Chapitre 10
Le réveil sonna dans la chambre de Mathis, emplissant l’air d’un bourdonnement familier. La pluie de la veille avait laissé une fine brume sur les rues, donnant au quartier un aspect étrange, presque irréel. Mathis s’étira, ses pensées immédiatement tournées vers Elior. Chaque geste, chaque silence du jeune garçon lui revenait en mémoire. Il prit son sac, descendit rapidement et but une gorgée de café dans la cuisine, respirant l’odeur chaude et réconfortante. Sa mère lui adressa un sourire, mais il ne répondit que par un léger hochement de tête.
— Tu sembles préoccupé ce matin, dit-elle.
— Oui… juste beaucoup de choses en tête, murmura Mathis.
Il sortit rapidement sous le ciel gris. La pluie avait laissé des flaques sur le trottoir, et le bruit de ses pas résonnait dans les ruelles calmes. Chaque détail autour de lui semblait porteur d’information : la lumière vacillante d’un lampadaire, une silhouette qui se mouvait dans une fenêtre, le glissement d’une voiture dans la rue voisine. Tout pouvait être un indice, tout pouvait être lié à ce mystère qui tournait autour d’Elior.
En entrant dans la cour du lycée, il aperçut Elior en train de discuter brièvement avec un camarade. Le jeune garçon paraissait tendu, le regard fuyant, le dos légèrement courbé. Mathis resta à distance, observant avec attention. Il ne voulait pas brusquer Elior, pas encore. Il savait que pour obtenir des informations, il devait y aller doucement.
Pendant l’heure d’histoire, le professeur annonça avec enthousiasme :
— Dans un mois, nous organiserons un voyage d’une semaine pour visiter plusieurs châteaux et sites historiques. Une excellente occasion de voir l’architecture de l’époque et de vous plonger dans l’histoire !
La classe s’anima : certains élèves exprimèrent leur excitation, d’autres leur scepticisme. Elior, lui, resta silencieux, le regard vide, presque perdu. Mathis nota chaque détail : les mains crispées sur le bord du pupitre, la mâchoire légèrement serrée. Une inquiétude sourde se lisait sur son visage, et il savait qu’il ne s’agissait pas d’un simple manque d’enthousiasme pour le voyage.
Pendant la pause, Mathis s’approcha discrètement :
— Eh… ce voyage… tu as l’air… pas très ravi, dit-il doucement, presque comme pour lui-même.
Elior haussa légèrement les épaules, les lèvres pincées :
— Ce n’est pas que je n’aime pas l’histoire… murmura-t-il. C’est juste… beaucoup de monde, beaucoup de bruit… et certaines choses que je préfère garder pour moi.
Mathis hocha la tête, comprenant qu’il devait rester subtil. Il décida de glisser la conversation sur un autre sujet avant de revenir progressivement sur ce qui le préoccupait.
— Et le club de journalisme… ça avance ? Tu écris encore sur le vieux pont ?
Elior esquissa un sourire timide.
— Oui… ça m’occupe, dit-il doucement. Rien de bien extraordinaire, mais ça me permet de m’échapper un peu…
— Ça doit être intéressant… murmura Mathis. Tu pourrais me montrer un jour, si tu veux…
Elior hocha la tête, mais détourna rapidement le regard. Mathis sentit que ce petit échange, aussi léger soit-il, avait créé une ouverture. Il pouvait tenter d’aborder des sujets plus sérieux, mais toujours avec prudence.
Après les cours, Mathis suivit Elior à distance. Il ne voulait pas se faire remarquer, mais voulait observer discrètement les allées et venues devant sa maison. Les rideaux étaient encore tirés, laissant filtrer une lumière vacillante. Des silhouettes inconnues entraient et sortaient à des heures inhabituelles, adultes et adolescents mêlés, toujours en silence. Mathis nota mentalement chaque détail : heure, nombre de personnes, apparence.
Quand Elior sortit enfin, Mathis fit mine de l’accompagner simplement dans la rue, pour marcher un peu ensemble. Il choisit ses mots avec soin :
— Tu sais… parfois je me demande… comment les choses se passent dans la ville… enfin… avec toutes ces disparitions… C’est étrange, non ?
Elior leva lentement les yeux vers lui, et Mathis sentit que sa question avait éveillé quelque chose. Il ne dit rien, laissant l’espace, permettant à Elior de répondre selon son rythme.
— Les disparitions… souffla Elior, c’est… compliqué… Certaines choses arrivent… on ne peut pas toujours tout comprendre…
— Oui… murmura Mathis, essayant de ne pas paraître insistant. Mais parfois, ça fait peur, non ? On ne sait jamais… où les gens vont, ce qu’il se passe…
Elior détourna le regard, jouant avec les cordons de son sac. Ses yeux reflétaient un mélange de peur et de résignation.
— Peut-être… Peut-être que certaines choses doivent rester silencieuses, répondit-il, presque pour lui-même.
Mathis sentit son cœur se serrer. Chaque mot était une énigme, chaque geste un indice. Il comprit qu’Elior portait un secret qu’il ne pouvait partager, ou qu’il craignait de révéler. Il choisit de ne pas insister davantage, se contentant de glisser :
— Bon… je te laisse. Passe une bonne fin d’après-midi.
Elior murmura un « toi aussi » presque inaudible, et ils se séparèrent. Mathis nota mentalement chaque détail de cette courte conversation, analysant le ton, les silences, la manière dont Elior évitait certains sujets.
De retour chez lui, il s’installa à son bureau. Les rideaux filtraient la lumière orangée du soleil couchant, et l’odeur du bois ciré et du linge sec remplissait la pièce. Il sortit son carnet et nota chaque mouvement d’Elior, chaque mot, chaque regard. Puis il se tourna vers l’ordinateur, tapant les mots cryptiques qu’il avait entendus dans la voix quelques jours plus tôt. Le blog Le Cercle du Vide apparut parmi les résultats. Mathis parcourut plusieurs nouveaux posts : des rituels, des cercles, des murmures, des phrases incompréhensibles évoquant le vide et l’isolement. Chaque mot semblait corroborer ce qu’il avait observé chez Elior.
— Il y a forcément un lien… murmura-t-il, en prenant des notes. Tout est lié… il faut que je comprenne comment…
L’ordinateur éteint, Mathis se leva pour se dégourdir les jambes, observant par la fenêtre la maison d’Elior. Les silhouettes étaient parties, la lumière avait disparu, et l’air semblait plus lourd. Il se demandait ce qui se déroulait à l’intérieur, quelles phrases cryptiques étaient prononcées, quels secrets se murmuraient.
Avant de se coucher, il relut ses notes. Il nota les prochaines étapes : continuer à observer Elior de manière discrète, essayer d’obtenir des informations sur la maison, sur les visiteurs, et surtout comprendre les réactions d’Elior face aux disparitions et au voyage scolaire. La nuit s’étira, lourde et silencieuse, seulement troublée par le vent qui sifflait dans les arbres et le murmure lointain de la ville endormie.
Mathis s’allongea finalement, le regard fixé sur le plafond, repensant à la phrase d’Elior : « Les disparitions… c’est des choses qui arrivent… enfin… je… je pense… » Elle tournait en boucle dans son esprit, lourde de sens et de mystère. Demain serait un nouveau jour, un nouveau moment d’observation, une nouvelle occasion de percer un peu plus le secret de son voisin.
La sonnerie de fin de cours résonna comme un signal pour les élèves. Mathis rangea lentement ses affaires, jetant des coups d’œil rapides vers Elior. Le jeune garçon ne semblait pas pressé de partir, et Mathis remarqua qu’il se dirigeait d’un pas mesuré vers la sortie, comme s’il essayait de ne pas attirer l’attention.
Mathis resta derrière quelques mètres, suffisamment discret pour ne pas être vu, mais proche assez pour suivre le moindre mouvement. Il traversa la cour en observant le trajet d’Elior, remarquant les petites ruelles et passages que ce dernier empruntait. Il se rappelait la lumière vacillante derrière les rideaux de la maison, le flux constant de visiteurs, et son cœur se serra. Il savait qu’il devait comprendre ce qui se passait, mais il devait rester prudent.
Elior entra dans la maison, et Mathis s’arrêta à l’angle de la rue, observant à travers les volets entrouverts. Les silhouettes se déplaçaient à l’intérieur, certaines assises, d’autres debout, parlant à voix basse. Mathis plissa les yeux, distinguant les gestes et la lumière des bougies qui se reflétaient sur les murs. Il vit un homme, plus âgé, debout près d’une table, entouré de plusieurs visiteurs. Il reconnut immédiatement la stature imposante du père d’Elior.
— Il est… rempli de mauvaises énergies, murmura une voix inconnue, tremblante mais ferme. Il a besoin d’être purifié lors de la prochaine séance… commença-t-elle.
Mathis retint son souffle. Les mots étaient clairs, et sa curiosité se mêla à l’inquiétude. La voix reprit :
— Nous commencerons par un jeune de trois jours… pour le purifier correctement.
Un frisson parcourut l’échine de Mathis. Ses pensées se bousculèrent : « Trois jours ?… Cela concerne-t-il Elior ? Et qu’est-ce que ça veut dire exactement ? » La peur s’installa doucement, sourde mais persistante. Mathis avait déjà observé les comportements étranges, les silences d’Elior, et maintenant ces mots : « purifier »… « jeune de trois jours »… Cela ne sonnait pas comme quelque chose de normal.
Elior resta immobile, dos légèrement courbé, tête baissée. Mathis remarqua ses mains crispées sur ses genoux, comme si chaque mot le touchait profondément. Le jeune garçon ne bougea pas, et aucun des visiteurs ne sembla remarquer la présence de Mathis dehors.
— Il faut qu’on continue… ajouta la voix, plus grave maintenant. Il est fragile, et ces énergies risquent de le perturber si nous n’agissons pas.
Mathis sentit son cœur battre plus fort. Ses pensées s’embrouillaient. Il se demandait si Elior était maltraité, physiquement ou psychologiquement, et pourquoi il semblait si distant à l’école. La crainte de découvrir quelque chose de terrible le paralysa un instant, mais son instinct de protection envers Elior le poussa à continuer d’observer.
Les visiteurs se levèrent, certains quittant la pièce, d’autres restant pour discuter avec le père d’Elior. Mathis nota chaque détail mentalement : leur manière de parler, les gestes du père, la façon dont Elior restait silencieux, presque invisible au milieu de cette atmosphère pesante. Chaque mouvement semblait calculé, chaque regard porteur d’intention.
Quand la maison s’apaisa enfin, Mathis recula lentement, reprenant son souffle. Il savait qu’il devait rentrer chez lui avant d’attirer l’attention, mais son esprit était en ébullition. Ses pas étaient rapides mais silencieux, et il se força à marcher normalement, comme un simple élève rentrant après les cours.
Arrivé dans sa chambre, il s’assit à son bureau, les mains tremblantes, et ouvrit son carnet. Il nota chaque détail de ce qu’il avait entendu et vu : les visiteurs, le père, les phrases inquiétantes, les réactions d’Elior. Il relut plusieurs fois ses notes, essayant de rationaliser ce qu’il avait entendu. Mais tout semblait pointer vers une réalité sombre qu’il ne pouvait encore comprendre.
— Pourquoi Elior ne parle jamais de ce qui se passe chez lui ? murmura-t-il à voix basse. Que fait-il vraiment pendant ces séances ?
Il retourna sur son ordinateur, cherchant toute information pouvant relier les mots qu’il avait entendus à des pratiques réelles. Les forums et blogs sur les sectes obscures et les rituels de purification apparaissaient, mais aucun détail ne correspondait exactement à ce qu’il avait vu. Tout restait vague, cryptique, mais inquiétant.
— Il faut que je comprenne… pensa-t-il, le stylo en main. Je ne peux pas laisser ça comme ça.
Pour tenter de décompresser, Mathis nota également ses observations plus banales : la manière dont Elior se rendait au lycée, les horaires des visiteurs, les réactions aux conversations légères avec ses camarades. Il comprit qu’il devait rester patient et discret. Toute précipitation pourrait compromettre sa capacité à protéger Elior ou à découvrir la vérité.
Quand il éteignit l’ordinateur, l’heure indiquait minuit passé. La pluie avait cessé, laissant une odeur humide et sucrée flotter dans l’air. Mathis regarda par la fenêtre la maison d’Elior, silencieuse, mystérieuse. La lumière était éteinte, mais les ombres semblaient encore danser derrière les rideaux.
— Je dois trouver un moyen de l’aider… pensa-t-il. Et vite.
Il s’allongea sur son lit, le cœur lourd mais déterminé. Les phrases qu’il avait entendues résonnaient encore dans son esprit : « remplir de mauvaises énergies », « purifier », « jeune de trois jours »… Chaque mot ajoutait à l’inquiétude, chaque image dans sa tête était plus sombre que la précédente.
Pour la première fois, il commença à envisager sérieusement que la vie d’Elior à la maison pouvait être dangereuse. Que la maltraitance psychologique, voire physique, n’était pas une simple hypothèse. Et qu’il devait agir avec prudence. Mais comment ? Comment protéger Elior sans mettre celui-ci ou lui-même en danger ?
La nuit s’étira, longue et silencieuse, brisée seulement par le murmure du vent dans les arbres et le lointain bruit de la ville. Mathis, les yeux grands ouverts, savait qu’il ne pourrait pas dormir avant d’avoir réfléchi à ses prochaines étapes. Il devait continuer à observer, noter, comprendre. Et surtout, il devait trouver un moyen d’aider Elior, avant que les choses ne deviennent irréversibles.

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