Chapitre CXXIV (2/2)
Nous jetâmes l’ancre assez loin de la côte, pour ne pas déranger ses habitants de tous poils et de toutes plumes. La manœuvre fut assez délicate, mais nous parvînmes à sécuriser notre mouillage. Nous attendîmes quelques minutes, le temps de nous assurer que le voilier ne dérapait pas et qu’il restait bien sagement immobile… Puis je sentis deux bras tout chauds s’inviter autour de ma taille et une voix douce murmurer dans mon oreille : « Je suis épuisé… On va dormir ? En vrai, dans une cabine, sur un lit, avec un drap et tout et tout… »
J’acceptai avec enthousiasme, car mes yeux étaient sur le point de se fermer tout seuls ! Et pendant quelques heures, collés l’un contre l’autre dans la pénombre de la coque, nous pûmes enfin profiter d’un vrai sommeil, paisible et réparateur.
Nous ne passâmes que deux jours immobiles, entre les bras protecteurs de cette crique à la vie sauvage inviolée. Nous n’avions rien d’autre à faire que de lire, de nous reposer et de faire l’amour, entre nuits parfumées et journées lumineuses. Nous reprîmes quelques forces, grâce à un sommeil plus régulier et à des repas mieux préparés et plus nourrissants. Orcinus avait les mains et la peau douces, et à chaque instant, nos regards se perdaient sur la mer à l’horizon avant de se tourner l’un vers l’autre. Nous n’avions pas besoin de mots, juste des couleurs de la nature qui changeaient au gré des heures.
Autour de nous, la quiétude était débordante de vie. Le vent ébouriffait les arbres sur le fil blanc et or de la côte. Les tortues des îles du Soleil, si précieuses, si protégées, se prélassaient tout autour de nous dans leurs habits verts et ocre, posant sur la masse sombre de la coque des yeux indifférents. Parfois, d’autres habitants venaient peupler notre isolement : ici un dauphin qui soufflait bruyamment à l’ombre de la poupe, là-bas des petits poissons translucides qui se régalaient des micro-algues qui s’étaient invitées sur notre chaîne d’ancre, là-haut des nuages qui se formaient et se déformaient sans jamais se lasser…
Orcinus et moi, sans concertation ni planification, trouvâmes notre rythme au milieu de cette symphonie. De silences en discussions, nous nous touchions, nous nous frôlions. Sans trop y faire attention, je lui tenais souvent la main, le bras, comme si je n’osais pas encore vraiment le lâcher ! Mais nous tissions de nouveau notre toile, nos souvenirs, notre manque, tous ces petits riens du quotidien dont nous avions été privés depuis si longtemps et que nous avions créés, dès notre rencontre, au rythme de la nature et des éléments. Retrouver la vie à bord, avec sa liberté, son horizon, son décor de bois et de lin, nous aidait à ressentir une forme de normalité qui avait des airs de miracle.
Petit à petit, Orcinus retrouvait son entrain et, surtout, son optimisme. Lui qui s’était senti si écrasé, si engoncé, si entravé depuis la révélation de son illustre mais pesante hérédité, parut tout doucement recommencer à y croire. Croire en nous, croire en lui et surtout, croire en la possibilité d’un avenir. Sans même s’en rendre compte, il se laissait parfois aller, au détour d’une phrase, à se projeter un tout petit peu vers demain. Et si les loyalistes renonçaient à le poursuivre, et s’il voyait grandir ses enfants, et si nous retournions vivre avec les Lointains ? Si l’existence de tout cela n’était encore qu’une hypothèse parmi tant d’autres, une réalité alternative, au moins Orcinus acceptait-il enfin de l’imaginer comme un tout petit point de lumière au milieu des ténèbres.
Et cela me rassurait beaucoup. Je n’étais ni inconsciente, ni follement optimiste, et je savais parfaitement que notre expédition était hasardeuse… Mais si lui n’y croyait pas un peu, alors nous n’avions aucune chance !
En le voyant dans des dispositions plus positives, moins fatalistes, je me prenais moi aussi à rêver, généralement à l’aube, quand Orcinus dormait encore et que la lumière commençait à peine à percer les ténèbres de la nuit. J’imaginais nos nuits de velours dans ma confortable cabine, à l’arrière du voilier de Rutila et de Salmus. Les petites bouilles matinales de nos enfants trottinant sur le pont. Tante Sunauplia les inondant de gâteaux et de crème pâtissière. Les parties de cartes avec Perkinsus et les tournées de liqueur d’anémone à la mémoire de Tempetus tandis qu’Orcinus veillerait sur sa progéniture en écrivant des histoires sous les flammes inspirantes des chandelles. Et sa silhouette souple et agile, pleine d’assurance, grimpant de mâts en vergues avec cette légèreté étrange qui s’emparait de lui quand il escaladait le navire.
Pendant ces deux jours hors du temps, le temps ne fila pas : il flotta tout en douceur, bercé par les vaguelettes et par les alizés. Je retrouvai avec un bonheur infini la présence ouatée de mon amoureux, avec ses mains chaudes, son humour acéré, sa patience latente et ses yeux de bois clair. Je n’avais vraiment aucune envie de repartir, de retrouver la réalité…
Et la veille du jour où nous avions décidé de lever l’ancre, je tentai même d’attendrir mon compagnon, de grappiller quelques heures de douceur supplémentaires. Mais Orcinus me prit dans ses bras, me serra contre lui de toutes ses forces et me murmura à l’oreille : « Non, Lumi. Allons-y maintenant. J’en ai marre de fuir ou de subir. Finissons-en ! Ensuite, nous aurons toute la vie. Enfin, peut-être…»
Annotations
Versions