étrangement avec ce qu’il avait vu. Son esprit cherchait à relier les fragments d’images et de phrases. Tout semblait trop flou pour qu’il puisse comprendre pleinement. Était-ce un hasard, une coïncidence, ou quelque chose de plus ? La question le tourmenta, mais la fatigue le rattrapa enfin.
Il ferma l’ordinateur, éteignit la lampe et se glissa sous les couvertures. Les images de la maison et de la voix continuaient à danser dans son esprit, mais la lassitude finit par l’emporter. Ses paupières se fermèrent lentement, et même si l’inquiétude persistait, le sommeil s’imposa finalement, fragile et léger, comme un voile sur ses pensées.
Dans un coin de sa tête, il savait qu’il reviendrait à cette nuit, à ces mots, à ces yeux, dès qu’il en aurait l’occasion. Cette certitude, à la fois terrifiante et irrésistible, allait le poursuivre tout au long du week-end.

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