Le jeu du JE ou l'effacement de l'auteur :  avant/après

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Pour illustrer et aider je l'espère à comprendre le chapitre précédent, ou tout simplement à le ressentir, je vous propose un exemple sur justement mon troisième roman avec la version premier jet et la version réécrite du début. Si la réécriture du premier narrateur reste dans le ton tu premier jet, vous verrez que pour le second narrateur, la page blanche était nécessaire comme un nouvel angle d'approche. N'hésitez pas à surligner et commenter comme bon vous semble !

Les échassiers : en haut. (premier jet)

C’était le soleil et la lune qui nous courbaient l’échine : l’un par le poids de sa chaleur, l’autre par le poids de son regard. Il nous fallait aussi, nous pencher bas-devant et nous agripper fermement aux pommeaux de nos échasses pour ne pas céder aux vents.

Le jour, nous cachions nos peaux des rayons brûlants. Si proches du soleil, nous en sentions la morsure malgré les superpositions de nos étoffes dont les oripeaux pendaient comme des plumes fanées.

La nuit, nous cachions nos visages dans l’attitude des soumis. La lune nous jugeait de son regard intransigeant. Elle était le miroir d’une honte profonde dont aucun de nous n’avait le souvenir. Pourtant, à nous voir ainsi voûtés en permanence sous la voûte du ciel quand, ni face au jour et sa pleine lumière, ni dans la nuit et sa douceur, nous n’avions la fierté de relever la tête, je me dis que nos crimes anciens étaient suffisamment terribles pour nous condamner à fixer un sol que nous ne pouvions voir sous la mer de nuages, que nous ne pouvions que saisir du bout de nos échasses.

Le vent était le pire de tout. Le vent venait en traître, jouait de nous et de nos vies d’équilibristes. Il se glissait sous nos étoffes, aussi glacial que le soleil était brûlant, aussi mordant que lui. Le vent soulevait les couches et déployait nos tissus comme des ailes éventrées, incapables de voler. Le vent se moquait des étranges oiseaux que nous formions, de nos longs cous qui oscillaient, de cette façon de piétiner en soulevant à peine nos échasses pour ne pas tomber.

Les plateformes étaient nos havres : un endroit où se déchausser le temps d’un répit, de libérer nos mains et de transmettre nos échasses à un autre. C’était surtout un lieu figé où l’on s’entassait, trop nombreux à crever d’attendre quelque chose.

Sur les planchers, nul soleil pour nous brûler, nulle lune pour nous juger, nul vent pour nous moquer, nous gardions pourtant nos corps voûtés et cachés, à croire que nos haillons devenaient notre peau. Une fois le ventre plein et le sommeil apaisé, l’abri prenait des allures de cage où nous n’espérions que la prochaine marche pour quitter le perchoir. N’y restaient à demeure qu’enfants et vieillards, eux aussi forcés de patienter, leur vie pour les uns et leur mort pour les autres.


Les échassiers : en haut. (version finale paru en août 2022)

Je suis né comme tous les autres enfants, pondu au bord d’une plateforme dans un effort qui coûtait très souvent la vie aux mères. C’était un événement entouré de solitude : la venue au monde d’un être insignifiant et inutile, une bouche braillarde réclamant d’être remplie quand nous manquons tellement de nourriture. Pourtant, il a bien fallu un élan de pitié pour le minuscule tas de chair que j’étais, à moins que ce ne fût un quelconque instinct de survivance de l’espèce. Toujours est-il que je suis en vie, c’est donc que ma mère, ou quelqu’un d’autre, a fait taire mes cris en apaisant mon ventre.

J’ignore tout de la femme qui m’a sorti. Je l’imagine perchée sur des bambous, lourde du poids que je lui imposais. Combien de fois a-t-elle manqué de perdre l’équilibre et de sombrer dans le vide ? Que portait-elle en plus de moi ? Était-elle une cueilleuse d’eau ou un pêcheur d’oiseau ? Et après, qu’est-elle devenue ? Est-elle repartie, soulagée de mon fardeau, ou est-elle tombée dans la mer de nuages, trop faible par ma faute pour rester sur ses échasses ?

Ces derniers temps, je pense souvent à elle. J’aurais voulu comprendre ce qu’elle était et ce qui m’a glissé à l’intérieur de son corps. J’aurais aimé savoir ce que ça fait d’extraire la vie de soi. Cette vie si dure à conserver ne tient à rien sinon à nos estomacs creux, nos os saillants et nos errances de marcheurs. Pourquoi donc la donner à un autre quand on en possède si peu ? Et quelle vie ?

Le jour, nous cachons nos peaux. Nous vivons si proches du soleil que nous en sentons la morsure malgré les superpositions de nos étoffes dont les oripeaux pendent comme des plumes fanées.

La nuit, nous cachons nos visages dans l’attitude des soumis. La lune nous juge de son œil immense et intransigeant. Elle est le miroir d’une honte profonde dont aucun de nous ne garde le souvenir. Pourtant, à nous voir écrasés en permanence par la voûte du ciel sans connaître la fierté de relever la tête, je me dis que nos crimes anciens sont suffisamment terribles pour nous condamner à fixer un sol impossible à discerner sous la mer de nuages, un sol que nous ne touchons que du bout de nos échasses.

Et le vent… Le vent est le pire de tout. Il nous faut nous pencher bas-devant et nous agripper fermement aux pommeaux de bois pour ne pas lui céder. Il vient en traître et se joue de nous comme de nos vies d’équilibristes. Il se glisse partout, aussi glacial que le soleil est brûlant, aussi mordant que lui. Le vent soulève les couches et déploie nos tissus comme des ailes éventrées. Il se moque des étranges oiseaux que nous formons, de nos longs cous qui oscillent, de notre façon de piétiner en levant à peine nos pieds pour ne pas tomber. Où qu’il soit, de contre, de biais, ou d’arrière, il est un danger mortel qu’il faut affronter pour manger et survivre.

Au milieu des nuages, les plateformes étaient nos havres : un endroit où se déchausser le temps d’une halte, libérer nos mains et transmettre nos échasses au marcheur suivant. Ce sont surtout des lieux figés où l’on s’entasse, trop nombreux à crever d’attendre quelque chose. Une fois le ventre plein et le sommeil apaisé, l’abri prend des allures de cage où nous n’espérons que la prochaine marche pour quitter le perchoir. N’y restent à demeure que les Gardiens au pouvoir insensé, puis les enfants et les vieillards forcés de patienter : leur vie pour les uns, et leur mort pour les autres.


Les échassiers : en bas. (premier jet)

C’était les ombres qui nous forçaient à lever la tête, à guetter le nez en l’air pour leur trouver une forme et un sens autre que le danger d’être écrasés par les bambous marcheurs. Il nous fallait aussi cet espoir haut-delà des nuages pour ne pas se terrer à jamais sous les frondaisons obscures.

La lisière des arbres était notre seul refuge. Dans la profondeur de leurs dômes, entre leurs piliers immenses aux branches trop hautes pour être grimpées, le sol était d’une terre sèche comme la pierre, et le ciel sans soleil, sans étoiles. Le vent s’y engouffrait en hurlant de rage, il y trouvait tout l’écho qu’il voulait pour charrier nos peurs et remuer la poussière. Ce qui peuplait les ténèbres sonnait pire que la mort.

Nous campions au bord, là où les fougères prenaient encore assez de lumière pour pousser, là où la pluie ruisselait de biais. Nous dormions à la lueur des feux et devant le spectacle des bambous qui dansaient parfois si près de nos arbres qu’ils en abattaient les branches les plus extérieures. Jamais immobiles, les géants piétinaient en permanence comme s’ils ne pouvaient prendre racine. Et par moment, ils s’élevaient plus, à faucher l’air, pour retomber au loin dans la clairière en soulevant des gerbes de terre. Ils montaient haut, très haut-dessus des nuages. Le seul lieu où ils n’allaient pas était sous les frondaisons sans ciel.

Nous allions dans les clairières récolter des plantes et des fruits que l’orée ne nous prodiguait pas, ou trop peu. Nous tentions d’y trouver aussi le gibier de nos pitances, de petits mammifères rapides, capables de se faufiler entre les bambous autant qu’entre nos mains. Sur l’herbe humide et les pieds enfoncés dans la terre trop meuble, presque marécageuse, perforée à chaque instant, nous guettions les ombres étirées à l’extrême. Des lignes noires qui se croisaient parfois, se chevauchaient souvent, dont la longueur changeait selon la course du soleil. Nous avancions sans regarder devant nous mais toujours haut-devant, en cherchant dans les ombres mouvantes à savoir où le danger se planterait au sol.

Jamais nous ne sortions sous la pluie : les nuages trop denses nous masquaient les ombres, et nos corps s’enfonçaient dans la boue à s’y perdre tout à fait. Sans arbres pour tenir la terre, pour la couvrir un peu, elle buvait l’eau à la vomir, laissant presque de petits étangs s’étendre sur elle.


Les échassiers : en bas. (version finale parue en Août 2022)

Le truc avec la naissance, c’est qu’on ne choisit pas. Ça nous tombe sur la tête comme les bambous se plantent dans le sol. Ça traverse les nuages et le ciel, et ça vous écrase sans prévenir ni attendre la permission. Naître, c’est un peu pareil il me semble, car j’en ai vu des marmots à peine éclos, on ne leur demandait pas trop leur avis. Les adultes les prenaient, puis les mettaient ailleurs et ainsi de suite comme on déplace des cailloux. Ça n’avait pas l’air de déranger les petits, ils étaient là, c’était suffisant. Pour moi, c’était pas différent, j’étais forcément né quelque part et je ne me posais aucune question. Comment j’aurais pu savoir que les gosses, ça jaillissait du sexe des mères comme des lapins courants dans la prairie ? Comment j’aurais pu comprendre ce qui les avait conduits à pousser dans leur corps plutôt que dans les fougères ? Les mères n’étaient pas en terre ni en boue, et les graines risquaient pas de se planter dedans.

C’est l’idée d’avoir grandi dans un ventre qui était complètement idiote. Le ventre, ça sert qu’à se remplir de nourriture et à se tordre quand il est vide, et c’était déjà bien assez. Pourtant j’avais remarqué que certaines mères étaient gonflées comme des gourdes et, un beau matin, un machin rouge et criard est sorti d’une paire de cuisses ouvertes. Ce que je ne pouvais pas croire m’a sauté aux yeux. Si les enfants avaient atterri dans leurs estomacs, nos mères les avaient sans doute avalés à un moment donné avant de les expulser munis de deux bras, deux jambes et une voix à déraciner les arbres. Naître n’était pas si compliqué finalement, il suffisait d’être mal digéré. N’empêche, je me disais que les mâchoires des femmes étaient d’une efficacité redoutable pour arriver à modeler les gosses de la sorte.

D’entre mes propres cuisses, il ne sortait pas grand-chose, sinon de la merde dense et malodorante avec laquelle je ne risquais pas d’aller bien loin, encore moins de fabriquer un compagnon de chasse. Même avec la boue des marais et mes doigts, je façonnais à peine un escargot alors avec mes dents, c’était pas possible. Un point qui se rajoutait à la longue liste des différences entre adultes et enfants et qui nous plaçaient chacun de part et d’autre d’une limite infranchissable.

J’ignore beaucoup de la vie ; j’ai appris depuis, mais ça ne change pas grand-chose. En revanche, que le monde se divise en deux camps bien séparés, je l’ai remarqué très tôt. C’est un peu comme distinguer le jour de la nuit. Il y a les grands et les petits, les enfants et les adultes. Les enfants, c’est bien connu, ça ne sait rien et ça ne comprend rien, surtout quand personne ne leur explique. Chaque fois qu’on posait des questions, les adultes souriaient et se débarrassaient de nous avec les mêmes formules toutes faites. À croire qu’ils les avaient répétées ensemble. D’un clan à l’autre, les mères et les pères nous disaient que tout irait bien. La phrase magique par excellence ! J’ai faim ! Tout ira bien. Pourquoi les vieux n’ont plus de dents ? Ne t’inquiète pas, tout va bien. Pourquoi je ne connais personne ici ? C’est normal, c’est bien. Pourquoi je dois courir comme un fou tous les jours ? Ça te va bien, non ? Certes, ça m’allait bien, mais quand même. Quand tout va aussi bien, on finit tôt ou tard par se demander pourquoi on se pose autant de questions. Alors le mystère des bébés, j’y répondais comme un adulte, pas peu fier de ramener ma science : les bébés se pointent parce que tout va bien.

En vrai, dans une naissance, y a rien qui va. La mère pousse des cris horribles et respire comme un oiseau à qui on serre le cou tandis que son énorme ventre se secoue et se contracte en se ratatinant sur lui-même alors qu’il aurait été plus simple qu’il éclate tout bonnement. Pendant ce temps, un bébé complètement rabougri, déjà fripé comme un vieux se faisait mettre dehors par une force étrange qui devait le pousser au cul depuis l’intérieur. Il essayait de se faufiler dans un trou trop petit pour lui et s’y prenait comme un gland, la tête tordue, les épaules vrillées et les mains on ne sait pas où.

Enfin allégée, la mère trempée de sueur s’appliquait à aspirer tout l’air de la forêt, et pourquoi pas une seconde graine de môme pendant qu’on y était. Par contre, le gosse était dégueulasse. Couvert de sang et d’un peu de merde, il gueulait tout ce qu’il pouvait, à faire peur à tous les monstres des bois. Même l’Ogre aurait détalé, sûr, et l’Ogre, c’est le pire de tout. C’est les vieux qui le disent, et les vieux, ils ont la parole sacrée. C’est à cause de lui qu’on court dans la boue comme des lapins après les lapins d’ailleurs, parce que sinon, si on reste avec les adultes dans les lisières des forêts, l’Ogre sort et nous bouffe tout cru, même pas pelé. Tous, on préfère sauter dans les marais que se faire bouffer.



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