Chapitre 2 : La cage
Ce fut un mal de tête qui réveilla Ilona. C'était comme si les percutions du chœur avaient décidé de répéter à l'intérieur de son crâne. Gardant les yeux fermés dans l'espoir de calmé les tambourinements dans sa boîte crânienne, elle tenta de prendre une position plus agréable sur sa couche qui lui semblait particulièrement peu confortable ce matin. Un bruit métallique qu'elle ne reconnut pas raisonna dans sa cabine, finissant de la faire émerger de son lourd sommeil. Quelque chose n'allait pas.
Le cœur battant à tout rompre, entraînant avec lui les percussions, Ilona se força à ouvrir les yeux. Avec difficulté, sa vision, d'abord floue, se posa sur ses poignets. Sa poitrine se comprima, son sang se glaça et elle oublia cette douleur lancinante à sa tête. Elle était à présent pleinement réveillée. Et elle le regrettait.
Des chaînes. Voilà l'origine du bruit métallique. Des chaînes reliant les bracelets de métal qui lui enserraient les poignets et les chevilles et le lourd collier de fer froid qui entouraient à présent son cou fin. Maintenant, elle pouvait ressentir leur poids aussi lourd que la peur qui lui comprimait la poitrine. Désormais, elle pouvait sentir leurs froideurs aussi glaciales que le désespoir s'infiltrant au plus profond d'elle.
Elle finit de se redresser, tremblante. Sa migraine lui fit verser une larme. Larme qui fut rapidement suivie par d'autre au fil de l'observation de son nouvel environnement. Dans la pénombre, elle distinguait avec peine ce qui l'entourait. Elle pouvait voir les barreaux de la cage dans laquelle elle se trouvait, mais pas le reste de la pièce. Cette cage était à peine suffisante pour qu'elle puisse s'allonger et bien trop basse pour qu'elle puisse se lever. Cela ressemblait à ses horribles cages dans lequel les animaux étaient exposés au marché. Comme simple couche, elle reposait sur de la paille recouverte d'un épais drap sala et parsemait de trous. Seul point positif, on lui avait laissé ses vêtements, mais sans sa cape, la froideur de la pièce pénétrait impitoyablement sous sa peau.
Des larmes dévalèrent ses douces joues aux rondeurs enfantines. Sa poitrine se comprima si bien qu'elle eut du mal à respirer correctement. Pourquoi lui avait-on fait ça ? Qu'avait-elle fait pour mériter d'être enfermé ainsi comme une bestiole ? Pourquoi l'avait-on enchaînée comme la pire des criminelles ?
Durant un temps qui lui sembla infini, elle se laissa broyer par la peur, le désespoir et la terreur.
Puis les larmes tarirent, son souffle se calma et son esprit éclaircit. Les larmes avaient suffisamment érodé la peur pour que l'espoir revienne et l'aide à se battre. Si elle ne voulait pas devenir choriste, elle aimait beaucoup le chant et sa magie. Elle avait durant toute son enfance apprit les chants qui ensorcellent le monde et elle connaissait les notes qui faisaient plier le métal. Elle n'était pas sûre que sa maîtrise soit suffisante pour se libérer, mais maintenant qu'elle avait assez pleuré sur son sort, il fallait qu'elle se batte.
Elle ferma les yeux quelques secondes, se concentra, prit son temps pour échauffer sa voix par de petite vocalise. Puis, une douce mélodie s'échappa de ses lèvres. Douce et brève. À peine les premières notes émises qu'elle ressentit une violente brûlure le long de ses cordes vocales et que sa migraine s'intensifia. En sueur, le souffle saccadé, elle fit de son mieux pour essuyer les nouvelles larmes que la douleur avait apportées. Il ne fallait pas qu'elle pleure. Elle savait que les pleurs l'empêcherait de sortir les bonnes notes. Il était d'autant plus difficile de les chasser qu'elle était totalement affolée. Jamais, la magie et le son ne lui avait provoqué de telle réaction. Jamais sa voix ne l'avait trahi. Il n'y avait aucune raison qu'elle n'y parvienne pas !
Alors, pleine de conviction, elle se redressa. Elle améliora sa posture, la posture avait un grand rôle dans le chant. Elle fit de nouvelles vocalises, s'assurant que sa voix n'avait pas de problème. Quand elle fut satisfaite des notes, qu'elle fut certaine d'avoir bien échauffé sa voix, elle se concentra pour émettre une mélodie épurée de toute fausse note. Petit à petit, elle déversa dans son doux chant de la magie.
Et son chant se transforma en une plainte de douleur. Puis le silence. Un silence plein de souffrance. Elle avait eu l'impression qu'on lui avait fait avaler des braises tout juste sortie du feu et sa tête semblait sur le point d'exploser. Il ne s'en était pas fallu de peu pour qu'elle s'évanouisse sous cette horrible torture. Une torture alimentée par l’infâme sensation qu'on lui avait aspiré sa magie. Malgré la douleur, elle avait eu l'impression qu'une force inconnue lui avait arraché sa magie au moment où elle avait voulu s'en servir.
Elle ne parvient plus à se tenir droite. Elle s'effondra, se tenant le crâne, laissant les larmes s'échapper sans plus les retenir. Il n'y avait plus d'espoir ! Ce n'est pas sa voix qui lui faisait défaut, ce n'était pas non plus la magie. Une force extérieure l'empêchait d'avoir accès à ses pouvoirs et si elle essayait de l'ignorer, cette force arrachée violemment la magie qu'elle avait rassemblée.
Comment lutter contre ça ?
— Je vois que tu as enfin compris.
Ilona se redressa doucement, plissant ses yeux pour voir d'où provenait cette voix grave et puissante. Elle n'avait pas besoin de le voir pour savoir que cette voix lui appartenait. Sa voix n'était plus vraiment la même. Elle avait perdu toute trace de jovialité et de sympathie, il n'y avait plus ce sourire qui avait tant plus à la jeune fille. Sa voix n'était plus que puissance et autorité.
Enfin, son regard se posa sur sa silhouette dans l'obscurité de la pièce. Il était assis avec droiture sur une chaise. Mais elle ne parvenait pas à le voir, il se fondait dans l'obscurité, le rendant encore plus imposant et dangereux. Si elle ne parvenait pas à le voir, elle savait que c'était bien lui. Lui, la cause de son malheur. Lui qui avait joué avec sa crédulité. Lui, Thalgarion.
Elle s'assit, s'adossant aux barreaux, laissant la douleur s'atténuer, avant de demander tristement et simplement :
— Pourquoi ?
— Et pourquoi pas ? Je dois dire que ta naïveté m'a grandement surpris. Je me demande si c'est une caractéristique à tout ton peuple.
Bien qu'elle essayât de demeurer impassible, la fille de la mer fut touchée au plus profond de son être. Cet homme, aussi horrible qu'il soit, avait parfaitement raison. Elle allait bientôt autre une adulte, elle avait beaucoup de savoir sur le continent et cela ne l'avait pas empêchée de tomber dans le premier piège qu'on lui tendait. Si elle avait écouté sa mère, si elle s'était montrée plus sage et plus patiente, rien de tout ça ne se serait produit.
Elle déglutit, essayant de chasser cette culpabilité qui venait s'ajouter à la peur et au désespoir pour la paralyser. Elle devait rester forte.
— Que me voulez-vous ? Demanda-t-elle lentement craignant la réponse.
— Bien que naïve, tu m'as parue très intelligente. Alors, n'en as-tu pas une petite idée ?
Il avait mis dans ses paroles la même intonation joueuse qu'il avait eu la veille. Une intonation qui la veille, avait poussé la jeune fille à rentrer dans son jeu et à s'ouvrir. Une intonation qui maintenant lui glaçait le sang, lui donnant l'impression de n'être rien de plus qu'un amusement pour lui.
— Vous allez faire de moi une esclave, comprit Ilona des larmes ruisselant sur son doux vissage.
L'homme se redressa silencieusement, fit les quelques pas qui le séparé de la cage et s'agenouilla. Son visage enfin visible dans la pénombre affiché un sourire étrangement amical. Un sourire qui la fit frissonner de plus belle. Un sourire qui provoqua en elle une véritable terreur. Si elle le pouvait, elle aurait reculé davantage, mais les barreaux la retenait. Alors, elle se recroquevilla tel un animal effrayé.
Cette réaction ne fit qu'agrandir l'horrible sourire de son tortionnaire.
— Quand j'ai entendu le rapport de mes hommes, ce fut en effet la première pensée qui m'est venu. Puis, mon insatiable curiosité m'a poussé à venir à ta rencontre. Peut-être que cette décision a été guidée par Dieu, car ce fut la bonne. Tu as de la chance petite fille. Tu es bien trop précieuse pour devenir une simple esclave.
— Que voulez-vous dire ? Que vais-je devenir ? En quoi je suis précieuse ?
— Tant de question. Cependant, je ne pense pas qu'il est l'heure des réponses. Toutefois, si tu es aussi intelligente que je le pense, tu connais déjà la réponse à la dernière question. Alors dis-moi, petite fille, pour quelle raison es-tu précieuse ?
Ilona l'observa plus attentivement entre ses larmes. Elle n'était pas sûre d'apprécier le jeu auquel il voulait jouer. Elle ne parvenait pas à le cerner. Il avait totalement repris son air jovial et amical. Il semblait apprécié la conversation comme s'il ne parlait pas à une fille qu'il avait enfermée dans une cage. En quoi pouvait-elle être si précieuse pour lui pour qu'il préfère l'enfermer que de la vendre comme du bétail ?
— Je suis une choriste, souffla-t-elle en comprenant.
L'homme lui sourit avec le sourire que l'on réserve à un enfant qui donne une bonne réponse. Ce drôle de rictus ne fit qu’accroître l'instabilité de la jeune fille.
— Tu vois, j'étais sûr que tu étais capable de comprendre. C'est une autre raison qui te rend précieuse.
— Mais qu'allez-vous faire de moi ? Demanda une nouvelle fois Ilona d'une voix implorante.
— Je te l'ai dit, il n'est pas encore l'heure des réponses. Et il est temps pour moi de me retirer. Des obligations m'attendent. Tu vas avoir le temps pour réfléchir à tes questions et tenter d'y trouver des réponses. J'ai hâte d'être à notre prochaine conversation.
Là-dessus, l'homme se redressa et se dirigea vers la porte à peine visible dans la pénombre. Juste avant de disparaître, il se retourna :
— J'aime beaucoup ton chant. Il me tarde de pouvoir l'entendre de nouveau.
Et il disparut, laissant Ilona effondrait.
La visite de Thalgarion l'avait laissée dans un tel état qu'elle n'était pas prête quand la porte s'ouvrit de nouveau. Une peur sans nom lui rongea le ventre quand elle s'imagina que se fut lui qui revenait. Mais ce n'était pas lui. Cela ne la rassura pas. Elle observa avec méfiance la silhouette qui s'avançait vers elle dans la pénombre.
C'était une femme menue. La première chose que remarqua Ilona, était la tenue de la nouvelle arrivante. Elle portait une longue robe très simple en lin d'un triste gris surmonté d'un tablier au multiple poche. Sa chevelure noire était entièrement recouverte d'un chiffon de la même couleur de sa robe. Ce furent les lourds bracelets en fer qu'elle portait aux poignets et aux chevilles qui convainquirent Ilona que cette femme était une esclave.
Le cœur de la fille de la mer se serra. Elle se sentait triste pour cette femme qui n'avait peut-être jamais connu la liberté. Et elle ne put s'empêcher de voir en elle ce qu'elle pourrait devenir. Sans quitter le fond de la cage, elle l'observa silencieusement.
La nouvelle venue, sans un regard pour la prisonnière, déposa une écuelle de soupe et un pichet d'eau dans la cage avant de repartir aussi vite qu'elle n'était arrivée. La laissant seule dans la pénombre.
Ilona resta prostrée durant de longue minute, le regard posé sur la pénombre dans laquelle avait disparu la femme. Totalement perdu, même l’angoisse et la peur ne l'atteignait plus. Elle était sous le choque. Elle ne savait pas ce qu'elle allait devenir. Petit à petit, lentement, son regard descendit vers l'écuelle. L'esprit vide, elle l'observa. Ce potage n'avait rien de semblable à ce qu'elle avait dégusté la veille. Il ne dégageait pas ces enivrantes odeurs qui l'avaient hypnotisée. Il n'avait pas de couleur appétissante qui lui avait donné l'eau à la bouche.
Doucement, elle se déplaça. Elle saisit l'écuelle et la plaça hors de la cage. Elle ne pourrait rien avaler. La peur, l'inquiétude, le sentiment de trahison, la culpabilité, tout cela lui coupait l'appétit et lui tordait l'estomac.
Tout aussi lentement, elle alla se rouler en boule le plus loin possible de la porte. Les larmes revinrent, coulant en flot. Déversant sa culpabilité. Culpabilité d'avoir quitté la barge. Culpabilité de ne pas avoir écouté sa mère et les autres adultes. Culpabilité d'avoir été trop confiante et d'avoir cru que ses connaissances sur le monde terrestre était suffisante pour qu'elle s'en sorte. Et enfin, culpabilité d'avoir été si naïve. Elle pleurait, déversant sa peur. Peur de ce qu'elle allait devenir. Peur de ne plus jamais revoir Brise-vague, sa famille, ses amies, sa communauté. Elle laissa ses larmes la nettoyer toutes ses émotions.
Puis les questions arrivèrent. Comment allait-elle survivre ? Pourrait-elle s'enfuir avant que la barge parte ? Pourrait-elle même un jour revoir la mer, l'océan qui l'avait vu naître et qu'elle chérissait ? Avait-elle seulement le moyen de résister à cet homme qui semblait si puissant ?
L'appréhension de n'avoir aucune réponse la rendait encore plus fébrile. Elle aurait préféré avoir quelque certitude, même qu'on lui dise qu'elle allait être une esclave que d'être dans cet inconnu. Elle pourrait savoir ce que l'avenir lui réservait. Et elle pourrait s'y préparer. Savoir ce qu'on voulait d'elle, lui permettrait de mettre en place un plan pour résister.
Elle resta dans cet état second le reste de la journée. Recroquevillée, plongée dans ses malheurs et son désespoir, elle ne remarqua par l'esclave venue lui changeait d'écuelle et de pichet. Elle ne remarqua pas que le potage avait été changé par un ragoût, certes peu ragoûtant, mais bien plus consistant.
Ce n'est que quand la petite lucarne au-dessus de sa cage lui montra un ciel noir qu'elle se redressa et remarqua que le contenu de son écuelle avait changé. Pour autant, elle la replaça à l’extérieur de la cage comme elle l'avait plus tôt. Son estomac était toujours aussi noué.
Une ou deux heures plus tard, alors que la femme lui rapportait un nouveau repas, le comporta d'Ilona évolua. Pas pour le mieux. Sa respiration s'affola, sa vision se brouilla, la nausée monta. Elle venait juste de prendre conscience que ça y est, Brise-Vague avait levé l'ancre. Qu'il n'y avait plus d'espoir pour qu'elle retrouve sa famille, ses amis, sa communauté.
Elle connaissait les règles de la barge. Dès lors que sa disparition avait été remarquée, l'engrenage s'était mis en route. La barge devait être partie au plus tard dans la nuit. Il en était ainsi. S'il y avait une disparition alors que la barge mouillait prêt de terre, ses terres étaient considérées comme dangereuse et il fallait partir au plus vite. Malheureusement, la communauté ne pouvait pas risquer de se mettre en danger pour un seul individu. Pour certain, cela était de la lâcheté, mais c'était surtout une forme de sagesse. Il était bien trop risqué d'envoyer une équipe pour récupérer le disparu au risque de perdre encore plus de membre et d'entrée en guerre avec le peuple terrestre. Le peuple de la mer était pacifiste et s'il était très doué pour se défendre contre les éléments et les monstres marins, ils ne savaient pas comment se battre contre d'autre humain. Et les confrontations avec l'empire de Zhikerhoz était d'autant plus délicates que l'empire les considérait comme un peuple de barbare et de suppôt d'Attessus qui fallait faire disparaître.
Et si le savoir désespérait Ilona, elle savait que cela était mieux. Elle ne voulait pas que ça bêtise condamne sa barge et tout son peuple. Mais la douleur de le savoir n'en était pas moins insurmontable. Savoir que dès que la barge s'était éloignée, elle a été considérée comme morte. Après ce soir, sa famille et ses amis allaient porter son deuil, ils allaient la pleurer comme si elle était réellement morte. Cela la déchirait de savoir que tous ceux qu'elle aimait, tous ceux qui l'appréciaient penserait à elle en la croyant morte. Si tout le monde la croyait morte, n'était-ce finalement pas comme si elle était réellement morte ?
Un vide se creusa dans sa poitrine. Un vide immense et indescriptible. Comme si une partie d'elle était vraiment morte. Un vide qui la laissa en larme, tremblante, frigorifier, et la respiration saccadée. Puis tout s'arrêta. Elle se figea, les yeux dans le vide. Elle était vide. Après tout, elle n'avait plus d'existence.
Et pourtant, le matin finit par arriver. La porte s'ouvrit de nouveau. Mais ce ne fut pas la femme qui entra, mais Thalgarion et sa silhouette imposante. Aussi incongru que ce soit, cet homme puissant, cet homme de pouvoir, cet homme portait une écuelle pleine de potage dans sa main. Son regard sévère se refroidie quand il posa son regard sur l'écuelle encore pleine de la veille.
Ilona ne broncha pas. Elle avait à peine dormi et depuis qu'elle était réveillée, elle était toujours dans la même apathie. Elle était figée, totalement immobile, les yeux dans le vide. C'était tout juste si elle était consciente de la présence de son tortionnaire bien qu'il fût dans son champ de vision.
— Je n'aurais pas pensé que tu fusses le genre à faire la grève de la faim, remarqua-t-il de sa voix grave, pleine de puissance.
Sa voix sembla la sortir légèrement de sa torpeur. Suffisamment, en tout cas, pour qu'elle fronce imperceptiblement les sourcils. Bien sûr que non, elle ne faisait pas une grève de la faim. Que raconter cet homme ?
Pour une fois, il ne paraissait pas la comprendre. Jusqu'à présent, il avait été bien trop clairvoyant à son sujet. Il savait étrangement lire en elle. Pourtant, cette fois-ci, il se trompait. Elle posa son regard sur l'écuelle qu'il lui tentait toujours sans grande conviction. Si elle n'avait pas mangé depuis qu'elle était dans cette cage, ce n'était pas par rébellion, mais parce qu'elle n'avait tout simplement pas faim. Ce serait idiot qu'elle se lance dans cette forme de rébellion, elle s'affaiblirait inutilement. Si elle voulait lutter, elle aurait besoin de toutes ses forces.
Cette prise de conscience finit de la sortir de sa torpeur. Même si elle n'avait toujours pas retrouvé l'appétit, elle se saisit de l'écuelle qu'il lui tentait. Pour lui prouvait qu'il se trompait sur son compte et lui montrer sa détermination à lui tenir tête. Elle commença à boire la soupe en lui lançant un regard de défi. Elle n'avait peut-être plus d'existence, mais elle pouvait sans forger une !
— Je savais que tu étais forte, dit-il, retrouvant son sourire presque amical. Se priver de nourriture est une méthode de lâche et tu ne l'es pas.
Sa déclaration réveilla la colère de la jeune captive. Le genre de colère qu'elle ne connaissait pas. Une colère profonde et grondante dirigée contre cet homme prétentieux qui croyait pouvoir la juger. Jamais encore, elle n'avait ressenti de colère envers quelqu'un d'autre qu'elle. Jamais elle n'avait eu une si violente émotion envers un individu. Ce n'était pas pour rien qu'elle était considérée comme la plus gentille d'un peuple pacifiste.
Mais cet homme devant elle, cet homme qui croyait avoir un droit sur elle, cet homme qui croyait pouvoir la comprendre, cet homme faisait naître en elle une colère sourde. Ayant fini son écuelle, elle alla le placer au pied de cet homme et s'installa le plus confortablement, sans même s'éloigner. Elle plongea ses yeux verts dans son regard noir. Il n'était pas question que ce soit cet homme qui dirige sa nouvelle existence. Son ancienne existence, celle d'Ilona la fille de la mer, avait été dirigée par la communauté. Elle l'avait parfaitement accepté dans sa précédente existence, car cela lui avait permis de vivre une enfance heureuse et riche de connaissance. Elle appréciait la communauté de la barge de Brise-Vague parce qu'elle assurait que tous vivent équitablement et justement. C'était elle-même qui avait accepté de se plier aux règles de la communauté qui était juste et qui lui assuré une belle vie.
Mais si Ilona, fille de la mer, était morte, la nouvelle Ilona n'accepterait pas facilement que l'on lui dicte son existence !
— Tu ne sembles pas apprécier mon jugement petite, remarqua l'homme. Cependant, peu importe ce que tu en penses, maintenant ta vie dépend de ce que je pense de toi.
Non, il se trompait. Sa vie ne dépendait seulement d'elle. Quoi qu'il lui fasse, elle garderait cette conviction. Toutefois, elle se garda bien de lui dire. Elle avait bien compris que ce qu'il voulait d'elle c'était sa voix. Alors, il ne l'aurait pas. Elle lui sourit.
Cependant, contre toute attente, son attitude provocatrice fit sourire l'homme qui l'observa une dernière fois avant de tourner les talons.
Dès qu'il fut parti, dès que la présence de son ennemie disparue dans les ténèbres, sa nouvelle résolution, son nouvel état d'esprit vacilla. Sans pouvoir se focaliser sur l'homme à l'origine de son malheur, elle ne put d’empêcher de se rappeler qu'il n'est pas le seul coupable dans cette situation. Elle ne parvint pas à maintenir sa colère sans sa présence. Perdant de sa superbe, elle retourna se blottir au fond de sa cage.
Les jours qui suivirent se ressemblèrent tous. On la laissa croupir dans la pénombre de la cellule, seule avec sa conscience. Ce fut rapidement une véritable torture, la pire expérience qu'elle n'ait jamais vécue. Au sein de la communauté, il n'y avait guère que la nuit pour trouver la solitude et Ilona n'avait jamais eu à s'en plaindre. Elle aimait la compagnie de chacun et allait la chercher d'elle-même. Elle aimait jouer avec les plus jeunes, comme avec ses amis. Elle appréciait la longue conversation sérieuse comme pleine d'humour qu'elle pouvait avoir avec d'autre. Elle s'enthousiasme de venir en aide à ceux qui en ont besoin. La solitude, elle n'avait jamais connu. Pas plus que l'enfermement, le froid et la pénombre perpétuelle.
Une seule chose venait interrompre cette douloureuse solitude. La femme esclave venait régulièrement lui porter de la nourriture. Elle avait le droit à trois repas par jour. C'était sa seule visiteuse, l'homme n'était pas revenu la voir. Ilona essaye bien de se raccrocher à cette présence pour rendre sa solitude moins pesante, mais c'était loin d'être une présence chaleureuse. La femme se contentait d'échanger silencieusement les écuelles et les pichets, et une fois par jour de changer le seau dans lequel la jeune fille faisait ses besoins. Elle repartait toujours aussi vite qu'elle n'était venue, sans lui avoir adressé un regard ou une parole.
Mais malgré toute cette solitude, durant trois longs jours, Ilona tint son engagement de ne plus parler, de garder sa voix pour elle-même. Mais au bout du quatrième jour, elle n'y tint plus. La solitude était trop pesante. Ajoutée au reste des dur condition de son emprisonnement, la solitude devenait bien trop insupportable. Ilona se convainquit que la femme, bien qu'esclave, n'avait rien à voir avec son maître. Que même si elle voulait priver de sa voix son tortionnaire, cela n'avait rien à voir avec cette femme.
Le midi du quatrième jour, Ilona prit sa décision et elle interpela la femme d'une voix hésitante et faible :
— Comment vous appelez-vous ?
Mais la femme l'ignora, continuant juste sa routine sans lui prêtait attention. Cela ne découragea pas Ilona. Au contraire, la jeune captive ne cessa de réessayer à chaque visite de la femme. Elle lui posait toutes sortes de question sans réelle importance. Mais aucune ne trouvait de réponse, aucune réaction. C'en était à se demander si cette femme n'était pas sourde.
Mais Ilona pensa plutôt que ce mutisme était l'œuvre de son maître. Cet homme qui semblait la comprendre mieux qu'elle ne le voudrait, devait savoir que la solitude allait lui pesait. À aucun moment, Ilona n'émit l'hypothèse que la femme gardait ce mutisme volontairement et sans contrainte. Ilona n'était pas habituée à la méchanceté et cela ne pouvait lui venir à l'esprit qu'on puisse l'ignorer dans cette situation, alors qu'elle était en grande détresse, sans qu'on l'y ait forcé. Mais son manque de méfiance était justifié. La femme n'avait pas la liberté de faire autre chose que suivre les ordres.
Cependant, malgré ce manque de réponse, Ilona se raccrocha chaque jour d'avantage à la présence de cette femme. Elle s'y crochait pour ne pas sombrer dans la folie et dans le désespoir. Après plusieurs jours à lui avoir posé toute sorte de question, Ilona changea de tactique et choisi plutôt dû lui parler d'elle :
— La brise me manque, lui dit-elle un jour. Je ne sais si un jour, tu as eu la liberté de prendre ton temps pour vraiment ressentir la brise. La brise, c'est la caresse du vent, le souffle de la mer. C'est quand tu te tiens sur la plus haute des vigies de la barge, alors qu'elle fend les vagues voguant vers la nouvelle destination. C'est ce sentiment de liberté quand tu ignores où tu vas, et que tu te laisses porter par les courants et le vent. Pour ressentir la brise, avec mes amis, on aimait se rendre sur un pont arrière, là où le vent est le plus fort, pour ressentir la puissante caresse du vent et des embruns. Et même si ce plaisir rimait avec cheveux emmêlés et salé, j'oubliais les heures que j'allais passer à me démêler pour profiter de ces instants. Des instants de pur plaisir !
Cela lui fit du bien de dire ses pensées. De raconter les souvenir qui la faisait souffrir maintenant qu'elle avait perdu sa liberté, même si son interlocutrice ne lui lancer même pas un regard. Alors commença une nouvelle activité pour la fille des mers. À chaque fois que la femme venait faire son œuvre, Ilona se mit à lui parlait de ce qui lui manquait, de ce qui la faisait souffrir. Elle raconta ses histoires dans toutes les langues qu'elle connaissait, espérant ainsi la faire réagir. Jamais, la femme ne sembla la remarquer.
Et malgré ces brefs moments, malgré tous ses efforts pour faire disparaître la solitude à travers ses récits, cette dernière finissait toujours par la rattraper. Devenant de plus en plus violente et amenant avec elle la folie. Ilona commença à parler toute seule, à moitié consciente de ce fait.
Puis vint le jour où elle brava ses propres interdits. Alors que la douleur de la solitude était trop forte, que cette douleur était devenue physique et que tout son corps en souffrait, elle se mit à chanter. Ce n'était qu'un murmure à peine perceptible, mais dans le silence surnaturel de sa sombre cellule, une douce berceuse s'éleva. Il n'y avait aucune magie, aucun pouvoir. Pourtant, de ce doux chant nostalgique, elle trouva un grand réconfort. Durant un instant, elle sentit la chaleur de l'étreinte de son père, le sourire de sa mère. Elle en oublia le froid de sa cage, elle en oublia la pénombre angoissante de la cellule. À travers cette berceuse, elle était de retour dans les appartements de ses parents. Ses yeux se fermèrent en même temps que la mélodie prit fin. Elle s'était tranquillement endormie et pour la première fois, elle ne fit aucun cauchemar.
Elle avait beau protester et refuser de devenir choriste, il y avait une vérité qui ne pouvait être ignorée. Ilona avait toujours trouvé un grand réconfort dans le chant. Elle déployait sa voix dès qu'elle en avait l'occasion. Le chant la réconfortait quand elle était triste ou stressée. Mais il s'exprimait également quand elle était pleine de joie et d'enthousiasme. Elle connaissait d'innombrable chanson et savait manier les mots et les notes pour en créer de nouvelle à l'occasion.
Alors des que la douleur et la solitude devenait trop fortes, elle chanta. D'abord dans un fin murmure, puis quand cela ne suffit plus, elle chantonna. Et enfin, elle chanta à en perdre la voix. Elle chanta avec toute son âme, chassant les larmes et se donnant du courage. Ne se cachant plus de la femme, elle chanta pour retrouver un temps ses amis et sa famille, elle chanta pour sa liberté et pour celle de la femme. Elle chanta tant que sa voix et son cœur le lui permirent.
Pourtant, même le chant fini par ne plus suffire. Le chant avait ses limites. Sans magies, le chant ne pouvait contrer la froideur de ses lieux. Même le plus beau de ses chants ne pouvait lui rendre sa liberté perdue. Le plus doux de ses chants ne pouvait pas non plus lui ramener ses amis et sa famille. Le plus harmonieux de ses chants ne pouvait lui faire oublier celui encore plus harmonieux des oiseaux, du vent et de la mer. Le plus lumineux de ses chants ne pouvait éclairer la pénombre grandissante de sa cellule.
Petit à petit, sans qu'elle ne puisse rien faire, cette cage la détruisait. Les ténèbres de la cellule réussissaient à s'infiltraient jusqu'au plus profond de son être.
Puis un jour, alors que la femme entrait de nouveau dans la cellule, Ilona se glissa jusqu'aux barreaux de sa cage, des larmes silencieuses coulant sur ses joues, la défaite éteignant son regard, elle rompit sa dernière promesse :
— Je vous en supplie, dites-lui... Dites-lui qu'il a réussi… Dites-lui que je souffre… Si ça continu je… Je vais…
Ilona, les larmes inondant son regard, la gorge serrée, ne pouvait trouver les mots. Sans se soucier d'elle, la femme continua son manège habituel. Pas un regard, pas une oreille dressée. Elle allait à nouveau disparaître dans la pénombre. La terreur prit le contrôle de la pauvre fille :
— Je vous en prie ! Il faut que tout s'arrête ! Je vous en supplie ! Je n'en peux plus…
Claquement de la porte retentit dans la cellule aussi douloureusement que si cela avait été le claquement d'une guillotine. Ce bruit finit de briser Ilona. Elle avait l'impression que ce claquement de cette porte annoncé sa fin. Est-ce que l'homme l'avait finalement oublié ? Peut-être qu'elle ne valait même la peine qu'on la garde en vie ? Peut-être qu'il c'était rendu compte qu'elle n'avait rien de précieux ? Peut-être qu'elle allait finir ses jours dans cette cellule sans revoir le ciel, sans entendre à nouveau la nature et l'océan, sans pouvoir contempler une dernière fois la beauté de la mer sous un coucher de soleil…
Un bruit brisa à nouveau le silence. La porte s'était ouverte. Malgré la brume de son esprit, Ilona se demanda si le désespoir lui avait fait oublier le temps qui passe. Elle n'avait pas l'impression qu'il s'était passé beaucoup de temps depuis que la femme était partie. Mais elle se trompait sûrement. C'était certainement une nouvelle preuve de sa folie.
Par automatisme, son regard se leva pour fixer la femme. Mais ce n'était pas elle. Non, c'était lui. L'homme de ses cauchemars, l'homme à l'origine de toutes souffrances. Était-il ici pour contempler son œuvre ? Voulait-il pouvoir se vanter de l'avoir plongé dans la folie et la souffrance sans même avoir levé la main sur elle ?
Puis, un espoir prit naissance en elle. Et s'il était là pour la sortir d'ici ? Et si sa présence dans la pénombre des cachots signifiée qu'enfin, elle allait retrouver la lumière bénie du jour ?
Elle plongea son regard vide dans ses yeux bridés. Elle voulut le supplier, lui faire comprendre qu'il avait gagné. Mais aucun son ne sortie de sa bouche. Une peur soudaine de le décevoir lui tordit l'estomac. Il avait presque semblé fier quand il avait affirmé qu'elle était forte. Et si ses suppliques ne faisaient que le conforter dans l'idée de la garder dans cette terrible cage ? Elle voulait sentir le soleil bruler sa peau. Elle voulait encore chanter avec les oiseaux. Elle ne devait pas le décevoir. Ce fut une certitude qui se grava en elle.
— Tu es bien silencieuse, remarqua l'homme d'un ton affable. Je suis triste, l'on m'avait pourtant dit que tu avais des choses à me dire.
L'affolement lui coupa le souffle. La panique fit couler de nouvelles larmes. Il voulait qu'elle parle. Mais que lui dire pour qu'il veuille bien la laisser sortir ? Devait-elle chanter pour lui faire plaisir ?
L'homme, devant le désarroi de sa captive, sourit et s'agenouilla devant la cage. Il sortit de sa poche un trousseau de clés et, dans une douloureuse lenteur, ouvrit la cage. Puis comme un homme qui tentait de s'approcher d'un chat sauvage sans l'effrayer, il tendit prudemment la main. Ilona s'y agrippa comme si sa vie en dépendait.
Annotations
Versions