Elixir de parlotte

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 Le jeune loup-garou souffla un coup en fixant la petite fiole de liquide brunâtre. Agatha la lui avait confiée sur le retour de chez Juliette. Là-bas, ils avaient expérimenté les sarbacanes maisons de la gorgone. S’en servir n’avait pas été si évident qu’escompté. Ils s’étaient entrainés à tirer des cure-dents sur une cible pour fléchettes. Lisa fut particulièrement efficace. Cependant, les aiguilles de bois ne se plantaient pas très bien sur le réceptacle.

 — Pour réussir son coup, il faut certainement un minimum d’entrainement, en avait conclu Agatha une fois dehors.

 — Donc, c’est forcément le Tonton Théo, avait clamé Lisa d’un air victorieux.

 — Pas nécessairement.

 — Enfin, Agatha !

 — Quelqu’un d’autre a très bien pu s’entrainer en cachette ! On vient bien de le faire, nous.

 Le portrait avait levé les yeux au ciel. Pour elle, la culpabilité de l’écrivain ne faisait plus aucun doute. Agatha, elle, s’était laissée distancée de quelques pas. Manifestement, ses petites cellules grises la démangeaient. Amusé, Romulus se contentait alors d’assister au débat en poussant la brouette. Soudain, une vive douleur, une piqûre, le surprit au cou. Il sursauta et plaqua sa main à l’origine du mal tout en faisant volte-face. C’est là qu’il avait vu l’air triomphant d’Agatha, un cure-dent en main.

 — Qu’est-ce qui se passe ? s’était étonnée Lisa, dans l’incapacité de se retourner.

 — Rien, Rom’ a été piqué par une mouche !

 Tout en se massant le cou, le loup-garou se demandait justement laquelle avait piqué son amie. Il allait lui rétorquer quelque chose quand elle avait sorti la fameuse fiole de sa robe.

 — Tiens, avant qu’on oublie. Je l’ai préparé hier soir. Un élixir de parlotte !

 — Agatha, tu es vraiment sûre que c’est sans risque ?

 — Bien sûr ! Ce n’est même pas garanti que ça va marcher. Il va juste avoir beaucoup envie de parler. Ce sera à toi de le guider pour qu’il te parle de ce qui nous intéresse !

 Plus facile à dire qu’à faire. Maintenant qu’il s’apprêtait à le mettre dans le café de son père, Romulus hésitait. Et si Agatha s’était trompée dans la recette ? Et si son père goutait quelque chose d’étrange ? Et si… Romulus secoua la tête. Il avait promis d’essayer, même si ça ne l’enchantait pas. Après s’être assuré que personne ne le surveillait, il glissa les quelques goutes de la fiole dans la tasse déjà fumante.

 — Voilà, papa ! lança-t-il en arrivant dans le salon pour déposer le café sur la table basse.

 — Merci, fiston.

 Le commissaire leva à peine les yeux de son journal. Son fils s’installa en face de lui, afin d’être à sa vue quand l’élixir ferait effet. Pour patienter, il attrapa « Aventure en pleine jungle » et feinta de poursuivre la lecture qu’il avait déjà terminée la veille.

 Il se retint de réagir quand son père souffla sur le liquide noirâtre avant d’en boire une gorgée. Il retourna aussi vite à son journal, sans remarquer les coups d’œil furtifs que son fils lui lançait derrière son bouquin. Puis, après quelques secondes, il jeta un regard curieux sur Romulus.

 — Qu’est-ce que tu lis ?

 Le loup-garou eut l’impression d’entendre Agatha crier « Bingo » dans sa tête. D’un air qui se voulut détaché, il répondit à son père.

 — C’est le livre que je dois lire pour jeudi. Tu sais, « Aventure en pleine jungle ». Le livre du tonton de Jacky.

 — Ah, oui. Vous me l’aviez montré devant, enfin… Et il est bien, ce livre ?

 — Oui, mais je trouve que c’est un peu dérangeant de me dire que c’est peut-être un meurtrier qui l’a écrit, maintenant…

 — Oh, il l’a écrit avant que cette histoire ne démarre, soupira le commissaire en abandonnant son journal. Puis, tu sais, il reste des zones d’ombre à éclaircir.

 — Ah oui ? Oh, Jérémy m’a dit que tu étais passé chez lui, c’est vrai ?

 En ce qui concernait Romulus, en tout cas, c’était un mensonge éhonté. Le vampire de la classe, si ce n’est quelques brimades, ne lui adressait jamais la parole. De plus, Romulus n’aurait jamais osé évoquer le Comte Carotide aussi ouvertement en temps normal. Intérieurement, il frémissait en imaginant la réaction de son père.

 — Je n’y avais pas vu ton camarade, mais c’est vrai, soupira le commissaire, provoquant sans le savoir le soulagement de son fils. J’avais des questions à lui poser concernant Théodore Pumpqueen, justement.

 — Ah bon ? En quoi le comte serait lié à M. Pumpqueen ?

 — Des histoires d’argent, bien sûr. Toujours !

 Il but une nouvelle gorgée de café sans se rendre compte du drôle de regard que son fils adressait à la tasse.

 — Les Pumpqueen ont beau être une famille riche, avec la vieille peau qui gardait tout jalousement, le jeune Théo a eu des soucis d’argent dans sa jeunesse. Alors, au lieu d’être aidé par une famille qui en avait les moyens, il a préféré contracter une dette auprès du Comte.

 — Ça veut dire quoi ?

 — Ça veut dire que Théodore et son ami devaient une grosse somme d’argent au Comte et qu’ils étaient incapables de la rembourser à cause de l’échec de leurs affaires de l’époque.

 — Alors qu’est-ce qu’il a fait ?

 — Eh bien, ils ont fui, pardi ! Ils ont disparu dans la nature pendant plusieurs années avant de revenir avec ce fameux livre que tu as entre les mains.

 — Mais il avait toujours ses dettes ? Et le sphinx aussi, alors ?

 — C’est là que ça devient intéressant. Parce que môssieur le Comte prétend que non. Soi-disant, tout aurait été remboursé. Comme par hasard ! Fiston, je peux te dire que c’est louche. Et j’ai du flair !

 Il pointa son museau en lui adressant un clin d’œil. Romulus sourit. Ça faisait longtemps qu’il n’avait plus vu son père aussi enthousiaste à parler de son travail. Décidément, l’élixir de parlotte était d’une efficacité remarquable !

 — Tu as revu ta camarade, aujourd’hui, d’ailleurs ? L’épouvantail ?

 — Non, elle est toujours absente.

 — On peut comprendre qu’elle soit chamboulée, l’oncle qui tue l’arrière-grand-mère, c’est quand même sauvage… Au moins, je peux dire qu’elle n’a pas souffert. On avait mis assez de somnifère dans son verre pour assommer tous les centaures de la ville. Mais je ne devrais pas te dire ça !

 Romulus déglutit. Est-ce que les effets de l’élixir se terminaient là ? Son papa se rendait-il compte de tout ce qu’il venait de déblatérer ? Est-ce qu’il allait devoir essuyer des représailles ? Son cœur rata un battement quand il vit son père avaler ce qu’il restait de son café.

 — Romulus, est-ce que je t’ai déjà raconté comment j’ai rencontré ta mère ?

 Une goute de sueur perla dans son dos. Il laissa son père démarrer une histoire incroyablement longue qu’il aurait préféré ignorer. C’était peut-être finalement pire que d’être percé à jour…

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