Chapitre 36

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Le vibreur de son téléphone coupa la nuit en deux.
Mathis sursauta, le cœur battant, les yeux encore noyés de sommeil. Une lumière bleutée clignotait faiblement sur la table de chevet. Il crut d’abord à un rêve — puis à une erreur. Mais non : l’écran affichait un message. Numéro inconnu.

Il n’est pas trop tard pour sauver ce que tu aimes.

Puis, en dessous, une série de chiffres et de points.
Mathis se redressa dans son lit, les mains tremblantes. Son premier réflexe fut d’écrire à Elior.
Rien.
La conversation restait muette, depuis huit jours.

Il inspira profondément, cherchant à calmer la vague glacée qui montait en lui. Les chiffres semblaient familiers. Il recopia la suite sur un papier, les yeux plissés, essayant d’y voir un code quelconque. C’était trop précis pour être une coïncidence. Des coordonnées ? Un piège ?

Une demi-heure plus tard, Lina et Tharah étaient là, encore en pyjama sous leurs vestes. Elles n’avaient pas hésité une seconde en voyant le message que Mathis leur avait transféré.

— C’est du GPS, murmura Lina, concentrée sur son téléphone.
— Du GPS ?
— Oui. Regarde… elle zooma sur la carte, puis resta figée.
Un point rouge clignotait, à la lisière de la forêt de Kerns, là où Leo avait disparu.

Un silence lourd suivit la révélation.
Tharah posa une main sur l’épaule de Mathis.
— Tu crois que c’est Elior ?
Il hésita. Une part de lui voulait y croire, l’autre savait que c’était impossible. S’il avait pu envoyer un message, il l’aurait fait à visage découvert… pas en se cachant derrière un code.

— Peut-être qu’il essaye de dire où il est, dit-il enfin, la voix basse.
— Ou peut-être qu’on veut que tu y ailles, répondit Lina.
Le mot piège flotta dans la pièce, sans que personne n’ose le prononcer à voix haute.

Ils convinrent d’attendre. De ne rien faire, pas tout de suite. Mathis hocha la tête, mais son regard restait rivé sur les coordonnées. L’espoir est une chose étrange : il brûle même lorsqu’on sait qu’il ne devrait plus y avoir de flamme.

Le lendemain, au lycée, tout lui sembla plus gris.
Les voix des élèves s’écrasaient en un bourdonnement étouffé, les visages se mêlaient, et pourtant Mathis sentait qu’on l’observait. Cette impression sourde, constante, d’avoir un regard dans son dos.

Quand il arriva à son casier, il se figea.
Quelqu’un avait tracé un symbole à la craie blanche sur le métal : un cercle barré de trois traits.
Exactement celui qu’il avait vu sur le front du “Père”, lors de la cérémonie qu’il avait espionnée.
Le sigle de Lumen Aeterna.

Mathis recula d’un pas, la gorge sèche.
Julien, qui arrivait derrière lui, fronça les sourcils.
— C’est quoi, ça ?
— Rien, lâcha Mathis trop vite. Rien du tout.
Mais son ton trahissait tout. Julien posa une main sur son bras.
— Mathis… c’est eux, hein ? C’est eux qui font ça ?
— J’en sais rien. Peut-être.

Une élève, un peu plus loin, chuchota à une amie :
— J’ai vu deux personnes tout en noir près des casiers, hier soir. Elles avaient des gants… elles écrivaient peut-être ça ?
Mathis se tourna d’un coup.
— Tu les as vues où ?
— Là, dans le couloir. Elles ont disparu quand j’ai crié.

Julien pâlit.
— Il faut en parler à la police.
Mathis secoua la tête.
— Non. S’ils apprennent qu’on les surveille, ils s’en prendront à lui.
Il parlait d’Elior sans le nommer. C’était devenu un réflexe, presque une superstition.

Les jours suivants, les signes se multiplièrent.
Des regards trop longs. Des ombres derrière les vitres. Une sensation d’étau invisible.
Mathis tenta de rationaliser : la fatigue, la peur, l’inquiétude. Pourtant, chaque soir, quelque chose semblait l’attendre dans l’obscurité.

Il commença à noter tout dans un carnet : heures, lieux, impressions.
Les pages se remplirent d’une écriture nerveuse. Il ne voulait pas devenir fou. Il voulait comprendre.
Mais parfois, au cœur de la nuit, il croyait entendre Elior chuchoter. Pas sa voix exactement — juste une trace, un écho, comme si elle passait par les murs.

Un soir, alors que la pluie battait contre les vitres, Mathis descendit chercher un verre d’eau.
En passant devant la porte d’entrée, il sentit un courant d’air glacé. La boîte aux lettres vibrait.
À l’intérieur, rien — sauf un petit morceau de papier blanc. Vide.
Mais quand il le tourna, il vit une simple phrase au crayon :

Tu aurais dû venir dans la forêt.

Il resta figé, le sang battant à ses tempes.
Ils savaient pour le message.
Ils savaient qu’il avait hésité.

Le lendemain, il retrouva Lina et Tharah dans la cour du lycée.
Le vent soulevait leurs cheveux, les feuilles d’octobre dansaient autour d’eux.
Mathis leur montra le papier, plié en quatre.
— Ils jouent avec moi, murmura-t-il.
— Ou ils veulent te faire peur, répondit Tharah.
— C’est réussi, lâcha Lina, les bras croisés.

Mathis avait les traits tirés, les yeux cernés.
— Vous pensez qu’il est vivant ?
Silence.
C’était la première fois qu’il posait la question ainsi, directement.
Personne ne sut répondre.

Ce soir-là, il rêva d’Elior.
Pas d’un cauchemar, pas d’un souvenir. D’un entre-deux étrange.
Elior se tenait au centre d’un cercle de lumière, les bras ouverts.
Autour, des visages sans yeux, sans bouche, récitaient des prières dans une langue qu’il ne connaissait pas.
Quand Elior tourna la tête vers lui, ses lèvres bougèrent :

“Ne viens pas.”

Mathis se réveilla d’un bond, couvert de sueur, le souffle court.
La pluie avait cessé, mais dehors, un bruit léger persistait, comme un pas dans la flaque.
Il s’approcha de la fenêtre : rien.
Et pourtant, il aurait juré avoir vu une ombre s’éloigner dans la rue.

Le lendemain matin, il retourna au lycée.
Le symbole avait été effacé.
Mais quelque chose d’autre l’attendait : une photo glissée dans la fente de son casier.
Une photo floue, prise de loin. On y voyait sa maison, la fenêtre de sa chambre allumée.
Et sous l’image, au stylo rouge :

“On veille encore.”

Mathis sentit un frisson glacé lui remonter la colonne vertébrale.
Il serra la photo dans sa main, si fort que ses ongles traversèrent le papier.
Ils n’étaient plus seulement une menace diffuse.
Ils étaient là.
Proches. Réels.
Et s’ils “veillaient encore”, alors il n’y aurait plus de répit.

Cette nuit-là, Mathis comprit que quelque chose avait changé.
La peur n’était plus une possibilité — elle était devenue un état permanent.
Chaque battement de son cœur semblait résonner dans les murs.
Il pensa à Elior. À son regard lors de leur dernière nuit ensemble.
Et à cette promesse, presque murmurée :

“Je te protégerai, même si tu ne me vois plus.”

Mais comment protéger quelqu’un qu’on ne peut plus atteindre ?
Mathis ferma les yeux, et sentit cette conviction étrange — que quelque part, Elior luttait encore, peut-être même pour lui.

Pourtant, une question restait suspendue dans son esprit, comme une lame invisible :
Et si le message n’était pas d’Elior ?

Les jours passèrent sans qu’aucune réponse ne vienne.
La police n’avait rien trouvé. Pas de trace d’Elior. Pas de mouvement suspect dans la maison abandonnée.
Les officiers parlaient d’un “déménagement précipité”, d’un “groupe isolé”, d’un “rituel interrompu”.
Mais Mathis, lui, savait.
Il savait que ce n’était pas fini.
Et cette certitude, paradoxalement, le détruisait autant qu’elle le tenait debout.

Depuis quelques nuits, il n’arrivait plus à dormir.
Chaque craquement du bois, chaque vibration du téléphone le faisait tressaillir.
Lina lui avait dit :
— Tu devrais dormir chez moi quelques jours.
Mais il avait refusé. Pas par courage. Plutôt parce qu’il sentait qu’il devait rester ici.
Comme si la maison elle-même guettait quelque chose.

Le vendredi, en sortant du lycée, il sentit qu’on le suivait.
Un bruit régulier derrière lui, des pas qui s’arrêtaient dès qu’il se retournait.
Le trottoir semblait soudain plus étroit, l’air plus dense.
Il accéléra.
Les pas aussi.

Quand il fit brusquement volte-face, il ne vit personne.
Rien que les lampadaires, la lumière blafarde, et le vent qui soulevait les feuilles mortes.
Il se força à respirer calmement. Il ne voulait pas céder à la panique.
Mais il savait que quelqu’un était là.
Quelqu’un le suivait, et attendait juste qu’il baisse la garde.

Chez lui, il retrouva Tharah, installée au salon avec ses parents.
Ils parlaient bas, visiblement inquiets.
Sa mère se tourna vers lui, le visage pâle.
— Mathis, la police est passée cet après-midi. Ils ont… ils ont trouvé quelque chose dans les bois, près de Kerns.
Il sentit sa poitrine se serrer.
— Quoi ?
— Un carnet. Trempé, mais lisible. Le nom d’Elior y figure. Et… plusieurs symboles. Ceux de la secte.

Tharah ajouta doucement :
— Ils pensent que c’était un journal. Il y parle de quelqu’un qui voulait le “sauver”.
Mathis sentit ses jambes flancher. Il s’assit, incapable de parler.
Il savait que c’était lui.
Elior avait parlé de lui.

Mais avant qu’il puisse répondre, sa mère lui tendit un papier plastique, scellé.
À l’intérieur, une feuille pliée, tachée d’eau.
On pouvait encore lire, griffonné à la hâte :

“S’ils viennent à moi, ne les crois jamais. Ils mentent tous.”

Cette nuit-là, Mathis relut la phrase des dizaines de fois.
Qui mentait ? Les policiers ? Ses amis ?
Ou… lui-même ?
L’idée le frappa soudain, brutale : et si Elior avait sombré ? Et si la secte l’avait convaincu que le monde entier était contre lui ?
Mais alors, pourquoi lui envoyer ce message ?
Pourquoi ces coordonnées ?
Il avait l’impression que tout se mêlait : la peur, l’amour, la folie.
Les mots d’Elior, réels ou non, se répétaient dans sa tête comme une litanie.

Vers minuit, il crut entendre un bruit au rez-de-chaussée.
Un frottement. Des pas légers.
Son cœur se mit à battre si fort qu’il crut s’évanouir.
Il se leva, s’approcha de la porte.
Un murmure, presque imperceptible, se glissa sous le battant.

“Mathis…”

Il ouvrit d’un coup.
Le couloir était vide.
Mais sur le tapis, il y avait un pendentif en argent.
Celui d’Elior.

Le lendemain matin, la police revint.
Mathis leur donna le pendentif.
Ils échangèrent un regard lourd de sous-entendus.
— Ce pourrait être une mise en scène, dit l’un d’eux.
— Ou une menace, ajouta l’autre.

Quand ils partirent, Mathis sentit le regard de sa mère sur lui, inquiet, presque apeuré.
Elle savait qu’il tenait encore grâce à un fil.
Elle ne voulait pas le voir se briser.

Mais ce soir-là, le fil céda.

En sortant les poubelles, il aperçut au coin de la rue deux silhouettes.
Un garçon et une fille. Vêtus de noir.
Ils semblaient l’attendre.
Mathis sentit une bouffée glacée lui remonter la nuque.
Il s’avança pourtant, lentement, jusqu’à les distinguer davantage.

Le garçon avait un visage pâle, presque enfantin, et un sourire trop calme.
La fille, elle, le fixait avec des yeux clairs, sans expression.
— Mathis, dit-elle doucement. On voyait que tu ne dormais plus.
Il s’immobilisa.
— Qui êtes-vous ?
Le garçon fit un pas.
— Des amis. D’Elior.
Ce nom, prononcé si tranquillement, lui coupa le souffle.
— Où est-il ?!
Le sourire du garçon s’étira.
— Il a fait un choix. Comme nous.
— Quel choix ?
— Se repentir.

Le mot lui transperça la poitrine.
Il recula d’un pas.
— Vous mentez.
— Tu devrais venir, toi aussi, reprit la fille.
Sa voix n’était ni douce ni dure — juste neutre, presque vide.
— Tu comprendras. Et tu verras qu’il n’a jamais été en danger. Il s’est… offert.

Mathis sentit ses doigts trembler.
— Vous l’avez pris. Vous l’avez fait souffrir.
Le garçon haussa les épaules, toujours calme.
— La souffrance est une étape. Il l’a acceptée. Il voulait comprendre, lui aussi.

La fille sourit légèrement.
— Et toi, Mathis ? Tu veux comprendre ?

Il fit un pas en arrière.
Puis un autre.
— Dégagez de là.
Le garçon s’inclina presque, un geste théâtral.
— Comme tu voudras. Mais souviens-toi : trois se sont déjà repentis avant lui.
— Quoi ?
— Leo, Samy… et Lisia.

Il sentit un vertige soudain.
Ces trois-là avaient disparu, eux aussi.
Ils n’étaient jamais revenus.

Le garçon ajouta d’une voix plus basse, presque tendre :
— Il t’attend encore, tu sais. Il parle de toi.

Mathis s’enfuit.
Il ne se retourna pas.
Mais il sentit leurs regards le suivre jusqu’à la porte.

La nuit suivante fut pire encore.
Il crut entendre des chuchotements dans les murs.
Des phrases brisées, répétées, comme un écho d’église.

“Lumen Aeterna…”
“Le sang purifie…”
“Il t’attend…”

Il se recroquevilla sur son lit, les mains plaquées sur les oreilles, mais le murmure persistait, intérieur, intime.
La peur prenait racine sous sa peau.
Il voulait fuir, partir loin, mais chaque pensée revenait à Elior.
Et à ces mots :

Se repentir.

Au matin, il retrouva Tharah et Lina.
Leur regard disait tout : elles voyaient qu’il sombrait.
— Mathis, dit Lina, il faut que tu partes quelques jours. Que tu te reposes.
— Non, souffla-t-il.
— Mathis…
— Vous ne comprenez pas. Ils ont Elior. Et maintenant ils viennent pour moi.

Il sortit de sa poche le pendentif d’Elior.
— Je ne partirai pas tant que je saurai pas ce qu’ils lui ont fait.

Tharah posa une main sur son épaule.
— Alors on reste. Tous les trois. Jusqu’à ce qu’on le retrouve.

Il hocha la tête.
Mais au fond, il savait.
Quelque chose approchait.
Quelque chose qu’aucun d’eux ne pourrait arrêter.

Cette nuit-là, Mathis rêva encore.
La forêt de Kerns.
Le cercle de lumière.
Elior, à genoux, les bras liés.
Et autour de lui… trois silhouettes familières : Leo, Samy, Lisia.
Leurs yeux le fixaient, vides, et tous murmuraient en chœur :

“Tu viendras. Tu dois venir.”

Quand il se réveilla, le soleil perçait à peine les rideaux.
Sur son bureau, le pendentif brillait faiblement.
Et sous le pendentif, un mot qu’il n’avait pas écrit :

“Dans trois jours, le voyage commence.”

Mathis sentit un frisson parcourir tout son corps.
Le voyage scolaire.
Dans trois jours.

Alors, tout se reliait.
Le message. La forêt. Les disparus.
Et l’idée horrible prit forme dans son esprit :
Ils savaient où il serait.

Et cette fois, il comprit que la secte n’attendait plus qu’il vienne.
Elle allait venir à lui.

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