Chapitre 14
Le dimanche soir s’était terminé dans un silence épais, lourd comme une couverture trop pesante. Mathis avait passé des heures à tourner dans son lit sans trouver le sommeil. Les paroles de sa mère résonnaient encore dans sa tête, entrecoupées par les images brouillées de ses propres angoisses : Léo disparu. Matheo retrouvé mort.
Deux vérités brutales, impossibles à assimiler en si peu de temps.
Quand son réveil sonna, le lundi matin, Mathis avait l’impression de ne pas avoir dormi. Ses yeux étaient gonflés, son corps lourd, mais il se força à se lever. Clara l’attendait sûrement, et Julien aussi. Il fallait se montrer présent.
Au lycée, l’atmosphère avait changé. D’ordinaire, les couloirs grouillaient de bavardages et de rires. Cette fois, les discussions se faisaient à voix basse, les regards glissaient avec inquiétude vers les affiches improvisées collées sur les murs : la photo de Léo souriant, sous un grand titre en lettres rouges : DISPARU.
Clara serra immédiatement Mathis dans ses bras dès qu’elle le rejoignit à l’entrée. Ses yeux étaient rougis, et il devina qu’elle avait passé la nuit à pleurer. Julien arriva quelques instants plus tard, le visage fermé.
— On dirait un cauchemar, souffla Clara en fixant l’affiche. J’arrive pas à y croire…
— Moi non plus, dit Julien. Mais… il faut rester calme. Peut-être qu’il s’est juste… enfui.
Mathis serra les poings. Julien disait ça pour se rassurer, mais tout le monde savait que ce n’était pas crédible. Pas après Matheo. Pas après les autres disparus.
La première heure de cours fut interminable. Les professeurs parlaient mécaniquement, comme s’ils ne savaient pas eux-mêmes comment aborder la situation. Certains élèves pleuraient discrètement, d’autres échangeaient des rumeurs : on disait que la police avait fouillé une partie de la forêt, que des chiens avaient senti des traces, mais sans résultat.
À la pause, Clara prit Mathis à part.
— Tu crois que… Léo est… comme Matheo ? demanda-t-elle d’une voix cassée.
Mathis sentit sa gorge se serrer. Il voulait dire non, qu’il fallait garder espoir, mais les mots restèrent coincés. Il se contenta de baisser les yeux.
C’est à ce moment-là qu’il remarqua elle.
Appuyée contre un mur, à quelques mètres, les bras croisés, le regard dur. Une fille qu’il n’avait jamais vraiment remarquée auparavant, mais qui dégageait une force étrange. Sa silhouette élancée, ses cheveux châtains attachés en une queue haute, et surtout, ses yeux clairs, déterminés. Elle fixait les affiches de disparition avec une intensité qui trahissait autre chose que la simple inquiétude d’un camarade.
— C’est Tharah, murmura Clara en suivant son regard.
— Tharah ?
— La copine de Léo. Tu savais pas ?
Mathis ouvrit grand les yeux. Non, il ne savait pas. Peut-être avait-il déjà entendu son prénom, sans y prêter attention. Mais là, en voyant la manière dont elle tenait sa mâchoire serrée, il comprit immédiatement qu’elle n’était pas du genre à se laisser abattre.
Clara ajouta doucement :
— Ils sortaient ensemble depuis presque un an. Personne n’en parle trop, mais… elle est du genre à pas se laisser marcher dessus.
Mathis hocha la tête, troublé.
Les jours suivants, la présence de Tharah devint impossible à ignorer.
Elle interrogeait les élèves qui avaient vu Léo pour la dernière fois, demandait des détails que la plupart jugeaient insignifiants : l’heure exacte, les vêtements qu’il portait, ce qu’il avait dit, s’il semblait nerveux. Les professeurs essayaient parfois de lui dire de « laisser la police faire son travail », mais elle ne les écoutait pas.
Mathis, Clara et Julien se retrouvaient souvent à l’observer de loin.
— Elle est incroyable, souffla Clara un midi, alors que Tharah discutait vivement avec un surveillant.
— Ou complètement inconsciente, répliqua Julien. Si elle fouille trop, elle pourrait se mettre en danger aussi.
Mathis ne répondit pas. Une part de lui partageait l’inquiétude de Julien. Mais une autre était fascinée par le courage de Tharah. Elle semblait être la seule à refuser de baisser les bras.
C’est ce contraste qui le frappa encore plus quand il vit Elior.
À la cantine, alors que presque tous les élèves parlaient de Léo, Elior restait à l’écart, assis seul à une table, son plateau intact devant lui. Mathis s’était approché, par réflexe, espérant échanger quelques mots.
— Tu… tu manges pas ? risqua Mathis, la voix basse.
Elior leva la tête lentement, et son regard sombre se posa sur lui. Il ne cligna presque pas des yeux.
— Non. Pas besoin.
Le ton était calme, plat, sans chaleur.
— Mais… tu dois avoir faim, non ? insista Mathis, mal à l’aise.
Elior pencha légèrement la tête, comme si la question n’avait aucun sens.
— La faim, c’est… une distraction. On apprend à l’oublier.
Mathis sentit un frisson lui courir dans le dos. Il aurait voulu protester, lui dire que ce n’était pas normal, mais il resta silencieux. Elior, lui, continua d’un ton toujours égal :
— Les disparitions… ça ne sert à rien de s’en inquiéter. Elles ne sont pas nouvelles. Elles reviennent, encore et encore. C’est juste… le rythme.
Mathis écarquilla les yeux. Le rythme ? Qui parlait ainsi de vies humaines ?
— Elior… tu te rends compte de ce que tu dis ? murmura-t-il, la gorge serrée.
Mais Elior ne répondit pas immédiatement. Il se pencha légèrement en avant, si près que Mathis crut sentir son souffle. Ses lèvres bougèrent à peine, laissant échapper un murmure que seul lui pouvait entendre :
— Ne cherche pas la clé… la serrure viendra à toi.
Mathis se figea. C’était quoi, ça ? Une énigme ? Une phrase codée ? Il n’eut pas le temps de réagir qu’Elior fit glisser quelque chose dans sa main, rapidement, avec une discrétion calculée.
Mathis recula, troublé. Elior s’était déjà redressé, reprenant son attitude figée, comme si rien ne s’était passé.
Il ne regarda le papier que plus tard, dans les toilettes du lycée. C’était un simple bout de feuille, froissé, avec une série de chiffres écrite d’une écriture fine et nette. Un numéro de téléphone.
Le cœur battant, Mathis resta immobile, le papier serré dans ses doigts.
Elior lui avait donné… son numéro ?
Pourquoi, après lui avoir tenu des propos si étranges, presque inquiétants ?
Était-ce une main tendue ? Un avertissement ? Un piège ?
Mathis ne savait pas. Mais une chose était certaine : ce numéro, il n’allait pas le perdre.
Le vendredi, un attroupement eut lieu devant le lycée.
Tharah avait accroché de nouvelles affiches, avec un numéro de téléphone à contacter pour tout témoignage. Elle avait même imprimé une carte du quartier, sur laquelle elle avait tracé en rouge les derniers endroits connus où Léo avait été vu.
— La police fait rien, lança-t-elle d’une voix claire à ceux qui l’entouraient. Alors on doit s’en occuper nous-mêmes. Chaque détail compte. Même le moindre souvenir peut aider.
Certains élèves hochèrent la tête, impressionnés. D’autres semblaient gênés. Mathis, lui, sentit un frisson parcourir son dos. Cette fille était prête à tout pour retrouver Léo.
Le soir, en rentrant chez lui, il en parla à Clara et Julien.
— Elle a raison, dit Clara. On peut pas rester les bras croisés.
— Tu veux qu’on fasse quoi ? répliqua Julien. Fouiller les bois ? On n’est pas la police.
— Non, mais… on pourrait l’aider. Distribuer ses affiches, poser des questions.
Mathis les écoutait, partagé. Une part de lui voulait suivre Tharah, participer à cette quête. Une autre part craignait d’aller trop loin, de découvrir une vérité qu’il n’était pas prêt à affronter.
Et au milieu de ce dilemme, une pensée revenait sans cesse : Elior.
Ses phrases étranges, son regard détaché, son refus de manger. Et cette voix qu’il avait entendue, la première fois, quand il avait espionné ses voisins. Tout s’imbriquait, comme un puzzle dont il ne comprenait pas encore l’image finale.
Mais il savait une chose : il devait rester attentif. Parce que la vérité, tôt ou tard, finirait par éclater.
Mathis passa le reste de l’après-midi avec la sensation de brûlure au creux de la paume. Même après avoir rangé le papier dans sa poche intérieure, il avait l’impression de le sentir contre sa peau, comme si l’encre noire marquait encore ses doigts.
En cours, il fixait le tableau sans vraiment voir les équations inscrites à la craie. La voix du professeur lui parvenait comme un écho lointain. Dans sa tête, une seule suite de chiffres dansait : le numéro.
Pourquoi me l’avoir donné ? Pourquoi à moi ?
Elior ne parlait jamais à personne, répondait à peine, et quand il le faisait, c’était toujours avec cette distance glaciale. Mais là… Il avait murmuré quelque chose, une phrase impossible à comprendre, et ensuite ce papier. Comme une énigme déposée entre ses mains.
— Mathis ?
Il sursauta. Clara s’était tournée vers lui, son cahier ouvert, un stylo en main.
— Ça va ? T’as l’air… ailleurs.
Il bafouilla :
— Ouais, ouais, ça va. J’étais juste… fatigué.
Elle le regarda un moment, pas convaincue, mais ne dit rien de plus. Julien, assis derrière, lança un petit papier plié sur son bureau. Mathis l’ouvrit distraitement.
"On sort prendre un truc après les cours ?"
Il fit mine de réfléchir, mais la vérité, c’était qu’il n’avait qu’une seule envie : rentrer, s’enfermer, et composer ce numéro. Pourtant, il griffonna un ok et rendit le papier.
Quand la sonnerie annonça la fin de la journée, ils sortirent tous les trois dans la cour, l’air froid piquant les joues. Julien bavardait, Clara hochait la tête, mais Mathis suivait sans vraiment participer.
— Franchement, dit Julien en soupirant, avec tout ce qui se passe, je dors plus. J’arrête pas de penser à Léo…
Clara, crispée, serra la sangle de son sac.
— Moi aussi. Et Matheo… tu te rends compte ? Mort. Comme ça. C’est pas juste des histoires, cette fois.
Mathis sentit un poids lui tomber dans la poitrine. Les mots mort et disparu se cognaient dans son crâne. Et derrière, comme un chuchotement persistant, la voix d’Elior : Ne cherche pas la clé… la serrure viendra à toi.
Il ne dit rien. Il ne pouvait pas.
Le soir, après être passé boire un chocolat chaud avec ses amis dans le café près de la gare, Mathis rentra enfin. Ses parents discutaient à voix basse dans le salon, son frère riait au téléphone à l’étage. Lui, il monta directement dans sa chambre.
Il ferma la porte, sortit le papier de sa poche et le posa sur son bureau. Juste le regarder faisait battre son cœur plus vite. Ses mains tremblaient un peu.
Si j’appelle… qu’est-ce qui se passe ?
Il imaginait la voix d’Elior décrocher, basse, un peu cassée. Ou peut-être qu’il n’y répondrait jamais. Peut-être que c’était un piège, que quelqu’un d’autre décrocherait. Peut-être que c’était un test.
Il alluma son téléphone, entra les chiffres dans le clavier. Son pouce resta suspendu au-dessus du bouton vert.
Rien. Pas ce soir. Il verrouilla l’écran et posa l’appareil.
Il s’allongea, les yeux fixés au plafond. Et malgré lui, une pensée insista, obsédante :
Elior veut que je l’appelle.

Annotations
Versions