Le jeu du JE ou l'effacement de l'auteur

8 minutes de lecture

Je m'excuse par avance si les chapitres ont l'air décousus, ils sont dans l'ordre de vos réflexions, une sorte de je de question/réponse. Si vous en avez des nouvelles, je rajouterais des chapitres pour y répondre et voilà comment faire de cette oeuvre un objet vivant !

Question de @Anna Soa@ :

Isabelle K. tu as dis : "C'est une chose que j'ai déjà eu à faire sur un de mes roman, la deuxième partie qui changeait de point de vue narratif ne tenait pas. Une horreur à corriger et à réajuster, réécrire tout fut plus rapide, plus satisfaisant et plus efficace." Peux-tu développer pourquoi ça ne fonctionnait pas et comment tu en es venue à te rendre compte que ça ne fonctionnait ? En allant un peu plus dans la provocation, qu'est-ce qui fait que tu l'as pas vu avant ?

Mon troisième roman est une oeuvre qui se compose de deux parties racontées par deux narrateurs différents. Les deux se situent non seulement dans des sociétés différentes, ce qui induit un développement identitaire différent, mais ils se situent dans une temporalité différente : l'un est un adulte qui ne veut pas vieillir et qui entame une forme d'introspection, sa narration est donc en JE, mais surtout alterne passé du souvenir et présent de narration. L'autre un enfant qui ne veut pas grandir et qui vit tout instantanément, sa narration est en JE au présent, avec une forme de passé composé/imparfait quand cela le réclame.
La première narration donne beaucoup de liberté à l'auteur car elle permet les descriptions, l'action et l'introspection sans déroger au principe diégétique.
La seconde pose déjà une difficulté : la prise de parole concomitante à l'action. Il est nécessaire d'avoir un décalage, même infime entre ces deux actions sinon ça ne fonctionne pas. C'est une erreur de débutant en écriture malheureusement largement tolérée et véhiculée dans les oeuvres "populaires" : on ne dit pas qu'on fait, on fait. Il me fallait donc virer les actions et éviter les "je fais ci, je fais ça etc..." qui sont une absurdité narrative. En gros le JE+présent, c'est le boss de l'écriture et je suis toujours surprise que les auteurs amateurs s'y collent avec autant de légèreté !

Si j'ai assez vite cerné la voix du premier, l'adulte, car plus proche de moi, la seconde voix était bancale. Je n'avais fait que changer l'histoire racontée sans vraiment tenir compte d'un langage qui se devait d'être autre, bref je devais adapter mon style d'écriture au personnage et donc m'effacer du texte. Voilà ce qu'implique une narration en JE.
Ce n'est pas que je ne m'en étais pas rendu compte avant, c'est plus que je souhaitais dérouler l'histoire en construisant les deux parties en parallèle pour qu'elles se répondent correctement. Mais comme à chaque fois dans mon cas où la narration ne tient pas, le texte s'est cassé la gueule de lui-même sur la partie de l'enfant, environ à la moitié du déroulé alors que celle de l'adulte allait jusqu'au bout sans problème. Cette impossibilité d'écrire si la narration ne tient pas vient de ma méthode d'écriture : la progression thématique.
Le problème fut donc assez rapidement identifié avec les remarques des lecteurs qui pointaient une sorte de difficulté à pénétrer dans l'histoire du bas (celle de l'enfant). J'ai mis trois mois à tenter de reformuler certaines phrases pour mieux préciser le point de vue narratif, ce fameux JE au présent qui est une grande difficulté en écriture, j'ai virer les verbes d'action etc... Trois mois, j'avançais pas, c'était pas satisfaisant, l'impression d'avoir collé des rustines dégueulasses.
Et là, le déclic, une page blanche, une nouvelle voix que j'avais enfin saisie, et les 100 pages de la seconde partie se sont écrites toutes seules en 10 jours. Même pas de retouche à faire. J'avais juste appelé mon éditeur qui s'impatientait de voir le texte arriver, pour lui demander s'il était ouvert d'esprit et lui dire que j'avais tout repris à zéro. Gros silence au bout du fil, il me dit "ok... j'écoute..." j'ai lu les 10 première pages, il a dit Banco. La narration était tellement solide qu'il a suivi les yeux fermés.

@Nuajeux@ :

Va me falloir un moment pour déblayer, mais je pose ici comme me perd le très contrintuitif : s'effacer du texte lors d'une narration en je (je me souviens d'un de tes commentaires sur un de mes textes, tu avais dit : "je t'entends trop". Bon. Mais vraiment et concrètement j'arrive pas à comprendre en quoi c'est gênant). Et d'ailleurs j'ai pas été lire Anna encore mais passé en coup de vent lire le résumé, dans mon souvenir c'est une autofiction et de coup je me demande comment s'écrit une autofiction sinon en je...

@Lucivar@ :

Dans un texte en "JE", tout dépend de qui est le "je" bien évidemment. Si c'est une autobiographie, ou une autofiction, l'auteur est le narrateur, et tu peux faire ressentir et exprimer ta patte, ta voix d'auteur. Si le "je" n'est pas l'auteur. C'est à dire que tu choisis de faire parler un narrateur à la première personne à ta place, il faut bien évidemment lui laisser la place. C'est à dire que si ton personnage narrateur est un noble du 18eme siècle, ou un érudit coincé, ou un enfant rebelle, ou n'importe qui d'autre, et bien il va s'exprimer différemment et impacter la narration différemment. Parce que tu dois non seulement prendre en compte son point de vue interne "comment il voit le monde, comment il réagit aux évènements etc etc" mais aussi sa façon de le transmettre. Et c'est là que l'auteur doit s'effacer le plus possible, se faire oublier et devenir son personnage narrateur. Et c'est pour ça qu'entendre l'auteur dans un texte en "je" est très déplaisant, parce que ce n'est pas logique en fait. Si tu te mets à raconter des choses que ton personnage n'est pas censé raconter ni penser, bah ça va briser le pacte de complicité entre ton lecteur et toi.

Isabelle l'a dit, le "Je" au présent est encore pire, parce qu'il ne permet aucune triche, au passé tu peux jouer avec le lecteur parce que ton personnage narrateur est en train de raconter, il peut diverger, ergoter, parce qu'il transmet une histoire à quelqu'un en quelque sorte, il se fait le conteur de sa vie, et l'auteur peut en jouer, pour exprimer beaucoup de chose. Au présent, non, ton personnage il vit, et le lecteur vit avec. Pas de voix off façon "ça c'est moi, comment j'en suis arrivé là ?..." pas de recul. La caméra est dans l'œil, on voit et on entend ce qu'il entend, mais ce n'est pas à lui de nous le dire "là je vois ci, là j'entend ça" ce serait bizarre. C'est hyper contraignant si on veut ne pas rompre le charme et c'est pour ça qu'il y a bien peu de livres qui font ce choix là.

@Nuajeux@ :

Un peu de sommeil après vos lumières (t'as une bonne lampe Lucivar) voici ce que j'ai compris et ce qui me revient en pleine figure : je confonds ou je ne sais pas assez de distance ou de détachement (le mot décomplexé d'Isabelle sur ta facon d'exposer les choses m'a rappelé aussi à ce problème) auteur / narrateur. Là c'est l'auteur qui parle. Le lecteur quand à lui est fasciné par les liens invisibles entre eux. Pour ça sûrement que Lolita me paraît fou. Je ne l'ai pas lu mais me fie à ton analyse Isabelle. Bref y a là quelque chose que j'ai du mal à assimiler et je vous direz que je ne comprends pas comment on peut s'effacer d'un texte alors que finalement tout découle de la tête de l'auteur, de sa perception des choses, de ses pensées les plus noirs aux plus douces, tout tout tout et que si il ne parle pas fort ou d'une certaine manière au moment de l'écriture y a aucune singularité possible, aucun "truc" qui fait que, c'est fadasse. Finalement Lucivar, je crois qu'un moment tu évoques le jeu d'un acteur et c'est effectivement sur ce coup là très représentatif. Bon.

Pour apporter un élément de réponse à ce narrateur en JE, en effet dans certains cas, il est dissocié de l'auteur et d'autres cas, non.
Si c'est une chose avec laquelle l'auteur est mal à l'aise, on en revient aux point forts ou faibles de chacuns, et changer de narration peut être une bonne solution, ou conserver la fusion entre narrateur et auteur (comme dans les autobiographies ou les auto-fictions par exemple) ou sous l'aspect d'un avatar fictionnel qui serait une projection de l'auteur (ex : dans voyage au bout de la nuit où le personnage principal narrateur n'est rien d'autre qu'une projection de Céline lui même, ils partagent donc le même parcours de vie, la même profession etc...)
L'avatar est un procédé très fréquent, pour cela que beaucoup de livres ont pour personnage un auteur, un écrivain en panne ou quelqu'un en train d'écrire. Parler de soi renforce, de fait, la cohérence diégétique.
Je te rejoins sur le fait que l'intérêt du livre est de plonger dans la singularité de l'auteur, et donc pourquoi effacer l'auteur du texte ?
Ce n'est pas incompatible selon moi. L'auteur reste maître des choix narratifs. C'est sa singularité et son talent qui va permettre au lecteur de découvrir un point de vu différent, soit celui de l'auteur directement, soit celui d'un personnage auquel il n'avait pas forcément pensé et de développer à son encontre un phénomène d'empathie, ou de rejet, mais une relation sociale qui permet d'apprendre sur soi. Et ça, même si l'auteur peut être un parfait caméléon et se fondre dans son personnage, c'est le point de vue de l'auteur que de faire ce choix plutôt qu'un autre. Tu saisis ?
Mais ça ne convient pas forcément à tous les propos ni à tous les choix.
Je vais prendre l'exemple de Romain Gary. Dans les promesses de l'aube, il revient sur sa vie, son JE est donc lui, il n'y a pas à s'effacer dans ce cas. Mais dans la vie devant soi, il y a le défi d'incarner un autre auteur, Emile Ajar. Quoi de mieux pour cela que de choisir comme narrateur un être différent de soi : un enfant. Que Gary place dans les sentiments du garçon sa sensibilité et son interprétation de ce que doit être le sentiment de l'enfant dans ce cas, c'est sa singularité. Mais il ne doit pas parler comme un écrivain diplomate de 40 ans, il doit parler comme un enfant en foyer issu de l'immigration qui vit dans un immeuble avec une vieille dame.
Si on analyse l'histoire, on verra des similitudes entre l'enfance du héros et celle de Gary, des contextes, des scènes. Voilà où reste l'auteur : dans ses choix. Il aurait pu choisir la vie d'une danseuse étoile mais non, ça ne le touche pas ni lui parle.
Mais laisser parler son personnage, c'est aussi l'occasion pour l'auteur de lâcher un peu prise et de découvrir où va son histoire.

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