Chapitre CXXIII (1/2)
J’eus bien du mal à ne pas fondre en larmes au moment de laisser Tempeta et Delphinus aux bons soins de Milos, dans l’ombre bienveillante, mais étouffante, de ce palais qui était pour eux une prison presque autant qu’un refuge : une ambivalence qui me pesait de plus en plus… Mais c’est justement en me raccrochant à la possibilité d’une vie normale, au grand jour, que je réussis à me convaincre de faire ce sacrifice que j’espérais vraiment être le dernier.
Orcinus resta beaucoup plus digne que moi, et si son menton trembla un tout petit peu au moment d’embrasser le front de nos jumeaux, il évita tout débordement d’émotion avec beaucoup de dignité. Tandis que moi, qui avais pourtant plaidé pour que l’on parte sans emmener nos petits, j’eus bien du mal à ne pas m’effondrer lors de nos adieux. Un paradoxe dont Orcinus, grand seigneur comme toujours, eut la délicatesse de ne pas se moquer…
Deux heures plus tard, le vent du large qui pointait à l’horizon m’avait redonné du poil de la bête. Le navire avançait joyeusement, Orcinus l’avait bien en main puisqu’il avait navigué dessus pendant de longs mois. Le gouvernail était vif et réactif, les voiles prenaient le vent avec élégance et la proue fendait les flots avec appétit. A deux, le bateau était un peu difficile à manoeuvrer, mais nous réussîmes cependant à établir la grand-voile, la misaine, le foc et le clinfoc, moyennant quelques acrobaties au bout du mât de beaupré pour mon amoureux qui, c’était une évidence, ne demandait que ça !
Cela faisait si longtemps que nous n’avions pas navigué ensemble… Mais il était comme un poisson dans l’eau. Et j’étais heureuse de voir de nouveau la liberté briller dans ses yeux, ces regards infinis qu’il posait sur l’horizon de la mer comme s’il pouvait y lire notre avenir, ses cheveux qui semblaient respirer dans le vent, ses gestes fluides, aériens, qui adoptaient encore et toujours les mouvements du bateau autant que ceux des vagues… Sur les flots, Orcinus était dans son élément, au sens propre du terme.
Quant à moi, je m’en sortais très honorablement… Ce dont il me félicita avec admiration. J’avais pris de l’assurance, mais aussi, depuis que j’étais devenue officière, l'habitude de coordonner les manœuvres et d’anticiper les réactions du navire. A plusieurs reprises, et sans trop y penser, je donnai à Orcinus des indications pour qu’il règle une écoute ou un bras et il obtempéra sans broncher, reconnaissant à chaque fois que mon idée était la bonne. Il était pourtant toujours aussi bon marin ! Et il sentait toujours la mer bien mieux que moi, à force de scruter le ciel et de ressentir le vent. Mais j’avais acquis de l’expérience pendant sa longue absence, et il ne manqua pas de le remarquer.
Deux personnes pour faire avancer un navire de cette taille, c’était très insuffisant ! Mais nous avions entre nous une confiance absolue, une complémentarité des gestes et des instincts, qui rendit la navigation fluide et naturelle. Et puis, j’étais heureuse au-delà des mots d’avoir mon amoureux rien que pour moi, et pour plusieurs semaines. Nous n’avions guère le temps de paresser, car il y avait toujours une voile à régler, un repas à préparer, un cap à tenir. Mais nous étions comme seuls au monde, libres au milieu des vagues, et cela nous fit beaucoup de bien à tous les deux. La seule ombre au tableau, toute relative, était que nous étions l'un et l’autre complètement incompétents en cuisine : nous mangeâmes donc souvent froid, un peu sur le pouce, des choses simples et fonctionnelles. Mais cela nous fit rire plus qu’autre chose, et du moment que nous ne mourions pas de faim, cela ne nous sembla pas bien grave.
Notre seule vraie difficulté fut de trouver une organisation qui nous permette à la fois de nous reposer, l’un après l’autre, mais aussi de faire autre chose que nous croiser lors des changements de quarts ! Car j’avais sans arrêt besoin de le toucher, de le voir, de le sentir. Et manifestement, il ressentait exactement la même chose… Puisque nous étions, au départ du moins, dans un pays chaud et sec, nous prîmes l’habitude de dormir à même le pont, sur des coussins que nous avions installés devant le gouvernail. Ainsi, celui de nous deux qui devait dormir restait à portée de voix, et de caresses, de celui qui restait à tenir le gouvernail. Je passai ainsi quelques nuits, sous un ciel tissé de lune et d’étoiles, à veiller sur le sommeil d’Orcinus dont je ne percevais que le souffle et la tunique blanche… Cela éveillait en moi des sensations étonnantes et apaisantes, et malgré la fatigue que cela représentait de n’être que deux, je n’aurais accepté personne d’autre à notre bord.
Nous nous comprenions sans un mot, parfois d’un geste, parfois d’instinct. Notre complicité, en mer, me parut plus forte que jamais. Peut-être parce que j’avais presque atteint un niveau de lecture et d’anticipation comparable au sien ! Comme lui, je déchiffrais les nuages, les embruns, les vagues, pour adapter en permanence la marche du bateau.
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