Chapitre 38
Le lendemain matin, Mathis se réveilla avec un sentiment oppressant, un poids sur la poitrine qui ne le lâchait jamais complètement. La douleur dans sa paume s’était atténuée, mais la cicatrice invisible de la peur était encore là, profonde, gravée dans chaque fibre de son être. Il avait dormi très peu, et chaque bruit, chaque froissement de tissu ou craquement du parquet lui faisait relever la tête avec une alerte viscérale.
Alors qu’il s’apprêtait à quitter la chambre pour rejoindre la salle commune de l’hôtel, une impression le glaça : il avait l’étrange sensation d’être observé. Ses yeux parcouraient les couloirs, scrutant chaque ombre, chaque recoin. Une porte entrouverte, un rideau qui bougeait légèrement, tout lui semblait suspect. Il se sentit vulnérable, pris au piège par des présences invisibles. Était-ce encore quelqu’un de la secte ? Ou simplement sa paranoïa qui s’était amplifiée après l’attaque de la nuit ?
Il descendit finalement les escaliers avec Tharah et Lina, qui l’avaient accompagné pour s’assurer qu’il irait bien. Leurs voix rassurantes résonnaient à peine contre la tension qui emplissait ses muscles. Chaque pas semblait lourd, chaque bruit de l’hôtel amplifié dans son esprit. Les couloirs paraissaient plus longs, plus sombres. Les fenêtres laissant passer la lumière du matin semblaient insuffisantes pour éclairer la menace invisible qu’il ressentait.
— Mathis… tu n’as rien dit à personne de ce qui s’est passé ? demanda Tharah d’une voix basse, presque inquiète.
— Non… je… je ne sais pas si je devrais… murmura-t-il, le souffle court.
Ils prirent place à table pour le petit-déjeuner, mais Mathis n’avait aucun appétit. Chaque regard des autres élèves lui paraissait chargé d’une attention malsaine, comme si certains savaient ce qui s’était passé et l’épiant depuis le début. Les conversations, les rires et les bruits de vaisselle devenaient une cacophonie anxiogène dans son esprit. Il avait l’impression que chacun de ses mouvements était surveillé, chaque respiration décortiquée.
— Tu devrais te calmer un peu, dit Lina, posant doucement sa main sur la sienne. Ce n’est qu’une sensation. Mais je sais que tu as raison de rester vigilant…
Mathis hocha la tête, incapable de parler davantage. Il savait que son instinct ne le trompait jamais, et que cette impression d’être observé n’était pas qu’une illusion. Ses yeux ne cessaient de scruter la salle, ses oreilles tendues pour capter le moindre murmure suspect. Le poids de la peur et de la responsabilité l’écrasait davantage que le sommeil perturbé ou la douleur dans sa paume.
Plus tard, dans la matinée, lors d’une pause, Mathis s’éloigna du groupe pour marcher seul, cherchant à réfléchir. L’air frais de l’extérieur ne calmait rien, bien au contraire : le vent qui faisait bruisser les feuilles ressemblait à des chuchotements lointains. Chaque passant qui le croisait semblait le dévisager avec une intensité trop grande pour être anodine. Il avait l’impression que ses pas résonnaient comme un avertissement, et que la menace rôdait toujours, prête à frapper à nouveau.
C’est alors qu’il aperçut un détail qui le glaça : une silhouette fugace, à peine visible, qui disparaissait derrière un coin. Mathis se figea, la peur lui nouant l’estomac. Était-ce un autre membre de la secte ? Ou juste quelqu’un qui s’inquiétait pour lui, comme un professeur ou un accompagnateur ? Il ne pouvait pas en être sûr. Son cœur battait à tout rompre, ses mains tremblaient. La sensation d’être traqué, surveillé, ne le quittait jamais.
Lorsque Tharah et Lina le rejoignirent, il ne put s’empêcher de leur murmurer :
— Je jure que j’ai vu quelqu’un… je n’ai pas rêvé.
Lina fronça les sourcils, mais elle voyait la peur dans ses yeux et comprit que ce n’était pas imaginaire.
— Très bien… on reste ensemble, dit-elle. On ne te laisse pas seul.
Mathis acquiesça, essayant de respirer profondément, mais la sensation persistait : quelqu’un l’observait. Chaque mouvement des autres élèves, chaque rire innocent paraissait suspect. Il se sentait enfermé dans un cauchemar éveillé.
Au déjeuner, l’ambiance dans la salle commune ne faisait qu’accentuer son anxiété. Les tables semblaient trop proches les unes des autres, les conversations trop fortes. Chaque bruit se transformait en menace, chaque regard en jugement. Mathis savait qu’il devait rester concentré, mais son corps trahissait son esprit : il sursautait au moindre son, ses mains tremblaient et son souffle s’accélérait.
Durant l’après-midi, alors que le groupe visitait un musée, Mathis resta à l’écart, observant les allées et venues des élèves avec une vigilance extrême. Il avait besoin de comprendre, de savoir si quelqu’un le suivait, s’il y avait des signes de la secte ou d’individus liés aux disparitions. Chaque mouvement, chaque reflet dans les vitres ou les miroirs du musée, devenait un indice potentiel. Son esprit était tendu au maximum.
Tharah, remarquant sa nervosité, s’approcha de lui.
— Mathis, tu dois respirer. On ne peut pas savoir si quelqu’un te suit pour l’instant. Tu ne peux pas contrôler tout ça.
— Je sais… mais et si c’était vrai ? Si Elior était encore en danger ? murmura-t-il.
Lina s’approcha à son tour, posant une main rassurante sur son épaule.
— Alors on fera tout pour l’aider. Mais tu ne peux pas affronter ça seul.
Mathis hocha la tête, mais la peur ne quittait pas son regard. Chaque pas résonnait dans son esprit comme un écho de menace, chaque détour, chaque couloir, chaque ombre semblait abriter un danger.
De retour à l’hôtel le soir, il resta seul un moment, assis sur son lit, la tête entre les mains. La sensation d’être observé ne le quittait jamais. Il revoyait encore la silhouette dans la rue, les gestes furtifs, et surtout la lame qui avait entaillé sa paume. L’impression que quelqu’un surveillait chacun de ses mouvements, que chaque erreur pouvait coûter cher à Elior, le paralysait presque.
Il prit finalement son téléphone et envoya un message discret à Elior, son cœur battant à tout rompre. La peur de ne pas recevoir de réponse le cloua sur place pendant plusieurs minutes. Il savait que la secte pouvait contrôler les communications, qu’elle pouvait intercepter tout ce qu’il envoyait. Pourtant, il devait essayer. Il devait savoir qu’Elior allait bien.
Tharah s’assit à côté de lui, lisant par-dessus son épaule.
— Il faut rester calme, dit-elle doucement. Même si la secte est partout, on va trouver un moyen de le protéger.
Lina acquiesça, posant sa main sur la sienne.
— Et on est là pour toi, Mathis. Tu n’es pas seul.
Mathis inspira profondément, tentant de calmer la tempête dans son esprit. Mais malgré les paroles rassurantes de ses amies, la sensation de menace ne le quittait pas. Chaque ombre, chaque bruit, chaque mouvement dans l’hôtel ou dans la rue, lui semblait un avertissement silencieux. Le poids de la responsabilité, la peur pour Elior et la menace constante de la secte formaient une combinaison qui lui laissait peu de répit.
Il s’endormit enfin avec la peur chevillée au corps, le sommeil léger et agité. Chaque bruit nocturne lui faisait relever la tête, chaque ombre mouvante lui donnait l’impression d’être traqué. Le lendemain, il devait continuer le voyage scolaire, mais dans son esprit, l’ombre de la secte, l’attaque de la nuit passée, et l’absence d’Elior ne cessaient de le hanter.
Mathis savait que chaque minute loin de la vérité, chaque jour passé à ignorer les signaux de danger, rapprochait Elior et ses camarades d’un risque inconcevable. Il était pris au piège entre la peur, l’angoisse et l’urgence d’agir, conscient que chaque décision pouvait avoir des conséquences irréversibles.
Le message était arrivé au milieu de la matinée, alors que Mathis tentait de suivre le rythme du voyage scolaire. Une vibration discrète, presque imperceptible dans son sac, attira son attention. Il sortit son téléphone avec des doigts tremblants. Le nom de Leo s’affichait. Son cœur s’emballa, une douleur sourde et brûlante dans la poitrine. Il avait attendu ce message depuis trop longtemps.
« Je dois continuer à faire semblant… pour rester en vie. »
Ils avaient le message, la preuve qu’il était vivant, la preuve qu’il jouait un rôle. Mais pas d’adresse, pas de repère, pas de photo, rien d’assez précis pour que la police agisse immédiatement. Le vide où devait se trouver Leo pesait plus que la certitude de son existence. C’était la pire des tortures : savoir et ne pas pouvoir atteindre.
Ils s’étaient éloignés d’un pas dans l’ombre de la rue, rassemblant instinctivement leurs forces comme on serre une couverture quand la nuit est froide. Mathis serrait le téléphone contre sa paume encore cicatrisée, comme si le petit rectangle d’écran pouvait, par sa chaleur, rendre la réalité un peu plus solide.
— On ne peut pas y aller à l’aveugle, souffla Lina. Si on fonce, ils vont s’en rendre compte. Ils le blâmeront. Ils le retomberont dessus.
— Je sais, répondit Mathis. Mais il faut un début. On peut pas juste attendre qu’il écrive encore.
Tharah prit la parole, la voix étroite mais efficace : — Commence par ce que tu as. Le message, la manière dont il est écrit, le moment de l’envoi. Il y a toujours quelque chose : un mot, une faute, une abréviation qu’on utilise seulement dans un quartier ou avec un ami. Les gens laissent des traces, même petites.
Ils se mirent au travail, assis sur le rebord du trottoir, sous la lueur orange d’un réverbère. Le bruit lointain d’une voiture, le froissement d’une poubelle que le vent avait déplacée, les ombres des arbres — c’était tout. Mathis ouvrit le fil de discussion, relut les mots de Leo comme on relit une lettre d’adieu espérant y trouver un salut.
« Je dois continuer à faire semblant… pour rester en vie. »
Rien qui parle de lieux. Mais le message avait été envoyé à 22h17. Pourquoi à cette heure-là ? Peut-être parce que la maison était calme, ou parce que Leo n’avait que ce moment pour écrire en cachette. Peut‑être parce qu’un couvre‑feu ou un rituel leur imposait des horaires. Ils notèrent l’heure.
Lina proposa la première piste tangible : — Vérifie les métadonnées du message. Parfois l’application marque la ville ou le fuseau horaire associé. Rien de sûr, mais on tente.
Mathis fit vite — il n’était pas expert, mais il savait aller fouiller un peu. La plupart des messageries contemporaines laissaient des traces, des indices faibles mais utilisables. Rien de définitif, juste une direction possible : un secteur de la région, pas plus précis. C’était maigre, mais mieux que rien.
— D’accord, dit Tharah en griffonnant sur son carnet. On a approximativement un secteur. On le recoupe : quels endroits parlent à Leo ? Où aurait‑il pu se réfugier si on l’avait forcé à partir ? La forêt ? Un ancien hangar ? Les amis de son quartier ?
Ils listèrent tout ce qu’ils savaient : les derniers lieux où Leo avait été vu par des gens du lycée, les cafés où il allait, la boutique où il travaillait un été, le parc où il fumait en cachette. Ils firent des hypothèses — la secte n’enfermait pas forcément ses “fidèles” dans une unique demeure ; parfois ils tiraient parti de résidences secondaires, de caves, d’appartements loués sous des faux noms. Ils ajoutèrent à la liste tout ce qui pouvait faire sens.
— On doit également penser réseau humain, dit Lina. Qui peut savoir quelque chose sans tout révéler ? Les amis pas proches, le livreur, le voisin qui voit des allées et venues… Ce sont nos yeux sur le terrain.
Tharah appuya : — Je vais appeler la mère de Leo. Pas pour lui balancer qu’on fouille, mais pour poser des questions pratiques : est‑ce qu’il a des proches hors de la ville ? Des endroits où il pouvait disparaître volontairement ? Et surtout : est‑ce qu’elle sait si Leo avait des dettes, des menaces, des fréquentations récentes ?
Mathis hocha la tête, le cœur serré. — Moi je peux aller voir le vieux monsieur à la librairie — il connaît tout le monde. Il avait l’air curieux à propos de Leo la dernière fois. Il ne va pas nous ouvrir la porte, mais il sait voir ce qui change.
Ils n’étaient pas enquêteurs, mais ils connaissaient la ville mieux que n’importe quel étranger — et parfois la connaissance de petites habitudes révélait plus qu’un relevé de téléphones. Ils décidèrent de fractionner le travail pour maximiser les chances : deux sur le terrain, un sur les recherches numériques discrètes.
Avant de se séparer, Tharah posa la règle d’or : — Ne faites rien qui puisse alerter la secte. Pas de confrontations, pas de messages publics, pas de publication sur les réseaux. Si Leo doit garder les apparences, on ne peut pas lui retirer cette soupape. On doit être invisibles, précis.
La première action fut celle qu’ils maîtrisaient : parler, écouter. Tharah appela la mère de Leo. La voix, à l’autre bout du fil, était rauque d’angoisse ; elle avait peur, mais elle n’était pas du tout prête à entendre qu’on avait la moindre certitude. Elle confirma deux détails : Leo allait souvent au parc du Faubourg l’après‑midi et avait un ami, Samir, qui disparaissait parfois pour des voyages brefs. Elle n’avait rien vu depuis la disparition. Elle supplia presque qu’on ne fasse rien de téméraire.
Pendant ce temps, Lina partit arpenter le quartier où Leo avait grandi. Elle échangea des regards prudents, prit un café au coin du boulevard, écouta les conversations. On apprend plus en écoutant que posant des questions directes dans ce genre d’affaires — les murmures racontent davantage que les déclarations. Un jeune au comptoir murmura que “quelques types en noir avaient loué un box” — un box qui n’apparaissait sur aucune annonce publique. Lina nota l’info : elle ferait vérifier l’existence du box par des voies officielles par la suite.
Mathis alla chez le libraire. Le vieux homme, moustache creusée, l’accueillit avec ce sourire qui en savait bien plus qu’il ne laissait paraître. Ils parlèrent de banalités, des livres demandés par Leo, de ses horaires. Puis, comme on le fait avec ceux qui nous ouvrent une porte, Mathis glissa quelques questions sur des allées et venues nocturnes. Le libraire plissa les yeux et confia qu’il avait bien vu un véhicule immatriculé étrangement, garé plusieurs nuits à la même heure devant la rue de la maison de Leo, mais qu’il n’avait pas osé s’en mêler. C’était un indice, encore léger, mais tangible.
La nuit tombait quand ils se retrouvèrent, carnet en main, indices chiffonnés comme si c’étaient des pierres précieuses. Ils avaient maintenant un petit réseau : coordonnées approximatives, l’info du box, le véhicule repéré. Pas assez pour frapper, mais suffisant pour cibler les recherches policiers si nécessaire.
— On pourrait aussi essayer de faire venir Leo à un point neutre, murmura Lina. Un message codé que lui seul comprendra. Un signe, un lieu. Il a dit “je dois faire semblant”. Il saura reconnaître nos intentions si on y va doucement.
— Oui, mais on ne le drague pas au milieu d’un trottoir, dit Tharah sans sourire. On crée une routine : des messages anodins, des rendez‑vous publics, un code. Et on prépare une sortie sécurisée si jamais il donne un signe. Mais il nous faut une couverture : quelqu’un qui puisse le cacher le temps qu’on l’exfiltre, un endroit sûr.
Ils passèrent la soirée à préparer ces éléments : un plan B d’hébergement discret, un contact policier qu’ils pouvaient appeler en cas d’urgence sans déclencher l’alerte publique, et surtout une stratégie de communication avec Leo. Ils rédigèrent plusieurs messages types — brefs, neutres, contenant un mot‑clé que seul Leo saurait reconnaître. Aucun contenu incriminant, aucun mot qui puisse alerter un œil malveillant.
Avant de partir, Mathis sentit la main de Tharah se poser sur son épaule. — On est petits face à eux, dit-elle. Mais on est ensemble. Et parfois, être invisible et persévérant est plus dangereux pour eux que la force brute.
Ils se séparèrent dans la nuit, chacun retournant à son poste. La ville continuait de vivre autour d’eux : lumières, rires, voitures. Mais pour eux, le monde s’était rétréci, tendu autour d’un fil si mince qu’il menaçait de rompre à chaque instant.
La prochaine étape, acceptée par tous, était risquée mais calculée : tenter, par un message, un rendez‑vous en lieu public, de provoquer un indice — un visage aperçu, une voiture qui fuit, un téléphone qui sonne. S’ils obtenaient rien, ils pousseraient la piste du box et de l’immatriculation à la police, sans révéler toute l’étendue de leurs connaissances. Ils avaient appris une chose : dans ce jeu‑là, la patience et la discrétion étaient les armes les plus tranchantes.
Et au milieu de cette nuit, avant de s’écarter, Mathis regarda une dernière fois son téléphone. Il respira lentement, se concentra, et envoya un message court et banal, mais porteur d’espoir :
« Rappelle‑moi le nom du café où tu lisais près du marché. J’ai oublié. »
Puis il éteignit l’écran, comme pour ne pas trembler à la moindre vibration, et attendit. La ville ronronnait. Lui, lui patientait — dans la peur et l’amour.

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