Chapitre 13
Le dimanche avançait, mais le soleil était encore doux, étirant ses rayons à travers les rideaux de la ville. Mathis avait accepté l’invitation de Julien à sortir. Il avait hésité longuement, les pensées obsédantes sur Elior et le cauchemar de la nuit pesant sur ses épaules, mais il avait fini par se dire qu’une pause lui ferait du bien.
Julien l’attendait devant le café du quartier. Son sourire, large et presque exagéré, aurait pu détendre n’importe qui. Mais pour Mathis, le simple fait de marcher vers lui semblait lourd, comme si chaque pas faisait résonner l’écho de ses inquiétudes.
— Salut ! dit Julien en lui tendant une main, qui se transforma vite en accolade amicale. Ça fait plaisir que t’aies accepté !
— Ouais… répondit Mathis en essayant de sourire.
Ils s’installèrent à une table en terrasse. L’air était doux, parsemé de senteurs de croissants et de café fraîchement moulu. Le murmure des conversations alentour et le cliquetis des tasses créaient un fond sonore rassurant, presque normal. Mais Mathis ne parvenait pas à se détendre complètement.
— Alors, raconte un peu, comment ça va ce week-end ? demanda Julien en sirotant son chocolat chaud.
— Bof… répondit Mathis, jouant avec sa cuillère dans sa tasse. Juste… tranquille.
Julien fronça les sourcils. Il savait que quelque chose clochait, mais il ne posa pas de questions directes. Il changea de sujet, évoquant la nouvelle série que tous les élèves regardaient, puis quelques anecdotes légères du lycée. Mathis sourit par moments, mais ses pensées revenaient toujours à Elior, aux marques sur ses bras et à la phrase glaçante qu’il avait prononcée jeudi : « C’est normal… j’ai mal agi. »
Après un moment, Julien proposa de marcher un peu. Ils traversèrent le parc du quartier, les feuilles craquant sous leurs pas, le vent léger brassant des effluves de terre humide. Mathis essayait de se concentrer sur les rires de Julien, sur les mouvements des canards dans l’étang, mais chaque bruit, chaque ombre semblait lui rappeler Elior.
C’est alors qu’ils passèrent devant la rue où habitait Elior. Mathis sentit un frisson parcourir son échine. Il ralentit le pas, scrutant la maison du nouveau voisin. Et là, à travers les volets à moitié ouverts, il aperçut quelque chose qui le figea sur place.
Elior était dehors, mais pas comme d’habitude. Son bras était entouré d’un bandage grossier, taché de brun. Une ecchymose sombre marquait son visage, le coin de sa lèvre légèrement gonflé. Son regard fuyait celui de Mathis, mais celui-ci ne pouvait s’empêcher de le fixer.
— Mathis ? s’inquiéta Julien en suivant son regard. Tu vas bien ?
— Oui… juste… hésita Mathis.
Il s’approcha de quelques pas, et Elior, réalisant qu’il avait été vu, tourna légèrement la tête. Le silence s’installa. La scène était étrange, presque irréelle : Elior, debout dans la lumière du dimanche, ses blessures visibles, les mains serrées le long du corps, semblant à la fois effrayé et résigné.
Mathis sentit son estomac se nouer. Il s’approcha doucement, tentant de ne pas effrayer Elior.
— Elior… je… ça va ? demanda-t-il d’une voix qu’il espérait neutre.
Elior tourna la tête vers lui, la mâchoire serrée, et répondit avec un calme presque déconcertant :
— C’est normal… j’ai mal agi.
Mathis recula légèrement, abasourdi.
— Quoi… normal ? Mais… qui t’a fait ça ? s’exclama-t-il, incapable de contenir sa colère et sa panique.
— Personne… enfin… c’est juste… une conséquence, murmura Elior, détaché.
Le calme dans la voix d’Elior, l’absence totale de colère ou de peur, troublait Mathis au plus haut point. Comment pouvait-il accepter ça comme si c’était une punition légitime ?
— Mais… ce n’est pas normal ! Tu ne devrais pas… murmura Mathis, la gorge serrée.
Elior détourna le regard.
— Tu ne comprends pas… ça devait arriver… dit-il simplement.
Le silence retomba. Mathis voulait en dire plus, poser des questions, comprendre… mais Elior ne lui en laissait pas l’occasion. Il recula, les yeux fixés au sol, et après un moment, il tourna les talons et entra dans la maison, disparaissant derrière la porte.
Mathis resta là, figé, le souffle court, incapable de croire ce qu’il venait de voir. Il sentait son cœur battre trop fort, ses mains trembler. Julien posa une main sur son épaule.
— On rentre ? demanda-t-il doucement.
Mathis hocha la tête, incapable de parler. Sur le chemin du retour, il essayait de comprendre : pourquoi Elior accepterait-il ces blessures comme légitimes ? Pourquoi cette voix intérieure, ce détachement, cette résignation ?
Arrivés à quelques rues de chez lui, Mathis s’arrêta un instant. Il inspira profondément, essayant de calmer la colère et l’inquiétude qui le submergeaient. Chaque pas vers sa maison semblait plus lourd que le précédent.
— Tu veux qu’on aille boire un verre d’eau avant de rentrer ? proposa Julien, remarquant son visage blême.
— Non… je… rentrons, murmura Mathis.
Il ouvrit la porte de sa maison, et une odeur de pain grillé et de café chaud l’accueillit. Sa mère était déjà dans la cuisine, s’activant à préparer le petit-déjeuner tardif. Elle leva les yeux et sourit, mais l’expression de Mathis était loin d’être celle d’un enfant de dimanche tranquille.
— Tu as l’air fatigué, dit-elle, remarquant son visage blême. Tout va bien ?
Mathis secoua la tête, incapable de formuler ce qu’il venait de voir. Ses pensées tournaient en boucle autour d’Elior, de ses blessures, et de cette phrase : “C’est normal… j’ai mal agi.”
Il monta dans sa chambre pour déposer son sac, le cœur toujours battant. Le dimanche venait à peine de commencer, mais déjà, il sentait que sa journée serait marquée par cette rencontre. Les images d’Elior blessé, ses yeux qui évitaient le regard, et ce détachement glaçant ne le lâcheraient pas.
Il s’assit sur son lit, les genoux ramenés contre sa poitrine, et réfléchit à ce qu’il allait faire. Il savait qu’il devait trouver un moyen d’en parler à quelqu’un, mais à qui ? Julien ? Sa mère ? Ou directement à Elior ?
Pour la première fois depuis des jours, une décision claire se forma dans son esprit : il devait comprendre ce qui se passait chez Elior. Même si cela signifiait franchir des limites qu’il n’avait jamais osé franchir auparavant.
Le retour de Mathis à la maison ce dimanche soir était pesant. Chaque pas sur le trottoir semblait résonner dans ses os, comme si le monde extérieur avait disparu et que seuls ses tourments intérieurs existaient. La sortie avec Julien, qui aurait dû lui apporter un peu de légèreté, n’avait fait que souligner son agitation. Ses pensées se bousculaient : les disparitions d’élèves, les phrases cryptiques qu’il avait lues sur le blog, la voix mystérieuse dans le cauchemar… tout s’entrechoquait, créant un vertige intérieur qu’il ne pouvait maîtriser.
En approchant de sa maison, il sentit une tension inhabituelle dans l’air. L’odeur familière du pain chaud et du café flottait dans l’entrée, mais elle ne parvint pas à l’apaiser. Sa mère l’attendait dans le salon, le visage grave, les mains jointes sur ses genoux. Elle ne prononça pas un mot tout de suite, et Mathis sut, avant même qu’elle ne parle, que quelque chose d’important venait de se produire.
— Assieds-toi, Mathis, dit-elle enfin, la voix sérieuse et calme, mais pesante. Il faut que nous parlions.
Mathis obéit, s’asseyant dans le fauteuil face à elle, le cœur battant à tout rompre. Ses mains tremblaient légèrement et ses yeux étaient fixés sur le sol, comme s’il cherchait à échapper à la gravité de la situation.
— Il y a deux choses… deux nouvelles que je dois te dire… commença sa mère. La première concerne Léo.
Mathis sentit un frisson glacé parcourir sa colonne vertébrale. Léo… son ami. Son cœur se serra et sa respiration se fit plus rapide, presque erratique.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? murmura-t-il, la voix étranglée.
— Léo… il a disparu, dit sa mère avec une lenteur calculée, comme si chaque mot devait frapper plus fort.
Mathis resta silencieux un moment, incapable de saisir complètement. Son esprit refusa d’accepter l’information. Léo disparu ? Non, ce n’était pas possible. Léo, si vif, si présent… et maintenant… rien.
— Mais… comment… ? balbutia-t-il. Où est-il ?
— Les recherches ont commencé hier soir, murmura sa mère, et la police a été alertée. Ils cherchent encore. Mais il y a une autre nouvelle, et… elle est… pire.
Mathis sentit son cœur se serrer encore plus, une lourdeur presque physique sur sa poitrine.
— Pire… ? articula-t-il faiblement.
— Matheo… il a été retrouvé mort.
Le souffle de Mathis se coupa complètement. Il sentit un vertige intense, comme si la pièce se mettait à tourner autour de lui. Ses jambes tremblèrent, et il s’agrippa au fauteuil pour ne pas tomber. Sa poitrine se contracta douloureusement et un froid glacial monta le long de son dos. Ses mains étaient moites, et ses doigts se crispèrent sur le tissu du fauteuil. La nausée le gagna, chaque inspiration semblant trop courte, trop faible, insuffisante.
— Maman… murmura-t-il d’une voix brisée, mais le son s’étrangla dans sa gorge.
Il inspira une grande bouffée d’air, mais cela ne suffit pas. Son corps entier était tendu, comme si chaque muscle essayait de fuir la réalité impossible qu’il venait d’entendre. Les tremblements gagnèrent ses épaules, ses bras, et même sa mâchoire. Ses yeux brûlaient de larmes qu’il ne pouvait retenir, et un cri muet semblait vouloir s’échapper, mais sa gorge refusait de le laisser sortir.
Sa mère se leva doucement et posa ses mains sur ses épaules.
— Mathis… écoute-moi, murmura-t-elle, la voix douce mais ferme. Respire avec moi. Tu n’es pas seul, je suis là.
Elle guida sa respiration, inspirant profondément puis expirant lentement. Mathis tenta de suivre le rythme, mais chaque respiration lui semblait laborieuse. Son cœur battait à toute vitesse, résonnant douloureusement dans sa poitrine, et un sentiment de panique le submergeait. Il se sentit chancelant, comme s’il allait basculer dans le vide.
— Je… je… sanglota-t-il, incapable de prononcer le moindre mot clair. Pourquoi… pourquoi eux ?
Sa mère le serra contre elle, murmurant à voix basse, tentant de calmer sa crise :
— Je sais… je sais que c’est dur… mais tu n’es pas seul, je suis là… Je t’aime, Mathis. Tout ira bien.
Les minutes s’écoulèrent lentement, rythmées par les respirations saccadées de Mathis et les murmures rassurants de sa mère. La maison, si familière quelques heures plus tôt, paraissait immense et froide, comme si chaque ombre accentuait l’inquiétude qui envahissait son cœur.
Pour tenter de reprendre le contrôle, Mathis se concentra sur les petites choses autour de lui : le tic-tac régulier de l’horloge murale, le parfum chaud du café, le bruit de la pluie légère qui tombait contre les fenêtres. Chaque détail lui donnait un peu d’ancrage, mais le choc restait là, pesant, indélébile.
— Tu veux que je fasse du thé ? proposa sa mère après un moment, espérant un geste concret pour apaiser son fils.
Mathis hocha la tête faiblement. Chaque geste lui semblait laborieux, mais il suivit sa mère dans la cuisine. La chaleur du thé et l’odeur du pain grillé offraient un réconfort relatif, mais il savait que rien ne pourrait effacer ce qu’il venait d’apprendre.
Assis sur le canapé, le thé chaud entre ses mains tremblantes, Mathis ferma les yeux un instant. Ses pensées défilaient : Léo, Matheo, les disparitions mystérieuses, le blog, la voix qu’il avait entendue dans son cauchemar… tout cela formait un tourbillon qu’il ne pouvait arrêter.
— Ce soir, reste près de moi, dit doucement sa mère, s’asseyant à côté de lui. Nous ne ferons rien d’autre. On restera tranquilles, ensemble.
Mathis hocha lentement la tête. La présence de sa mère était une ancre fragile dans ce chaos. Ses tremblements diminuaient peu à peu, et sa respiration, bien que toujours irrégulière, commençait à se stabiliser.
Mais au fond de lui, il savait que cette soirée ne serait jamais oubliée. Léo disparu, Matheo mort… rien ne serait plus comme avant. Le monde semblait soudainement plus dangereux, plus incertain, et Mathis comprit qu’il devrait bientôt affronter ce qui l’attendait, même si la peur et la douleur étaient insoutenables.
Il prit une gorgée de thé, essayant de se raccrocher à quelque chose de concret, et pour la première fois depuis qu’il avait appris les nouvelles, il sentit une détermination fragile naître dans son cœur : il devait comprendre ce qui se passait, protéger ceux qu’il aimait, et peut-être découvrir les secrets que cachait cette ville et ce qui entourait Elior.
La nuit s’installa peu à peu, enveloppant la maison dans une obscurité douce mais oppressante. Les lampes éclairaient faiblement le salon, projetant des ombres sur les murs et le plafond. Mathis resta assis, la tête appuyée contre le dossier du canapé, le thé refroidissant lentement dans sa main. Le silence était lourd, seulement ponctué par le souffle régulier de sa mère et le tic-tac de l’horloge.
Dans ce silence, il comprit que le monde avait changé en quelques heures seulement. Et que pour affronter la réalité, il devrait faire face à sa peur, à sa tristesse, et peut-être… à des vérités qu’il n’était pas sûr de vouloir connaître.

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