La linguistique n'est pas un gros mot ! Notions de base à l'usage des auteurs (atelier du 26/10/2023)

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Chers amis bonsoir,

Pour cet atelier, je vous propose un préambule qui va servir à poser des bases théoriques afin de vous permettre de comprendre la suite, mais surtout de prendre conscience de ce que vous lisez et de ce que vous écrivez. Et vous verrez que vous n'écrivez pas forcément ce que vous imaginez, d'où les quiproquos qui s'installent parfois entre auteur et lecteur.

A tous ceux qui aiment mettre en avertissement sur leurs texte, "je suis responsable de ce que j'écris, pas de ce que vous comprenez", je vous signale qu'il y a un bouton pour passer votre chemin. Je veux même pas rentrer dans le débat de la stupidité de cette phrase qui consiste à se dédouaner de ses propres responsabilités et à considérer l'écriture non comme un partage ou un échange, bref un dialogue dont le média serait l'histoire, mais comme une sorte de monologue égocentrique sans la moindre remise en question. La plate-forme est assez grande pour tout le monde et chacun peut rester dans son coin, ce lieu n'est clairement pas pour vous. Fin de la parenthèse.

Pour tous les autres, je vous promets d'essayer de rendre ça intéressant, d'en faire une synthèse utilisable facilement et surtout que c'est à la portée de tous ! Car oui, les cours de français en ont traumatisé certains, la grammaire provoque parfois de l'eczéma rien qu'à prononcer le mot, et l'analyse de texte a laissé un souvenir cuisant à beaucoup. Pourtant, c'est important d'y revenir, un peu comme un chanteur qui aurait une belle voix, mais refuserait d'apprendre la musique. Y'a un moment où on est limité.

Je vais tenter une approche plus pragmatique que scolaire afin de vous montrer que vous savez déjà tout ce que je vais ennoncer, vous l'utiliser chaque jour, mais vous n'en avez pas conscience et à l'écrit, vous en perdez peut-être la maîtrise. Bref, commençons !

Tout d'abord, la grammaire ne se limite pas à l'accord sujet/verbe ou nom/adjectif. Elle regroupe tant de choses que l'Académie Française n'a jamais réussi à en pondre une correcte en plus de 400 ans. Si la grammaire apprend à construire une phrase de la manière qui correspond aux règles, la linguistique s'intéresse à observer comment la phrase est effectivement construite et ce que cela entraîne. En gros, la première c'est la règle, et la seconde c'est l'usage. On va donc s'intéresser plus particulièrement à la linguistique pour comprendre ce qui se passe quand on utilise un mot plutôt qu'un autre, qu'on place les choses dans un ordre plutôt qu'un autre, ou qu'on choisit un temps de conjugaison et pas un autre. L'idée n'est pas de dire, faut écrire comme ci ou comme ça, mais bien d'observer ce qui se passe quand on écrit comme ci ou comme ça.

De manière générale, en linguistique, on sépare deux choses, la phrase de son énoncé. En gros, la phrase c'est la majuscule au début, le point à la fin et le fait qu'elle ait un sens, qu'importe le nombre de mots (un peu comme un roman finalement, ou une nouvelle etc, une majuscule au début, un point final et au milieu faut que ça ait du sens) ; et l'énoncé, c'est l'info qu'elle porte en elle. La phrase et son énoncé, c'est le fond et la forme (là encore comme dans un texte). Et pour qu'une phrase présente son énoncé correctement, elle va utiliser autant le sens des mots qui la composent que sa structure formelle.

Mais déjà, l'énoncé suppose une chose : un énonciateur et un acte d'énonciation. (ça vous rappelle pas un certain narrateur ? ;-) ) Et là où cela se complique, c'est que si le sens de la phrase dépend de sa structure grammaticale, la signification de l'énoncé dépend des conditions d'énonciation. Pas de panique, et avant de vous perdre, je vais mettre un exemple concret archi simple, vous allez tout de suite comprendre : "Il fait beau". Cette phrase conserve le même sens grammatical quelque soit le contexte dans lequel elle est dite, qu'il fasse rééllement beau ou non, que ce soit ironique ou non. Si en revanche, elle est énoncée alors qu'il pleut comme vache qui pisse, la signification de la phrase ne sera plus "il fait beau", mais l'inverse avec une pointe d'ironie. Mais alors, comment faire par écrit, puisqu'on n'a pas forcément le contexte ? Et c'est là que j'invite à la vigilance de l'auteur sur un contexte que le lecteur n'aura pas forcément. Mais rassurez-vous, c'est là aussi qu'intervient ce qu'on appelle les déictiques.

Les déictiques, késako ???

Ce sont des petites bêtes très importantes dans le langage, que vous utilisez tous les jours sans faire attention et qui peuvent à la fois créer un phénomène d'immersion et de complicité immense avec le lecteur, ou le perdre complètement si ils sont négligés ou mal employés.

Quand vous lisez un livre et que, même avec un sujet super intéressant, qui vous touche au plus près, il vous tombe des mains, ou vous laisse complètement à l'écart, penchez-vous sur la question, en général, les déictiques y sont pour quelque chose.

Quand au contraire vous êtes absorbés par une histoire qui n'est pourtant pas votre genre, là aussi, ils ne sont pas loin.

La différence ? L'auteur en prend soin, ou pas...

Bon... on a compris que je les aime ces petites choses, mais qu'est-ce-que c'est concrètement ?

Déictique vient du grec qui signifie "action de monter". Ce sont tout un ensemble d'éléments du langage qui va opérer sur le sens et posé les conditions de l'énonciation, donc la situation qui entourre l'énoncé de la phrase. En gros, ça vous pose un contexte en deux temps trois mouvements, ni vu ni connu je t'embrouille ! Et justement, c'est pour ça que ça embrouille.

Exemple concret :

"Toi aussi, tu iras voir ce film ?"

Le sens grammatical de la phrase est limpide. Là dessus pas de souci, mais franchement, vous savez de quoi parle cette phrase ? Le "TOI" est un déictique qui implique un contexte de JE à TU. Qui est TU et qui est JE ? Le "AUSSI" qui a l'air de rien, place l'idée que quelqu'un d'autre a vu le film, et pas n'importe lequel "CE" film, donc ça implique que "TU" sais très bien de quel film "JE" parle et que "TU" sais qui d'autre à vu ce foutu film !!! ARGHHHH !

Et voilà comment en une phrase vous ne savez absolument pas de quoi je parle, parce que la phrase met le lecteur en position de connivence alors qu'il est hors contexte. Cette phrase contient 4 déictiques, j'en ai cité 3 : le sujet "tu", l'adverbe "aussi" et le déterminant "ce". Avez-vous trouvé le 4ème ? (cherchez-le avant de poursuivre, car la réponse arrive à la phrase suivante ;-) )

Fin du suspens, le 4ème déictique est la conjugaison du verbe, au futur qui impose un présent d'énonciation, qui n'est pas le même que celui du lecteur. En gros, c'est quoi ce futur, c'est quand ? Si ça se trouve, c'est avant mon présent de lecture. C'est en tout cas une temporalité qui se pose en fonction d'un présent d'énonciation (dans le cadre du roman, on parle de présent de narration, ce qui permet dans certains cas de mixer les temps de conjugaison entre une narration au passé, qui correspond à l'action décrite, et au présent car le narrateur est en cours d'énonciation.)

Donc les déictiques vont être l'ensemble des éléments de sens qui vont nuancer l'énoncé en donnant des éléments de contexte.

Extrait de Wikipédia :

"Très schématiquement, on peut dire que tout locuteur, en prenant la parole, établit un ensemble de trois coordonnées (ego - nunc - hic, dit-on avec des mots latins) liées à la situation d’énonciation et manifestées par les déictiques. Il fixe ainsi :

  • un repère subjectif, la « première personne », le je (ego en latin), par rapport auquel se déterminent d’une part la « deuxième personne », c’est-à-dire le destinataire de l’énoncé, donc tu (ou vous), d’autre part le reste, ce ou ceux qui ne participent pas au dialogue, mais dont on parle, la « troisième personne » (la personne absente, disent les grammaires arabes) ;
  • un repère temporel, le maintenant (nunc en latin), moment de l’énonciation, soit un présent avant et après lequel se situent respectivement le passé et l’avenir ;
  • un repère spatial, le ici (hic en latin), c’est-à-dire l’endroit où se trouve l’énonciateur, ce qui permet de définir la proximité et l’éloignement."

Ces éléments du discours s'appliquent tout autant à la phrase qu'au texte global. Si vous avez placé le lecteur dans le contexte, vous pourrez utilisez des déictiques qu'il va comprendre, il est de connivence avec le discours du narrateur, il s'immerge dans le texte. A l'inverse, si vous n'en utilisez jamais, que vous explicitez tout, le lecteur reste passif, le phénomène d'immersion ne se fera pas. Et enfin quand vous les utilisez à toutes les sauces, le lecteur ne sait plus de quoi vous lui parlez. Dosage et équilibre, on en revient à ces deux concepts.

Mais vous imaginez déjà comment ces petites choses peuvent créer une confusion entre les intentions de l'auteur et la compréhension du lecteur ?

Comme vous l'avez-vu, les déictiques ont plusieurs forment et plusieurs nature. On distingue 5 formes de déictiques :

  1. Déictiques personnels : qui marque la personne dans une situation d'énonciation correspondant aux participants. « je », « tu », « nous », « vous » et « on ».
  2. Déictiques temporels : ce sont des marqueurs de temps qui situent l'énoncé par rapport au moment de l'énonciation. (Exemples : « aujourd'hui », « il y a trois jours », « cet automne »).
  3. Déictiques spatiaux : ce sont des marqueurs de lieu qui situent l'énoncé par rapport au moment de l'énonciation. (Exemples : « ici », « là ».)
  4. Déictiques discursifs : Quelques exemples : « ça, ci-dessus, ledit citoyen, cette histoire, par la présente, dans le développement subséquent, ce dont au sujet duquel j't'avons causé hier soir »
  5. Déictiques sociaux (en relation étroite avec les déictiques de la personne): Quelques exemples : « votre altesse, mon cher collègue, la grande bonté dont votre excellence a su faire preuve en de semblables circonstances »

(merci Wiki !)

Donc il y a le contexte mais il ne faut pas négliger le cotexte. Un petit N qui se perd et tout fout le camp ;-)

Plus sérieusement, le cotexte est l'intéraction des phrases et surtout de leur énoncé entre eux. C'est un peu la cohérence globale du propos. L'inter-relation des phrases va permettre d'étendre l'énoncé à une thématique, un sujet global, bref, à tout ce que vous voulez mais voilà comment se construit un livre. Dans le processus de lecture, le lecteur va se saisir inconsciemment de tous les éléments que vous allez semé dans vos phrases pour saisir le contexte, pour comprendre ce que vous dîtes. Et bien le cotexte étant l'articulation des phrases entre elles, si vous passez du coq à l'âne, le lecteur sortira du contexte et vous allez le perdre en route. Mais si vous avez placé au préalable un contexte d'un personnage qui passe du coq à l'âne, il va le prendre comme tel et sera moins perturbé.

Vous vous souvenez de l'exemple de l'Amant de Marguerite Duras ? Le cotexte a placé le contexte d'une sorte de photographie de l'autrice. Du coup, le JE+présent dans une description factuelle prend tout son sens. Sans le cotexte, ça foire.

Concrètement, dans l'écriture d'un roman, on retrouve dans ces notions de langage entre énoncé/énonciation, un système de narrateur/narrataire, déjà passé en discussion sur la plate-forme et cela vous montre qu'un narrateur ou un narrataire n'a pas besoin d'être clairement défini pour apparaître en filigrane dans le texte.

Vous voyez aussi que le couplace fond/forme qui sous-tend le texte est en fait issu de la phrase (j'ai déjà abordé cette notion de la phrase comme plus petite unité du texte et de son extrapolation à l'ensemble de l'oeuvre.)

Petite note finale, gardez en tête que ce n'est pas une narration en JE+présent qui va entraîner une plus grande immersion du lecteur ou une plus grande identification. C'est une fausse idée car le lecteur n'est pas votre personnage principal. Si on reprend le texte proposé par @Anna Soa@, je ne suis pas une fillette de 8 ans, je n'ai pas le même vécu, le même parcours de vie, je ne m'identifie pas à elle et ce sera le cas de 90% des lecteurs. Mais quelque soit votre narration, si vous prenez le lecteur par la main et que vous lui montrer les choses en douceur, que vous jouez de ces déictiques pour donner de la crédibilité au discours et le rendre complice de l'histoire, vous allez donner des informations très discrète sur votre diégèse et dans certains cas, rendre le lecteur intra-diégétique sans même rompre le 4ème mur. (C'est un truc que je fais beaucoup dans mes romans, j'adore que le lecteur ait une place dans mes textes. C'est pas facile à faire, mais c'est très satisfaisant et ça donne des expériences de lecture de dingue.)

Voilà, je conclus ici ce petit cours abrégé sur certains éléments de linguistiques très importants et souvent négligés, car je suis quasi sûre qu'on va les retrouver dans les analyses des textes qui suivent. Je vous proposerai aussi, en fin de cession, un exemple d'une oeuvre littéraire et vous verrez que même avec un narrateur externe, l'usage des déictiques créer une sensation d'immersion très forte et ce dès le début d'un roman.

J'espère que ce n'était pas trop fastidieux !

Merci.

K.

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