Chapitre 22

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Le soleil filtrait à travers les rideaux de la chambre de Mathis, jetant une lumière douce dans l’appartement encore silencieux. C’était la première matinée où Elior se trouvait chez lui, et Mathis se sentait à la fois nerveux et étrangement serein. Pour une fois, il n’avait pas besoin de guetter chaque bruit, de craindre que quelqu’un entre à tout moment. C’était simplement eux deux.

Il avait mis un peu de musique en fond, une playlist tranquille, des notes de piano mêlées à des guitares douces, juste de quoi remplir le silence sans l’étouffer. Dans la cuisine, Mathis avait sorti deux bols, versé des céréales, puis ajouté du lait froid. Un geste banal pour lui, mais il s’était dit que ce serait un petit rituel agréable pour commencer la journée.

Quand Elior entra, ses cheveux encore en bataille, ses yeux d’un bleu pâle fixés sur la table, il s’arrêta un instant, comme intimidé par cette normalité.

— Tiens, dit Mathis en posant le bol devant lui. C’est pas grand-chose, mais c’est un début de journée correct.

Elior s’assit, hésitant, puis attrapa la cuillère. Il le remercia d’un sourire timide, et goûta. Le croquant des céréales sembla l’étonner presque comme un enfant qui découvre un nouveau goût. Il mâcha lentement avant d’avouer, la voix basse :

— Je… je ne mange jamais le matin.

Mathis arqua un sourcil. — Ah bon ? Comment tu fais pour tenir ?

Elior baissa les yeux vers son bol. — On dit que… le vide doit entrer. Être en nous et autour de nous. Mais… il ne peut entrer que si on accepte Lumen Aeterna comme protecteur.

Le nom résonna étrangement dans la tête de Mathis, comme un écho lourd d’une réalité qui lui échappait encore. Ses doigts serrèrent un peu sa cuillère.

— Lumen Aeterna ? répéta-t-il doucement. C’est…

Elior leva aussitôt la main, presque suppliant.

— S’il te plaît… ce soir. Pas maintenant. J’ai… j’ai envie que ce matin soit… juste calme. Comme ça.

Mathis hocha la tête, respectant son rythme.

— D’accord. Pas de problème. On en parlera ce soir.

Un silence doux s’installa. Elior leva parfois les yeux vers Mathis, comme s’il voulait graver chaque détail de son visage, et Mathis, troublé, évitait parfois de croiser ce regard qui brûlait de curiosité et d’admiration. Ils parlèrent ensuite de choses plus légères — musique, petits souvenirs de Mathis avec ses amis, quelques anecdotes d’école.

Puis, au détour d’une pause, Elior demanda, comme s’il cherchait à mieux comprendre ce monde qui lui restait étranger :

— Et toi… tu… tu as déjà été amoureux ?

Mathis sentit ses joues chauffer.

— Oui. Enfin… une fois, vraiment.

Elior se redressa, intrigué.

— Raconte-moi.

Il hésita un instant avant de se lancer.

— C’était avec Théo. Mon premier copain. On est restés ensemble quatre mois. Mais… en vrai, on était plus faits pour être amis. On s’entendait bien, on riait souvent, mais il manquait quelque chose. C’était pas… assez fort, tu vois ?

Elior fronça les sourcils, pensif.

— Copain… donc… vous sortiez ensemble ? Comme un couple ?

— Oui, répondit Mathis, un peu gêné. Comme un couple.

Elior réfléchit longuement, les joues rougies, puis souffla, hésitant :

— J’ai fait… des recherches. Enfin… sur les relations entre hommes. Mais… je ne comprends pas tout.

Mathis se mit à sourire malgré lui.

— Des recherches ?

Le rouge monta encore plus sur les joues pâles d’Elior.

— Oui… Je voulais comprendre ce que… ce que tu ressens. Ce que ça veut dire… être… comme toi.

Mathis baissa un peu les yeux, touché. Le fait qu’Elior se soit donné cette peine, lui qui semblait si enfermé dans son monde et ses règles imposées, lui serra le cœur.

— Tu n’as pas besoin de tout comprendre tout de suite, dit-il doucement. Ça viendra avec le temps. Mais si tu veux, tu peux me poser des questions.

Elior hocha la tête, et son regard s’illumina, entre timidité et curiosité brûlante. — Alors… quand deux garçons sont ensemble… est-ce que c’est… différent d’un garçon et d’une fille ?

Mathis eut un petit rire tendre. — Pas vraiment. L’amour reste l’amour. Ce qui change, c’est juste… les regards des autres. Mais entre nous, ça reste pareil. C’est rire ensemble, s’écouter, se protéger…

Elior resta silencieux, absorbant chaque mot. Puis il posa la cuillère dans le bol, et d’une voix presque enfantine, il demanda :

— Et… est-ce que tu crois que moi… je pourrais… aimer comme ça, un jour ?

Mathis sentit son cœur rater un battement. Il ne répondit pas tout de suite, fixant Elior, ses traits encore rougis, sa sincérité désarmante. Finalement, il sourit doucement et dit :

— Je crois que tu es déjà en train de le découvrir.

Elior baissa aussitôt les yeux, gêné, mais un léger sourire trahit son trouble. Il finit son bol lentement, comme pour se donner une contenance, et la musique continua de jouer en fond, enveloppant leur petit-déjeuner d’une atmosphère presque irréelle.

L’après-midi s’étira doucement. Elior semblait s’habituer à l’appartement, à ce nouvel espace où chaque geste paraissait pour lui une découverte. Mathis le surprit plusieurs fois à contempler les étagères pleines de livres, à toucher du bout des doigts les pochettes de vinyles qu’il gardait précieusement, ou même à sourire devant un simple cadre photo.

Tout paraissait nouveau aux yeux d’Elior, et Mathis se promit intérieurement de lui offrir plus encore que de simples céréales ou quelques heures de répit. Il voulait lui montrer un monde plus vaste, plus lumineux que celui qu’il subissait chaque jour.

Alors, quand la soirée tomba et que les lumières de la ville commencèrent à briller derrière la fenêtre, Mathis jugea que le moment était venu.

Ils étaient assis l’un à côté de l’autre sur le canapé. Elior jouait distraitement avec un coussin, ses yeux clairs fixés sur ses mains comme s’il avait peur de briser le silence. Mathis inspira profondément, cherchant ses mots.

— Tu te souviens, dit-il doucement, quand tu m’as confié que tu n’avais jamais voyagé ?

Elior releva aussitôt la tête. Ses yeux s’agrandirent, son souffle sembla se suspendre.

— Oui… murmura-t-il.

Mathis esquissa un sourire nerveux. — Eh bien… j’ai pensé qu’il était temps que ça change.

Il sortit de sa poche une petite enveloppe pliée en deux, qu’il avait préparée depuis quelques jours. Il la tendit à Elior. Le garçon la prit avec des gestes lents, presque tremblants, puis l’ouvrit.

À l’intérieur, il trouva deux billets de train imprimés, soigneusement rangés. La destination : Amsterdam. Trois jours. Juste eux deux.

Le silence fut total. Elior resta figé, ses doigts crispés sur le papier, ses lèvres entrouvertes sans qu’aucun son n’en sorte. Puis, soudain, ses yeux se remplirent de larmes.

— Tu… tu veux dire que… toi et moi… on… on va voyager ?

Mathis hocha la tête, incapable de retenir un sourire tendre. — Oui. Rien que nous deux. Trois jours aux Pays-Bas. Je veux te montrer des canaux, des musées, des fleurs, la vie ailleurs. Je veux… je veux que tu vois que le monde ne se résume pas à ce que tu connais.

Elior baissa la tête, les larmes coulant librement sur ses joues pâles. Ses épaules se mirent à trembler, et un sanglot lui échappa. Mathis, paniqué, crut d’abord avoir fait une erreur, mais avant même qu’il ne parle, Elior se jeta contre lui, le serrant avec une force presque désespérée.

— Merci, souffla-t-il entre deux sanglots. Merci… merci… merci…

Il le répéta une dizaine de fois, la voix brisée, le front contre l’épaule de Mathis. Ce dernier, bouleversé, passa ses bras autour de lui et le berça doucement comme on calme un enfant.

— Hé… doucement… tu n’as pas besoin de me remercier autant. Je voulais juste… que tu sois heureux.

Mais Elior secoua la tête, incapable d’arrêter ses larmes. — Personne… personne n’a jamais fait ça pour moi… Personne. Tu comprends ? Personne.

Chaque mot poignardait Mathis en plein cœur. Il resserra son étreinte, posant sa joue contre les cheveux d’Elior. — Alors laisse-moi être le premier. Et pas le dernier, je te le promets.

Ils restèrent ainsi longtemps, dans le silence seulement brisé par la respiration saccadée d’Elior. Finalement, celui-ci releva la tête, les yeux encore humides, mais un sourire fragile illuminant son visage.

— Trois jours… juste toi et moi…

Mathis hocha doucement la tête. — Oui. Et tu n’as rien à craindre. Je m’occuperai de tout. Tu n’as qu’à profiter.

Elior baissa les yeux, rougissant légèrement. Puis, dans un élan qu’il sembla regretter aussitôt, il prit la main de Mathis et la serra, longtemps, trop longtemps pour que ce soit un geste anodin. Ses doigts tremblaient, mais il ne lâchait pas.

Mathis sentit son cœur s’emballer. Il aurait voulu garder ce contact pour toujours. Et quand finalement Elior se résolut à lâcher, ce fut en détournant le regard, fixant le sol, les joues rouges.

— Je… je ne sais pas quoi dire, murmura-t-il.

— Alors ne dis rien, répondit Mathis avec un sourire tendre. Contente-toi de sourire. Ça me suffit.

Elior leva les yeux, et pour la première fois, un vrai sourire, lumineux, sincère, traversa son visage.

Mathis sut, à cet instant, qu’il avait fait le bon choix.

La pluie continuait de tomber dehors, régulière, comme un rideau discret qui isolait le monde extérieur. Dans le salon, seule la lampe de chevet allumée diffusait une lumière chaude, adoucissant les contours de la pièce. Mathis avait mis de côté ses manettes, ses livres et même son téléphone : il sentait qu’un moment important approchait.

Elior s’était assis près de lui sur le canapé, pas trop près, mais suffisamment pour que Mathis sente sa présence. Il avait ses genoux ramenés contre sa poitrine, ses doigts crispés sur ses bras, et ses yeux fixaient obstinément la table basse.

— Tu te souviens, ce matin… je t’ai dit que je t’expliquerais un peu, murmura-t-il.

Mathis hocha doucement la tête. Il attendit, sans le presser.

Elior inspira, ses épaules tremblant légèrement.
— Chez nous… il y a une vérité qu’on suit. Elle s’appelle Lumen Aeterna. Ça veut dire "Lumière éternelle". Père dit que c’est ce qui nous protège.

Il se mordit la lèvre, comme si chaque mot coûtait un effort immense.
— On croit que le monde est envahi par le Vide. Tu sais… ce silence lourd, cette absence… c’est ça, le Vide. Et si on le laisse s’installer, il nous détruit. Alors… on doit l’accueillir un instant, pour ensuite le rejeter, et laisser la Lumière entrer à la place.

Mathis fronça les sourcils. C’était étrange, presque poétique, mais dans la bouche d’Elior, cela sonnait plus sombre.

— Et si tu n’y arrives pas ? demanda-t-il doucement.

Le regard d’Elior vacilla, et il serra ses genoux plus fort.
— Alors… il y a des punitions. Parce que c’est qu’on n’a pas fait assez d’efforts. Qu’on a laissé le Vide nous envahir.

Il leva un instant sa main bandée, puis la reposa aussitôt sur ses genoux, comme s’il regrettait de l’avoir montrée.
— Ce que tu as vu… ce n’était rien, murmura-t-il. Ça aurait pu être pire. Père dit que la douleur rapproche de la Lumière. Qu’elle nettoie nos fautes.

Un frisson parcourut Mathis. Son cœur se serra en voyant le visage fermé d’Elior, la honte dans ses yeux. Il eut envie de crier que ce n’était pas normal, que personne n’avait le droit de lui faire ça. Mais il comprit aussi que s’il réagissait trop brutalement, Elior se refermerait comme une huître.

Alors il choisit ses mots avec soin.
— Ce qu’ils te font subir, ce n’est pas juste. Personne n’a le droit de t’imposer ça.

Elior esquissa un sourire triste, fragile.
— Si je refuse… je perds tout. Je n’aurais plus de foyer, plus de famille. Je serais rejeté dans le Vide. Et je… je ne veux pas disparaître.

Le mot claqua dans l’air comme un coup de tonnerre. Disparaître. Mathis sentit la sueur froide couler dans son dos. Jannie, retrouvée morte. Tim, menacé par cet inconnu masqué. Les disparitions qui s’enchaînaient. Et maintenant, ce mot, dans la bouche d’Elior.

Il tendit sa main, hésitant, puis la posa doucement sur celle d’Elior. Sa peau était glacée.
— Tu ne disparaîtras pas, dit-il d’une voix ferme. Pas tant que je serai là.

Elior le regarda, surpris. Dans ses yeux bleus, il y avait une peur qu’il n’arrivait pas à cacher, mais aussi une lueur fragile d’espoir. Comme si, pour la première fois, il envisageait qu’une autre réalité puisse exister.

Un silence s’installa. Mathis sentit le poids de chaque seconde, et pourtant, il n’aurait voulu être nulle part ailleurs.

Finalement, Elior reprit, d’une voix plus douce :
— Je ne t’ai dit qu’une partie. Juste ce que je pouvais. Le reste… c’est trop tôt. Mais merci de m’avoir écouté.

Mathis força un sourire.
— Merci à toi de me faire confiance.

Ses doigts serrèrent légèrement ceux d’Elior, et, d’un geste presque instinctif, il caressa le dos de sa main du pouce. Elior ne bougea pas, ne se déroba pas. Au contraire, il laissa sa main sous la sienne, comme si ce simple contact était déjà une protection.

La pluie dehors s’intensifia. La pièce semblait coupée du monde, comme si le temps s’était arrêté pour eux deux. Mathis savait qu’il n’avait pas toutes les réponses, que Lumen Aeterna cachait encore beaucoup de zones d’ombre. Mais il se fit une promesse silencieuse : peu importe la noirceur, il ferait tout pour garder Elior dans la lumière.

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