Chapitre 28

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La sonnette de la boîte aux lettres avait résonné comme un objet innocent ; l’enveloppe posée sur la table de l’entrée avait l’air de rien — blanche, sans timbre, mais lourde sous le doigt. Mathis n’y prêta qu’un regard distrait en montant les marches, jusqu’à ce qu’il voie l’écriture au feutre noir : son nom. Quelque chose, un petit noeud dans l’estomac, le fit accélérer le pas.

Il poussa la porte de l’appartement. Elior était là, affalé sur le canapé, un livre fermé sur les genoux, la lumière douce d’une lampe dessinant des ombres sur son visage. Quand Mathis lui tendit l’enveloppe, ses mains tremblaient légèrement.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Elior, la voix déjà basse, comme si l’appartement lui-même eût pu écouter.

Mathis déplia le papier. L’encre était noire, l’écriture anguleuse, presque rituelle. Au bas de la page, un petit sigle était marqué à la cire rouge : un cercle stylisé traversé par une croix fine — le même symbole que Mathis avait vaguement aperçu, une fois, sur une couverture lorsqu’Elior parlait du groupe.

Il lut à voix haute, parce qu’il ne pouvait pas encore supporter de laisser les mots ne faire que tournoyer dans sa tête :

«
Ce que tu as vu ne t’appartient pas.
Tu t’es approché d’une vérité qui n’accueille pas les curieux.
Pour ta propre sécurité et celle des tiens : éloigne-toi.
Continue, et tu ne pourras pas prétendre l’ignorer.
Les conséquences seront ce que nos lois dictent.
— Lumen Aeterna, Les Veilleurs.
»

Le papier glissa presque des doigts de Mathis. L’air dans la pièce devint soudain plus dense, comme si la lampe s’éteignait d’un degré.

Elior pâlit. Il passa une main sur son visage, l’autre serrant le livre sans s’en rendre compte. « C’est d’eux, » souffla-t-il. « Ils… ils ont reconnu que quelqu’un d’autre savait. »

Mathis sentit la colère lui monter, brève, tranchante. « Ils nous menacent. Directement. » Sa voix était plus ferme qu’il ne se sentait. « Qui… pourquoi… pourquoi envoient-ils ça ? »

Elior baissa les yeux. Sa mâchoire tremblait. « Parce que tu t’en mêles. Parce que tu t’es approché de ma vie. Parce que tu as regardé ce qu’ils pensent devoir garder à l’abri. Ils n’aiment pas qu’on vienne troubler l’ordre. »

Il y eut un silence où tout deux entendaient le même bruit — le vieux radiateur qui cliquetait, la rue lointaine. Elior s’éloigna du canapé, commença à faire les cent pas, maladroit, comme si l’espace réduit du salon était trop petit pour contenir l’urgence.

« Tu devrais partir, » dit-il enfin, les mots arrachés. « Juste pour quelques jours. Disparaître le temps que ça se calme. Rentrer… chez toi… quelque part loin d’ici. Ils calment les choses en éloignant les éléments perturbateurs. »

Mathis le regarda — la supplication dans les yeux d’Elior le fendit plus que la lettre. Il posa la main sur l’enveloppe, frictionna un peu la cire rouge du sigle comme si ça pouvait effacer la menace. « Et te laisser seul ? » dit-il. « Tu veux que je m’enfuisse pendant que toi… tu restes là-bas, sous leur regard ? »

Elior se recroquevilla sur lui-même, incapable de soutenir le regard. « Je ne veux pas que tu sois blessé. Ils contrôlent des choses ici que tu ne peux pas imaginer. Ils ont des règles— et ils les font respecter. Si tu restes, ils peuvent… ils peuvent utiliser tout ce qu’ils veulent pour te faire partir. Ou pire. »

Mathis sentit le rouge lui monter aux joues : colère, oui, mais surtout une certitude sourde. « Ils ne décideront pas pour moi. Si tu es en danger parce que je suis près de toi, alors je resterai. Je ne vais pas m’effacer de ta vie pour épargner leur orgueil. »

Elior leva brusquement la tête, des larmes au bord des yeux. « Tu ne comprends pas… ils ne font pas seulement peur. Ils… punissent pour l’exemple. Ce papier… ce n’est pas un avertissement. C’est un choix. Ils veulent que tu saches que tu as déjà franchi une ligne. »

Mathis posa une main ferme sur l’épaule d’Elior et la serra. « Je sais ce que ça veut dire. Mais fuir ne rendra rien plus sûr. Ça ne te sauvera pas non plus. On se protège autrement. Ensemble. »

Le visage d’Elior se décomposa. Il fondit en sanglots, d’abord étouffés, puis plus bruyants. Il plia son corps contre Mathis comme s’il cherchait un abri. Ses spasmes secouaient ses épaules ; sa respiration était hachée. Mathis l’enlaça, maladroitement, incapable de trouver autre chose à faire que d’être présent.

Quand Elior eut repris un peu de contrôle, la voix cassée, il avoua, à mi-voix : « Ils m’ont dit… qu’un jour il faudrait prouver ma loyauté. Que parfois on doit choisir. Je n’ai jamais voulu que tu te trouves pris là-dedans. Mais maintenant… je crois qu’ils le savent. »

Mathis sentit la bile lui remonter. Il respira, chercha à ordonner ses pensées. « Alors on établit des règles. Tu me dis tout ce que tu sais de leurs mouvements. Tu n’essaies pas de tout porter seul. On notera les visages, les lieux, les heures. On va rendre ça trop visible pour eux. Les gens qui font ce genre de choses détestent la lumière. »

Elior secoua la tête, hésitant. « Ils regardent aussi ceux qui observent. Ils savent quand on note des choses. Ils traquent la curiosité. »

« Alors on sera plus malins. On double les précautions. On change d’itinéraires, on avertit les autres amis, on prévoit des codes si quelqu’un est en danger. On ne joue pas au héros stupide — on prépare, on documente, on contacte des gens sûrs. » Mathis parla comme un capitaine d’un navire en pleine tempête, sa voix plus assurée qu’il ne l’imaginait.

Elior hocha lentement la tête. « Je… te dirai tout. Mais promets-moi de ne pas faire quelque chose d’extrême. Promets que tu ne tenteras rien qui pourrait… compromettre ceux que tu veux sauver. »

Mathis approcha son visage près du sien, si près qu’il sentit la chaleur et l’odeur du shampoing d’Elior. « Je te le promets. On n’agira que si c’est nécessaire, et ensemble. Mais je ne me retirerai pas. Je suis déjà engagé, Elior. Cette lettre le confirme. On l’affrontera, ensemble. »

Ils restèrent longuement immobiles, la lettre posée entre eux comme un troisième corps qui respirait. La cire rougie du sigle avait l’air d’un œil qui ne clignait pas. Dehors, la ville continuait sa vie, indifférente au fracas intérieur de deux jeunes gens. À l’intérieur, Mathis referma la main d’Elior sur la sienne, comme on referme une porte contre le vent. Ils n’avaient pas de plan parfaitement sûr — juste une promesse, quelques idées, et la certitude que fuir n’était pas la réponse.

La nuit finit par tomber. Avant de fermer la lumière, Mathis plia la lettre, la glissa dans un tiroir, et prit une dernière décision silencieuse : il noterait tout. Chaque visage aperçu, chaque bruit suspect, chaque message étrange. Ils mettraient leur peur en dossiers et leur courage en stratégies. Ils ne laisseraient pas la cire rouge dicter leur "amitié".

Elior s’endormit finalement, la tête posée contre l’épaule de Mathis, épuisé. Mathis resta éveillé encore un long moment, regardant le sigle imaginaire que la cire avait imprimé dans sa mémoire, promettant de tenir sa promesse — coûte que coûte.

Le soleil déclinait derrière les immeubles quand Mathis et Elior arrivèrent au petit café où Lina et Tharah les attendaient. L’air était chargé d’une tension inhabituelle, et chaque pas de Mathis semblait alourdi par le poids des disparitions récentes. Depuis la mort de Jannie et les incidents autour de Julien.D, l’atmosphère entre eux n’était plus la même. Mathis serra dans sa main la lettre étrange qu’il avait reçue dans sa boîte aux lettres, et qu’Elior n’avait pas cessé de contempler, la mine grave.

« Elior… il faut que tu nous dises ce qu’il y a dedans », dit Mathis d’une voix basse, en s’asseyant face à lui. Il posa la lettre sur la table, comme pour marquer la gravité de la situation.

Elior prit une longue inspiration, le regard fixé sur la table. « Vous ne savez pas… à quel point c’est compliqué », murmura-t-il. Sa voix tremblait légèrement, trahissant sa peur. « Si je fais quelque chose de mal… ils… » Sa main trembla et il serra ses doigts dans les siens.

Lina pencha la tête, fronçant les sourcils. « Ils ? Qui, Elior ? Explique-toi ! »

Tharah, assise à côté d’elle, attrapa la lettre et la lut rapidement, ses yeux s’écarquillant à mesure qu’elle parcourait les mots. « Mais… c’est… c’est une menace », murmura-t-elle, presque pour elle-même. « Elior… tu es… » Sa voix se brisa légèrement.

Elior secoua la tête, les épaules voûtées. « Je n’ai pas le choix. Je suis… pris. La lettre, c’est un avertissement. Ils savent que tu t’es rapproché de moi, Mathis. Et ils… je ne peux pas partir comme ça. Pas maintenant. »

Mathis sentit son cœur se serrer. Il avait su depuis le début qu’en cherchant à se rapprocher d’Elior, il s’exposait à quelque chose de dangereux, mais voir la peur dans ses yeux le frappait plus fort que tout. « Elior, je… je comprends. Mais tu n’es pas seul. On va gérer ça. On trouvera un moyen. »

Lina intervint, la voix tremblante mais ferme. « Mon Dieu… c’est pire que ce que j’imaginais. Elior, ils te contrôlent depuis toujours, c’est ça ? Ils t’enferment dans… dans quoi exactement ? »

Elior baissa la tête, les doigts entrelacés. « La secte… ils ont des rituels, des règles… des… des sacrifices. Pas que moi… mais d’autres. » Ses yeux se remplirent de larmes. « Je ne suis pas… je n’ai jamais participé à… mais j’ai vu… » Sa voix se perdit.

Tharah serra les poings. « Vu ? Tu veux dire que… ils… que Leo et les autres… ? »

Elior hocha légèrement la tête, incapable de croiser le regard de qui que ce soit. « Oui… et j’ai toujours su que ça pouvait arriver à d’autres… » Il se tourna vers Mathis. « Julien… il est peut-être en danger… »

Mathis sentit un frisson lui parcourir le dos. Tout s’imbriquait. Les disparitions, la lettre, les rituels… et Elior. Il devait protéger son voisin, mais chaque mot d’Elior le plongeait un peu plus dans l’angoisse. « Elior, écoute-moi. Je te promets… tant que tu ne participes pas, tant que tu restes loin de ça, rien de mal ne t’arrivera. Je… je te protégerai. »

Elior trembla, la tête enfouie dans ses mains. « Je… j’ai peur… de ce qu’ils pourraient te faire… à toi, à toi si je t’emmène dedans. »

Mathis posa sa main sur la sienne, la serrant doucement. « Je sais… mais je suis avec toi. On trouvera un moyen de rester en sécurité. Ensemble. »

Lina inspira profondément, les poings toujours serrés sur la table. « Si on ne fait rien, d’autres vont disparaître. On doit agir, Mathis. Même si… même si c’est dangereux. »

Tharah acquiesça. « Et je ne peux pas rester les bras croisés. Leo a disparu… et maintenant, tu nous dis que d’autres sont menacés. » Ses yeux étaient brillants de larmes mais déterminés. « On doit comprendre ce qu’ils font exactement. »

Elior releva enfin la tête, croisant les regards de chacun. « Je peux vous dire certaines choses… pas tout. Pas encore. Mais je… je vous fais confiance. » Sa voix, bien que faible, portait une sincérité qui fit vibrer Mathis.

Mathis se pencha légèrement vers lui. « Elior, si on fait ça, tu dois promettre d’être honnête avec nous. Tout ce que tu sais… je dois savoir pour protéger les autres et toi. »

Elior hésita, mordillant sa lèvre. « D’accord… mais… il y a des limites. Je ne peux pas… pas révéler certains noms. »

« On comprend », répondit Mathis. « Mais chaque petit détail compte. Même une information minime peut nous aider à prévenir un danger. »

Un silence pesant s’installa. Lina brisa la glace, ses yeux jetant des éclairs d’inquiétude et de colère à la fois. « Et si on commençait par quelque chose de concret ? Comme Julien. On doit savoir s’il est vraiment en danger, et comment… »

Elior hocha la tête. « Julien… je… je sais qu’il est ciblé. Mais je ne peux pas intervenir directement. »

Tharah frappa doucement sur la table, la voix tremblante de frustration. « On doit trouver un moyen de le protéger ! Même à distance ! »

Mathis sentit son cœur se serrer. Il savait qu’Elior était fragile, épuisé par la peur et la culpabilité, mais il ne pouvait pas rester les bras croisés. « Elior, je vais t’aider à protéger Julien. Mais on fera ça calmement, intelligemment. Tu ne seras pas seul. »

Elior regarda Mathis avec un mélange de gratitude et d’inquiétude. « Je… je n’ai jamais eu quelqu’un… comme toi… à mes côtés. »

Mathis sentit une vague d’émotion le submerger. « Et tu ne seras jamais seul. Jamais. »

Ils passèrent encore une dizaine de minutes à parler, Elior expliquant ce qu’il pouvait sur la secte, ses règles et ses rituels sans entrer dans le macabre, mais suffisant pour que tous ressentent le danger. Lina et Tharah prirent des notes, analysant chaque détail, tandis que Mathis gardait la main d’Elior posée sur la table, lui transmettant un peu de réconfort.

Quand ils se levèrent pour quitter le café, le soleil avait presque disparu derrière l’horizon. La nuit tombait sur la ville, mais malgré l’ombre qui pesait sur leurs esprits, un fil fragile d’espoir les reliait désormais. Elior n’était plus seul. Mathis, Lina et Tharah étaient là. Et pour la première fois depuis longtemps, il sentit qu’il pourrait peut-être y avoir une lueur, même infime, dans ce monde obscur.

Alors qu’ils marchaient vers la voiture, Elior se tourna vers Mathis, les yeux brillants. « Merci… pour… tout. »

Mathis sourit faiblement, mais sincèrement. « Ce n’est que le début. On va affronter ça ensemble. »

Et, pour la première fois depuis des semaines, Elior se sentit un peu plus léger, comme si une partie du poids qui pesait sur ses épaules venait de s’alléger, même si la route restait longue et semée de dangers.

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