Chapitre CXXIV (1/2)
La traversée continua ainsi, entre tendresse et intensité, entre manœuvres et contemplation, d'aurore vaporeuse en soir incandescent. Petit à petit, Orcinus et moi reprenions pied, reprenions vie, dans un rythme quotidien qui avait été interrompu si brutalement, si totalement, lorsque nous avions été séparés près de vingt mois plus tôt. Je ne m'éveillais plus la nuit pour vérifier qu’il était bien là. Je n’avais plus besoin de l’avoir en permanence dans mon champ de vision pour ne pas paniquer. Mais j’avais toujours envie de le toucher, de le sentir, de le regarder vivre.
Orcinus était beau. Mais ce qui le rendait beau, ce n’était pas son sourire absolu, ses grands yeux de lave en fusion, son corps souple et ferme… Ce dont je ne cessais de retomber amoureuse, encore et encore, c’était son regard intense quand il se posait sur la mer, la bienveillance amusée avec laquelle il veillait sur moi, la douceur de ses mains quand elles se calaient au coin d’une voile ou de ma peau. Jour après jour, Orcinus redevenait, pour moi, un compagnon de vie, de jeu, de câlins, de simplicité, bien loin de ces légendes, de ces royaumes, de ces héritages qui nous avaient séparés pendant si longtemps.
Après notre départ d’Héliopolis, nous savourâmes avec plaisir le climat chaleureux des environs. A défaut de criques ou de plages paradisiaques, nous profitions de températures clémentes, de couchers de soleil éblouissants, et d’une luminosité revigorante malgré quelques grains épars. Mais nous savions que cela n’aurait qu’un temps, puisque nous avions mis le cap au Nord-Ouest, traversant le détroit par le chemin le plus long. A part les îles du Soleil, nous n’allions doubler aucune terre pendant des semaines ! Et cela nous convenait parfaitement, même s’il fallait veiller scrupuleusement aux rations d’eau potable que nous absorbions.
Au bout de ce chemin maritime, nous retrouverions une forteresse glacée, un peuple hostile et l’ombre douloureuse de mon ami Tempetus : honnêtement, je n’étais vraiment pas pressée d’arriver ! Et quand je le disais à Orcinus, pendant les rares instants que nous pouvions passer ensemble sans avoir une manoeuvre à effectuer ou une voile à régler, il souriait de toute sa lumière en rétorquant que lui non plus n’était pas plus impatient que ça de retourner dans cet endroit qui était, dans sa mémoire, synonyme d’hiver éternel et de forteresse close. Et que si j’avais envie de prendre mon temps, de naviguer par le chemin des écoliers, il ne pouvait qu’approuver.
Qu’il était donc tentant de le garder ainsi, rien que pour moi, à voguer sur toutes les mers du détroit ! Pas pour l’éternité, évidemment, car nos enfants avaient besoin de nous, mais juste quelques jours de plus… Ce n’était pas possible, parce que nous manquerions d’eau douce et de sommeil assez rapidement, mais régulièrement, je me prenais à rêver que cette escapade en amoureux, pleine d’embruns et de liberté, ne finisse jamais.
Puis un matin, Orcinus et son air filou, sans aucune explication, insinuèrent avec beaucoup d’insistance qu’il fallait dévier notre cap de quelques degrés vers le nord. Je protestai abondamment, car j’avais passé des heures à faire des calculs sur les cartes marines et, d’après mon estime, notre trajectoire était parfaite. Mais il ne se laissa ni fléchir, ni convaincre ! Et il finit par me dire d’une voix ferme : « Lumi, s'il te plaît… Fais-moi confiance, d’accord ? »
Je me retins de perdre patience… Puis je me souvins qu’il naviguait depuis beaucoup plus longtemps que moi ! Alors je suivis sa recommandation et inclinai légèrement le gouvernail à tribord, tandis qu’il entreprenait de régler la voilure en conséquence.
Dix minutes plus tard, après un passage éclair sur la table à cartes pour faire quelques calculs, j’avais compris où Orcinus voulait m’emmener : sur les îles du Soleil, qui étaient les seules terres à des milles et des milles à la ronde. Et je ne pus que me ranger à cette idée : à force de ne dormir que par siestes minuscules, nous étions tous les deux épuisés ! Même si nous avions un but à atteindre, nous n’étions pas à trois jours près. Et la perspective d’une escale dans une nature préservée, solitaire, avec pour seule compagnie Orcinus et quelques tortues sauvages, n’était pas pour me déplaire.
Lorsque nous arrivâmes en vue des premiers îlots, je fus saisie par la beauté hostile qui se dégageait de l’archipel. L’eau était d’une transparence incroyable, véritable petit paradis pour toute la faune marine, mais la terre était sèche, aigüe, coupante comme des lames tournées vers le ciel. La nature était étonnamment bruyante, entre le ressac qui sifflait sur les rochers, les oiseaux qui caquetaient de toute leur âme, quelques chèvres sauvages qui bêlaient dans les bras du ciel… C’était un mélange étrange de vie et de désolation.
Orcinus mena notre navire dans une crique minuscule, couverte d’ombres et d’apics, au fond de laquelle sommeillait une adorable plagette dont le sable était d’or et de nacre. Un pied humain avait-il déjà foulé cet improbable paradis ? Peut-être, longtemps auparavant, à l’époque où les explorateurs parcouraient le détroit et où les îles du Soleil n’étaient pas encore une réserve naturelle placée sous la vigilance des Asclépios ! Mais désormais, nous savions très bien que nous ne pouvions en aucun cas descendre à terre.
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