5.
Le dôme de Delhi était moins grand que se l’était figuré Shivansh. Certes, gorgé de la lumière du couchant, il pouvait paraître un second Soleil, plus terne, un jumeau maléfique… C’était en tout cas ce que disaient nombre d’urbexeurs lorsqu’ils arrivaient devant la ruine.
Shivansh, lui, n’y voyait qu’un furoncle de verre teinté, d’acier, aux poutres déployées comme un réseau de cicatrices sur un corps fouetté. Çà et là, on pouvait apercevoir les recollages successifs faits à la hâte au cours des décennies. Le verre y était plus limpide, donnait mieux à apprécier les contours de quelques immeubles éventrés.
À l’entrée, les gardiens resservirent à peu de choses près la même soupe que les flics de Jaipur. Les négociations furent un peu plus longues, et Tarak se réduisit à invoquer le nom de Kalyâna.NSK. La peur d’être engloutis par l’ogre corporatiste les convainquit d’enfin accepter la jolie liasse que leur tendait Tarak.
« T’es tout prêt ? demanda-t-il, une inflexion légèrement frustrée dans la voix.
- Si tu veux pisser, c’est le moment, sourit Shivansh.
- 4 heures, grogna le chauffeur, en tapant sur son poignet gauche.
- Vous partirez quand on revient. On vous paie déjà bien trop pour le peu que vous faites, alors c’est le minimum. »
Le chauffeur marmonna une protestation, mais n’insista pas.
Une petite porte à multiples fanons, taillée dans le gras d’une entrée aux dimensions dantesques, laissa les deux collègues s’engouffrer dans la ville.
« Allume ta vision nocturne », fit Tarak.
Shivansh parcourut le menu de ses oculaires et s’exécuta, en plus d’enclencher un filtre de perception thermique. Avec un peu de chance, l’avion n’avait pas encore refroidi et ça leur ferait gagner du temps.
Une grosse main se posa sur son épaule.
« Je te conseille de désactiver le monitoring à distance.
- T’as peur qu’Agarwal tente un truc ?
- On sait jamais.
- Ouais, enfin, on capte super bien, alors sur le rapport… »
Tarak dressa son index devant lui. Il déposa la mallette, qui les accompagnait depuis leur départ du bureau de l’entreprise, sur un rocher noirci, et entra le code.
Deux guns caméléons est-africains siégeaient dans un rembourrage en velours, entourant une petite console. Dans la partie supérieure de la mallette, deux boîtes de cachets, un couteau suisse. Tarak saisit un des deux guns par le canon et le tendit à Shivansh.
Son interface ne réagit pas. Sans lui laisser le temps de poser sa question, son collègue attrapa la télécommande, régla deux molettes et pressa un bouton.
Les chatboxs et onglets laissés ouverts dans un coin de la conscience de Shivansh plantèrent aussitôt.
« Accès au réseau paramétré indisponible, merci de vous reconnecter à votre réseau de préférence ou à un autre réseau valide, lut Tarak, mécanique.
- Purée, t’as pensé à tout ! s’écria Shivansh.
- C’est important de pas être pollué quand on travaille, non ? » demanda le colosse.
Les deux amis rirent comme du temps où ils étaient à la Brigade Informationnelle.
« Bon, c’est pas tout, fit Shivansh en contemplant le ciel s’assombrir peu à peu, mais l’autre abruti n’a pas l’air de vouloir attendre.
- Et il a raison ! Une seconde de perdue ici, c’est une seconde offerte à ton manager. »
Tarak attacha la petite télécommande à la ceinture de sa combi et marqua l'emplacement de la mallette, qu’il laissa là.
« T’as toujours la position du crash ? demanda-t-il.
- Ouais, le GPS marche comme s’il y avait rien eu.
- Bon, cool, ça veut dire que le type qui m’a vendu la télécommande avait pas menti. Pour le gun, tu imagines bien que c’est de la contrebande…
- J’aurais dû m’en douter.
- Ça va aller, tu sais tirer comme un grand, non ? Ou tu veux que je te tienne le bras ?
- Va te faire foutre, rit Shivansh.
- Après ça, avec plaisir… Bon, j’ouvre un canal avec Muhammad. »
L’intéressé avait choisi pour photo de profil un clip de l’Univers explosant et se contractant toutes les deux ou trois secondes. Sa voix était modifiée, cachée sous des couches et des couches d’effets et de mélanges avec de la synthèse par IA.
« Enchanté, Shivansh ?
- C’est donc avec toi qu’on va bosser ? » demanda l’employé de Kalyâna.NSK.
Rien ne comptait plus à ses yeux que de savoir si les 47 000 roupies allaient être bien investies.
« Il semblerait. Sois rassuré, je ne foire jamais mon boulot.
- On m’a toujours dit de ne jamais dire jamais… »
Muhammad lâcha un rire sardonique.
« Eh bien, pour l’instant, il me semble que tu n’as pas d’autre option que de me faire confiance…
- Shiv, arrête de jouer au con, lâcha Tarak.
- Sage conseil, ajouta Muhammad.
- Allez, on commence. J’active mes tendons.
- Pareil, fit Tarak.
- Il faudrait que vous choisissiez une hauteur d’au moins 102 mètres, expliqua Muhammad. Si vous pouvez monter à 120, voire 130, ce serait parfait. Il y a un ancien quartier administratif, à 850 mètres, où vous pourrez trouver ce genre de structure.
- Noté », répondit Shivansh.
Aussitôt, il déclencha un premier saut avec les tendons de prêt. La sensation lui avait manqué. L’effrayant amoncellement de ruines calcinées ne lui paraissait plus qu’un petit obstacle mineur.
Bond après bond, les deux amis approchèrent de la fameuse structure du quartier administratif. Une simple aiguille de verre fondu, tout juste assez large pour que Shivansh y agrippe ses gants et entame la montée.
Il manqua de glisser deux fois, mais se tint bientôt accroupi sur le sommet. Il n’y avait même pas assez de place pour qu’il y posât ses fesses. Sorte d’araignée jaune, Tarak se faufilait entre les os d’un building opposé, autrefois titanesque, et se tint bientôt assis sur le rebord du dernier étage. Les vitres y avaient éclaté et fondu jusqu’à devenir une sorte de pâte à l’apparence molle.
« Shivansh, tu devrais checker les côtés nord et est… Tarak, sud et ouest. Je vous ai mis des balises à suivre.
- Je les vois », fit Tarak.
Les deux employés scrutèrent en silence le paysage, s’arrêtaient sur le moindre mouvement de poussière, le moindre reflet de Soleil un peu étrange, à la recherche d’un trou dans la voûte du dôme antiradioactif.
Shivansh aperçut le Fort Rouge après quelques minutes. Le plus grand mystère laissé après le jour de la bombe. Au milieu de cette lande asphyxiée et noirâtre, le monument avait gardé sa couleur éclatante. Plus de 400 ans, il avait connu bien des royaumes et des empires, et s’apprêtait à entrer dans le XXIIᵉ siècle sans montrer de signe de fatigue.
Shivansh s’égara un instant dans la contemplation du monument, qu’il ne reverrait peut-être jamais en vrai. Puis, un rai de lumière, parti d’un trou à environ 309 mètres au nord, capta son attention.
« Grosse probabilité que ce soit là, assura Muhammad aussitôt.
- Tu t’es connecté à mes oculaires ? demanda Shivansh, qui se sentait violé dans son intimité.
- Évidemment, comment voudrais-tu que je puisse vous aider autrement ? Ne t’inquiète pas, l’avion ne risque pas de s’enfuir. Je comprends que tu aies voulu apprécier le panorama.
- Bon, dans ce cas, on y va », déclara Tarak.
Il descendit de sa tour à toute vitesse, plus agile encore qu’un félin. Ses tendons triplaient de volume sous la combinaison à chaque fois qu’il posait le pied quelque part. Shivansh analysa la rugosité de son aiguille de verre et décida de se laisser glisser le long de la paroi.
Une fois en bas, Tarak dégaina son gun et le plaça sous les yeux de son ami.
« Si on croise des robots — et on en croisera — tu les flingues avec ça, regarde… »
Il pressa du pouce un curseur entouré d’inscriptions en swahili et sélectionna le mode umeme.
« T’auras pas besoin de les canarder, c’est assez puissant et, en plus le tir est attiré par le métal. »
Shivansh régla son arme sur le même mode, apprécia les changements soudains de couleurs de son revêtement, et la rangea dans son étui.
« Je propose que celui qui en dézingue le plus paie le restau à l’autre ce soir !
- Entendu, fit Tarak. Mais sans assistance, c’est pas la même.
- Je sais, je sais, tu radotes. J’ai aussi suivi des formations, tu sais ?
- Moi, j’aimerais bien faire un pari », suggéra Muhammad.
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