Chapitre 20
La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Mathis, incapable de trouver le sommeil, décida à nouveau de s’approcher de la maison d’Elior. Il se glissa dans l’ombre des buissons, le cœur battant à tout rompre, chaque craquement sous ses pieds résonnant comme un tambour dans le silence de la rue. La lumière de la lune filtrait à travers les nuages et faisait scintiller la poussière dans l’air, créant une atmosphère irréelle, presque inquiétante.
Il s’arrêta derrière le vieux magnolia qui masquait partiellement les fenêtres. Le papier journal qui obstruait les vitres laissait cette fois entrevoir des formes mouvantes à l’intérieur. Mathis retint sa respiration. Des silhouettes étaient assises en cercle, sur le sol, autour d’une table basse. Une odeur métallique flottait dans l’air, mélange de cire fondue et de quelque chose de plus âcre, de ferreux…
Mathis plissa les yeux. Ce qu’il vit le figea sur place. Chaque personne, adolescents et adultes confondus, tenait un petit couteau ou une lame fine. L’un après l’autre, ils se coupèrent la paume et firent tomber quelques gouttes de sang dans une coupelle au centre du cercle. Le sang brillait à la lueur des bougies, rubis sombre et inquiétant.
Puis, Mathis aperçut Elior. Il s’inclina doucement et fit la même chose. La tête baissée, il trembla légèrement, la main crispée sur la lame. Son geste semblait mécanique, presque résigné, mais la tension dans ses épaules trahissait sa peur. Mathis sentit son cœur se serrer.
Et alors vint la fiole. Une petite bouteille de verre rouge, presque sanguine, fut posée au centre du cercle. Chacun la prit tour à tour, fit une gorgée et la reposa. Le liquide avait l’air visqueux et sombre, et une vapeur rougeâtre s’en échappait à peine perceptible sous la lumière des bougies. Mathis sentit un haut-le-cœur lui monter à la gorge. Il recula d’un pas, mais la peur et la fascination le paralysaient. La combinaison du sang, de la fiole, et de l’attitude détachée mais grave d’Elior le glaça jusqu’aux os.
Il comprit soudain la gravité de la situation. Elior, qu’il commençait à aimer et à admirer, était plongé dans quelque chose de bien plus sombre que tout ce qu’il avait imaginé. Le sentiment d’urgence et de danger se mêlait à une curiosité morbide. Qui étaient ces gens ? Que signifiait ce rituel ? Et cette fiole… cette couleur rouge… Mathis eut un mauvais pressentiment, pressentant un lien sinistre avec toutes les disparitions de la ville.
Il recula encore, trébucha sur une racine et faillit tomber. Le bruit fit vaciller une des bougies, projetant des ombres dansantes sur les murs et sur les visages concentrés autour du cercle. Le regard baissé d’Elior croisa un instant le sien. Mathis sentit un frisson le traverser : Elior semblait à la fois absent et conscient, comme pris entre deux mondes, et pour la première fois, Mathis vit la fragilité et la peur dans ses yeux.
Son estomac se noua. Il avait envie de vomir, de crier, de fuir. Son corps se tendit, il sentit l’adrénaline le propulser hors de l’ombre. Sans réfléchir, il partit en courant, les chaussures frappant le gravier, le souffle court, le cœur battant à se rompre. Derrière lui, la maison d’Elior s’éloignait dans l’obscurité, les bougies et les silhouettes s’effaçant progressivement.
Pourtant, au milieu de la peur, une partie de lui refusait de haïr Elior. Il commençait à ressentir quelque chose de puissant, un mélange de fascination et d’affection. Il se rendait compte qu’il aimait Elior, qu’il voulait le protéger, qu’il voulait comprendre ce qu’il vivait. Mais la gravité de ce qu’il venait de voir était écrasante. Cette fiole rouge, le sang, les gestes répétitifs et silencieux… tout semblait annoncer un danger imminent, quelque chose qui pourrait relier directement Elior et le rituel aux disparitions.
Quand il arriva enfin chez lui, il se laissa tomber sur son lit, le souffle court, le corps tremblant. Le visage d’Elior, tête baissée, une goutte de sang sur la main, ne quittait pas son esprit. Mathis comprit qu’il n’avait plus le droit de rester spectateur. Il devait agir, découvrir la vérité, protéger Elior… et peut-être sauver ceux qui risquaient de disparaître encore.
Le rituel, la couleur de la fiole, la peur dans les yeux d’Elior… tout s’imbriquait dans un puzzle sombre dont il n’avait qu’un fragment. Il savait que ce qu’il venait de voir n’était que le début, et que les prochaines étapes seraient encore plus terrifiantes. Mais pour la première fois, il sentit qu’il ne pouvait plus reculer.
Mathis resta allongé sur son lit, le souffle encore court et le cœur battant à tout rompre. Ses doigts tremblaient en saisissant son téléphone. Instinctivement, il composa le numéro que lui avait donné Elior. Chaque sonnerie semblait interminable, mais quand la voix d’Elior se fit entendre, un mélange de soulagement et de panique envahit Mathis.
« Allô… c’est toi… Mathis ? » murmura Elior, la voix légèrement tremblante.
Mathis prit une grande inspiration.
« Oui… euh… je voulais juste… parler… vérifier que… tout allait bien… »
Un silence flottait, puis Elior parla, la voix basse et précautionneuse :
« Fais attention à ce que tu fais… Je… je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose… »
Mathis fronça les sourcils.
« Qui ? » demanda-t-il doucement, sentant l’inquiétude percer dans chaque mot.
« Personne… enfin… ici… personne ne doit savoir que… ce téléphone existe… » Elior hésita, comme s’il pesait chaque mot avant de le prononcer. « Dans ma maison, personne ne sait que j’ai ça… personne. Alors… sois prudent… »
Mathis acquiesça, silencieux, laissant les mots s’imprégner. Il sentait la tension, la solitude et la peur derrière chaque phrase d’Elior, mais aussi la confiance implicite qu’il lui accordait.
Puis, la voix d’Elior changea, se faisant plus intime, plus fragile.
« Ce soir… ce qui s’est passé… ce pacte… je… je voulais que tu saches que… je… je me confie à toi… un peu… »
Mathis sentit son cœur se serrer et se réchauffer à la fois. Il se recroquevilla contre son matelas, la gorge nouée. La peur et l’inquiétude s’entremêlaient avec une excitation qu’il n’avait jamais connue.
Et puis, Elior murmura, presque comme un souffle :
« Je t’aime… je crois… »
Le temps sembla s’arrêter. Mathis laissa échapper un rire nerveux et se laissa tomber de tout son poids contre le matelas, gigotant sur place comme un enfant surpris par un bonheur trop intense pour être réel. Son visage s’illumina, un mélange de rougeurs et de sourire, tandis qu’il répétait silencieusement les mots : Il m’aime… il m’aime…
Pendant un instant, tout le reste disparut : la peur, l’inquiétude, les disparitions, la maison mystérieuse, le rituel… il n’y avait plus que cette voix, douce et hésitante, et ce sentiment chaud qui s’installait dans sa poitrine.
Mais le bonheur fut fugace. Dès le lendemain, le téléphone resta silencieux. Elior ne répondit pas aux messages. Puis, le lendemain encore, il n’était pas en cours. La semaine s’annonçait longue et inquiétante. Mathis relisait encore et encore le message d’Elior, serrant le téléphone contre lui comme un talisman. Chaque absence, chaque silence lui coupait le souffle.
Il essayait de se convaincre que tout allait bien, que quelque chose d’important retenait Elior, mais son esprit revenait toujours à cette scène qu’il avait vue, au cercle, au sang et à la fiole rouge. Et dans le fond, il savait que tout cela n’était pas terminé.
Chaque notification qui n’arrivait pas le faisait sursauter. Chaque minute semblait durer une éternité. Et pourtant, le souvenir des mots « Je t’aime… je crois… » restait gravé en lui, lumineux, fragile et terriblement précieux. Il s’accrochait à cette étincelle, comme une bouée dans l’océan sombre de ses inquiétudes.
Le jeudi s’achevait lentement. Mathis, assis à son bureau, relisait machinalement les notes de la journée, incapable de se concentrer. Son téléphone vibra soudain. Son cœur fit un bond. C’était un message d’Elior.
« Mathis… je… j’ai été puni… mon poignet est cassé… »
Les doigts de Mathis tremblaient. Il relut le message plusieurs fois, incapable de croire ce qu’il venait de lire. Les souvenirs du cercle, de la fiole rouge, et les rumeurs de maltraitance s’entrechoquaient dans sa tête. Il sentit un mélange de peur et de colère l’envahir. Une impulsion irrépressible le poussa à ne plus attendre : il devait voir Elior, comprendre ce qu’il lui était arrivé.
Sans réfléchir davantage, il rangea ses affaires et se précipita hors de l’école, ignorant les regards curieux de quelques camarades. Son pas se fit de plus en plus rapide, jusqu’à courir à travers les rues familières du quartier. Le parc n’était plus très loin, un endroit où ils avaient déjà convenu de se retrouver parfois pour discuter.
Lorsqu’il arriva, Elior était là, appuyé contre un arbre, le poignet en bandage et la joue gauche marquée d’un bleu prononcé. Les yeux baissés, il semblait fragile, presque irréel. Mathis ne put retenir un cri d’indignation mêlé de peur.
« Elior ! Qu’est-ce qui s’est passé ?! » s’écria-t-il, tout en s’approchant.
Le garçon leva lentement la tête, le regard plein de retenue et de douleur. Sa voix, faible, sortit à peine :
« Je… je n’ai pas pu prier… j’avais la toux… et… le silence et le vide devaient être présents… »
Mathis fronça les sourcils. « Le silence et le vide ? Explique-moi… »
Elior prit une profonde inspiration et poursuivit, comme s’il voulait se débarrasser d’un poids invisible :
« « Père » a vu ça comme une menace… pour me remettre sur le droit chemin… Ils m’ont écrasé la main avec leurs chaussures… une quinzaine de personnes… l’une après l’autre… puis « Père » m’a frappé au visage et traîné dans ma chambre avant de m’y enfermer… »
Le sang de Mathis se glaça. Il sentit ses jambes fléchir, son estomac se nouer. Sans réfléchir, il attrapa Elior dans ses bras, le serrant contre lui avec force.
« Jamais, jamais tu ne devrais subir ça… je te protégerai… tu n’as qu’à venir chez moi… »
Mais Elior secoua la tête, la voix tremblante :
« Ça ne ferait qu’entraîner d’autres problèmes… plus graves… ça aurait pu être pire… »
Mathis sentit un mélange de colère, de peur et de détermination l’envahir. Chaque mot qu’Elior prononçait faisait écho à l’injustice qu’il venait de découvrir. Il caressa doucement le dos du garçon, murmurant :
« Je ne laisserai jamais personne te faire du mal… tu peux me faire confiance… »
Elior ferma les yeux un instant, puis murmura presque pour lui-même :
« Je… je n’ai jamais voulu que tu saches… »
Mathis secoua la tête, les larmes aux yeux.
« Tu n’as pas à tout porter seul… pas toi… jamais… »
Ils restèrent ainsi un long moment, le vent caressant doucement leurs cheveux, le parc silencieux autour d’eux. Pour la première fois depuis des jours, Mathis sentit qu’il devait trouver un moyen d’agir, de protéger Elior, quoi qu’il en coûte.
Elior releva à peine la tête, mais un léger frisson parcourut ses épaules. Mathis s’assit à côté de lui, un peu trop proche pour être uniquement amical, et sortit son manteau.
« Tiens… prends ça, tu as l’air frigorifié… » dit-il, en déposant le tissu sur les épaules d’Elior.
Le garçon hésita un instant, surpris, puis accepta en tirant timidement le manteau autour de lui. Mathis sentit son cœur se serrer. Ce simple geste, presque instinctif, était chargé de tendresse. Il sentit Elior se rapprocher légèrement, comme s’il cherchait un peu de chaleur, de réconfort.
Le silence s’installa, mais il n’était pas lourd. Au contraire, il semblait tissé d’une intimité fragile. Les feuilles des arbres bruissaient doucement sous le vent, et le soleil couchant projetait des rayons dorés qui jouaient sur leurs visages. Mathis observa Elior, détaillant chaque nuance de son expression : le léger tremblement de ses mains, la pâleur de ses joues, la tension dans sa posture. Il voulait tout comprendre, tout protéger, comme si son simple regard pouvait repousser la douleur qui s’était abattue sur lui.
« Ça… ça va mieux ton poignet ? » demanda Mathis, d’une voix hésitante, presque murmurante.
Elior baissa les yeux, ses doigts serrant le tissu du manteau. « Je… je crois… que ça ira… » répondit-il, la voix tremblante mais étrangement détachée.
Après quelques minutes de silence, Mathis proposa timidement :
« On pourrait se promener un peu… prendre l’air… ça t’aidera peut-être à te changer les idées. »
Elior hocha légèrement la tête, et ils se levèrent du banc. Mathis s’assura que son bras passe derrière le dos d’Elior, discret mais protecteur, prêt à le soutenir à tout instant. Le sentier serpentait à travers le parc, bordé d’arbustes et de racines apparentes.
Alors qu’ils marchaient, Elior trébucha sur une racine exposée. Mathis réagit immédiatement, posant ses mains sur sa taille pour le rattraper. Le contact fut instantané et prolongé, un mélange de peur et d’intimité. Elior s’appuya un moment contre lui, respirant rapidement.
« Tu… tu es sûr que ça va aller… ? » demanda Mathis, inquiet.
Elior acquiesça faiblement, un peu rouge aux joues, ses doigts serrant les siens comme pour se rassurer.
« Oui… merci… » murmura-t-il.
Ils continuèrent leur marche, mais Mathis ne pouvait s’empêcher de jeter des coups d’œil à Elior, notant chaque mouvement, chaque signe de fatigue ou de douleur. Le garçon marchait lentement, le corps tendu, comme s’il s’attendait à un danger à chaque pas. Mathis sentit une colère sourde monter en lui, mêlée d’une détermination farouche : il devait le protéger, coûte que coûte.
Au détour d’un virage, ils arrivèrent près d’une petite clairière. Mathis s’assit sur une pierre, invitant Elior à faire de même. Le garçon s’agenouilla à côté, la main toujours bandée reposant sur ses genoux. Mathis tendit sa main et la posa doucement sur celle d’Elior.
« Je veux que tu saches… je serai là pour toi. Pas seulement aujourd’hui… mais chaque fois que tu en auras besoin. »
Elior détourna les yeux, incapable de soutenir son regard. Puis, d’une voix presque inaudible, il murmura :
« Merci… ça fait longtemps que personne n’a dit ça… pour moi… »
Mathis sentit son cœur se serrer. Le mélange de vulnérabilité et de reconnaissance dans cette voix fragile le bouleversa. Il caressa doucement la main bandée d’Elior, comme pour lui transmettre un peu de chaleur et de sécurité.
« Tu n’as pas à traverser tout ça seul… je suis là… » répéta Mathis, plus fort cette fois.
Elior resta silencieux un instant, puis laissa échapper un petit rire nerveux.
« Je… je crois que je commence à comprendre… que je peux… te faire confiance… »
Mathis sourit légèrement, le cœur battant à tout rompre. Il n’avait jamais ressenti une telle proximité avec quelqu’un, et pourtant, tout semblait naturel. Le vent continuait de souffler, les feuilles dansaient autour d’eux, et pour la première fois depuis plusieurs jours, le poids de la peur se mêlait à un sentiment de douceur fragile.
Alors que la lumière du soir s’amenuisait, Mathis se leva et tendit la main à Elior. « Allez… on rentre avant qu’il fasse trop sombre. Je veux que tu sois en sécurité. »
Elior prit sa main, un instant hésitant, puis se laissa guider. Le contact, simple mais chargé d’une émotion nouvelle, les liait d’une manière que ni l’un ni l’autre ne pouvait encore nommer, mais que Mathis savait être le début de quelque chose d’important.

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