Chapitre 4 5/5

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 Thrill était exténué.

 Les élévateurs avaient cessé leurs va-et-vient vers les hauteurs, victime eux aussi de la paralysie enlisant Grand'Arch, et l'étrange couple avait été contraint de gravir la rampe par leurs propres moyens.

 Alinor avançait gracilement, indifférente à l'effort, se retournant régulièrement pour attendre son compagnon qui haletait comme un soufflet de forge.

  • Je croyais que tu étais pressé ? lui lança-t-elle après un énième arrêt.

 Le nain s'appuya contre les restes d'un attelage de chariot laissé à l'abandon.

  • Je... Je crois... que je me fais vieux... balbutia-t-il en essayant de reprendre le contrôle de sa respiration.
  • Toutes ces années à te cloitrer et à fumer t'ont ramolli. Les échos du combat retentissent déjà, nous y sommes presque ! répondit-elle en reprenant la course.
  • Comment fait-elle ? C'est une pratique courante, chez les elfes, le monter de côte ?!

***

 Quel honneur y avait-il à tuer un homme blessé ou désarmé dans la rage du combat ?

 C'était l'une des nombreuses questions que Grirm ne se posait pas. Il tranchait, par le fer de sa hache en de larges gestes maintes fois répétés, ce qui se présentait à lui. Se questionner, c'était douter. Et durant les batailles, douter était mortel.

 Qu'importe que l'humain soit en armure ou en haillon, qu'il charge ou fuit, que ses yeux crient la mort ou implorent la vie, le jugement était le même. Le sang coulait.

 Combien de bras graciles tranchés ; combien de côtes enfoncées ; combien de vies emportées ? Grirm ne comptait pas. Car compter, ce serait se rappeler à jamais.

 Cependant, grâce à son expérience militaire, il savait reconnaître une bataille perdue d'avance. La première heure avait été décisive. Surpris, les nains s'étaient retrouvés en sous-nombre et dispersés à travers Dessus-le-Trou, assaillis parl'armée de l'Ouest. Les pertes avaient été conséquentes. Trop conséquentes.

 L'ordre de repli n'avait atteint qu'une minorité des troupes naines, piégés entre les flammes et les lances, et peu parmi eux avaient réussi à se retrancher derrière le rempart. Grirm avait aussitôt envoyé un messager quérir des renforts, espérant que des poches de résistance se soient créé dans les décombres du village. Une contre-attaque rapide aurait permis de les sauver.

 Mais le temps avait passé, et les Arcaniens avaient investi l'ensemble des ruines fumantes. Le messager était revenu accompagné d'une compagnie, mais le visage blafard.

  • Le palais royal s'est endormi, avait-il annoncé d'une voix tremblante.

 Grirm était resté incrédule. Sans voix.

  • Tout le monde, à l'intérieur ! Du roi sur son trône aux servants dans les latrines, et impossible de les réveiller. Le phénomène commence à se répandre, les gens s'écroulent dans la rue !

 Il avait cessé de comprendre la situation. "L'attaque surprise, et à présent, la royauté qui roupille... Quelle connerie !"

 Subir le siège n'avait plus été une option. Si cette étrange torpeur faisait partie intégrante du plan de l'Arcanie, le temps lui était compté. Ses propres soldats ne seraient sans nul doute pas épargnés par cet artifice.

 Sans ménagement, il avait rassemblé les quelques forces qui lui restaient, puis avait chargé sur Dessus-le-Trou. Et il était devenu évident qu'ils n'avaient aucune chance.

 Quel honneur y avait-il à fuir la mort ? Ce fut l'une des rares questions qui traversa l'esprit de Grirm, au milieu de ses frères de race qui tombaient les uns après les autres, lorsqu'il vit un étrange couple se faufiler entre les horreurs de la bataille, dégager les débris d'une cabane écroulée, et pénétrer sous terre par une trappe.

 Après un ultime regard aux troupes ennemies qui pénétraient déjà dans Grand'Arch, se déversant à la manière de la boue lors d'un jour de forte pluie, la réponse devint évidente.

 Il les suivit.

***

 Les retrouvailles furent de courte durée. Lieserl s'était jeté dans les bras de Thrill, les yeux larmoyant d'un alliage de joie nouvelle et de tristesse passée.

 Pressées par le temps, les présentations se résumèrent à de simples échanges de noms.

  • Et lui, qui est-ce ? avait demandé l'archiveur d'un signe de tête au chasseur inerte.

 La réponse avait brûlé les lèvres d'Alinor, juste avant que l'enfant ne la formule.

  • Ce n'est plus personne.
  • Les explications attendront. Nous devons partir, avait continué l'elfe.

 Le nain acquiesça, mais son regard fut attiré par un scintillement provenant d'un écrin en bois. Il s'approcha et, d'un oeil expert, inspecta l'une des pierres précieuses.

  • C'est une gemnésite... Comment est-ce possible ? La gemnésie n'est possible qu'avec des pierres organiques...
  • La cargaison de Grommond.

 Tous se retournèrent en direction de la voix inconnue et rocailleuse.

  • Grirm ! s'exclama Thrill, surpris.

 Les deux nains s'observèrent pendant quelques instants, la tension palpable semblant faire l'office d'une longue discussion.

 Grirm rompit le silencieux échange en détournant le regard vers Alinor et l'enfant, puis revint sur Thrill.

  • Mon frère, répondit finalement le soldat d'une voix neutre.
  • Alors, ce sont les restes du chariot qui est passé à travers le pont, en provenance du zénith, continua l'archiveur placide, comme si le commandant avait été présent depuis le début, tandis que l'elfe levait les yeux aux ciel.
  • Oui. Et l'un des itinéraires possibles passe par l'Arcanie.
  • Ça soulève plus de questions que ça n'en résout...
  • Elles attendront. Thrill, nous devons partir, intervint Alinor.
  • Tu as raison. P'tit bonhomme, dit-il en se tournant vers Lieserl, nous allons dans les Terres-Nadir. Les elfes...
  • Non, coupa le petit garçon, sortant du mutisme.

 Une pointe de colère avait jailli en son coeur, bien qu'il ne sache si elle était due à cette réunion tant espérée mais empressée, à l'apparent désintéressement des macabres évènements au profit d'une fuite vers l'Est, ou bien au fait qu'il ne lui ai pas demandé son avis, ni quant à la prochaine destination ni à propos des raisons de l'attaque.

 Il avait simplement eu besoin de l'exprimer.

 Thrill hésita un instant.

  • Non ?
  • Enfin, je veux dire, j'ai quelque chose à faire avant cela. Une dernière visite à un ami. C'est important, et cela ne nous détournera pas de notre chemin. Ce sera rapide.
  • Bon, très bien. Grirm ?
  • Grand'Arch est perdue. Je n'ai pas envie de pendre à un gibet, je vous suis. Et puis, nous ne sommes jamais allés sur la face sombre du monde, à l'époque. Allons-y.

***

 Tandis qu'ils fuyaient vers l'Est, à travers décombres et cadavres, un corps reposant dans une flaque de sang attira finalement l'attention de Lieserl. Aussitôt, il se précipita à lui, sans un mot, lui abaissa les paupières, puis resta à contempler son visage.

 Alors que Thrill allait l'appeler, Lieserl se saisit d'un morceau de charbon dans un reste de brasier, puis traça quelques lignes.

"De l'or et la mort,

Dédain des infortunés,

 Espoir égaré."

 Avec un dernier regard à l'homme dont le pied formait un angle anormalement grand avec sa jambe, il rejoignit le groupe, qui reprit sa fuite. Quelque temps après leur départ, les vers se mirent à scintiller, figés à jamais en lettres d'argent.

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